A l'occasion de l'attribution du prix 2018 du meilleur jeune économiste à Gabriel Zucman, Nonfiction republie l'entretien qu'il nous a accordé en 2017.

Les paradis fiscaux font désormais régulièrement la une des grands journaux, grâce aux lanceurs d’alerte et aux journalistes qui se sont lancés dans l’exploitation de ces données. Il ne faudrait pas que cela fasse passer au second rang les études qui permettent d’en prendre une vision synthétique, sans lesquelles nous serions bien en peine de nous positionner sérieusement sur de pareils sujets. A l’occasion de la parution de la nouvelle édition de son ouvrage La Richesse cachée des nations, recensé parallèlement, Gabriel Zucman a bien voulu répondre aux questions de Nonfiction.

 

Nonfiction : Vous traitez surtout dans votre livre de l’évasion fiscale à laquelle s’adonnent des particuliers très fortunés, qui, avec la complicité des institutions financières et de certains Etats, omettent de déclarer une part de leurs actifs. Les entreprises minorent leurs impôts autrement en jouant sur leurs dettes intragroupe   , en manipulant leurs prix de transferts et/ou la valorisation de leurs actifs immatériels. Mais ne pensez-vous pas que certaines d’entre elles puissent également omettre de déclarer certains de leurs actifs ?

Gabriel Zucman : Il y a bien sûr de la fraude fiscale pure et simple dans certaines entreprises. Mais les comptes des grands groupes sont audités par des cabinets d’expert comptables indépendants, ce qui limite la fraude. Ces cabinets, en revanche, jouent un rôle essentiel dans l’optimisation fiscale des multinationales. Et la légalité de cette optimisation est loin d’être claire dans bien des cas, en témoignent les actions entreprises en ce moment par la Commission européenne à l’encontre des montages fiscaux d’Apple, Amazon, etc.

 

Vous évaluez dans votre livre la perte de recettes fiscales pour les Etats de cette absence de déclaration. En revanche, vous ne chiffrez pas les pertes résultant de l’optimisation fiscale à laquelle s’adonnent les entreprises. Sauriez-vous en donner tout de même un ordre de grandeur ?

Au niveau mondial, les données de comptabilité nationale et de balance des paiements suggèrent que les multinationales délocalisent environ 600 milliards d’euros de profits chaque année dans les paradis fiscaux. C’est une masse considérable, représentant environ 40 % des profits des multinationales. Le coût en termes de recettes fiscales évaporée est gigantesque lui aussi : l’Union européenne perd 20 % de ses recettes d’impôt sur les sociétés à cause de ces délocalisations fictives de profits dans les centres offshore.

 

Vous pointez du doigt la Suisse et le Luxembourg pour les facilités que ces deux Etats procurent aux personnes cherchant à dissimuler leurs actifs, en montrant que les institutions financières qui opèrent à partir de ces pays ont joué et continuent de jouer un rôle déterminant dans la montée en puissance des autres paradis fiscaux. En même temps, on comprend que les véritables centres de décisions sont plutôt localisés dans les grandes places financières... Ne peut-on craindre dans ces conditions (même si la question peut paraître aujourd'hui de l’ordre de la science-fiction) que la dématérialisation et la désétatisation aidant – on pense par exemple aux applications de la blockchain et au développement d'un droit des affaires privé –, le fait de passer par de véritables Etats ne soit bientôt plus nécessaire pour les plus fortunés, décidés à frauder le fisc et/ou tout simplement à dissimuler des fortunes très mal acquises ?

Ce qui caractérise un paradis fiscal, c’est, foncièrement, le commerce de souveraineté : ce sont des pays qui vendent aux multinationales ou à certains individus le droit de payer moins de taxes, d’être soumis à moins de lois et de réglementations. Il y a une concurrence sur ce marché, et de plus en plus d’acteurs (certains non-étatiques) souhaitent y entrer. Chacun pense pouvoir y trouver son compte, capter une petite partie d’activité économique. Le stade ultime de cette évolution, c’est effectivement l’effacement complet de la puissance étatique au profit de non-Etats.

 

Si on laisse ce dernier point de côté, la manière de résoudre le problème, d’après vous, serait que les grands Etats qui sont floués par ces comportements recourent à des sanctions proportionnelles contre les paradis fiscaux. Mais si l’on admet que les centres de décision de la fraude sont localisés dans ces mêmes grands Etats, on se dit qu’il a peu de chance que cela puisse se mettre en place (et il est difficile de ne pas relier certaines difficultés à avancer sur ces sujets au poids du lobbying des institutions financières) et/ou que ces mesures ne soient pas immédiatement contournées. Qu’auriez-vous à répondre à cela ? Ces mesures ne devraient-elles pas s’accompagner d’autres actions ciblant précisément ces centres de décisions ?

Le plupart des Français et des Européens n’ont rien à gagner à voir les paradis fiscaux prospérer, bien au contraire : les taxes qui sont évadés par les uns doivent être compensées par une taxation plus lourde des autres, des classes moyennes, des retraités, des PME, etc. Cette majorité a tout à gagner à une reprise en main des paradis fiscaux. Et il y a de fait eu des progrès ces dernières années, notamment avec la mise en place d’un échange automatique d’informations bancaires entre les places offshores et les administrations fiscales des pays de l’OCDE (une perspective que beaucoup jugeaient utopique il y a à peine 10 ans de cela). Cela montre que des progrès importants sont possibles, en relativement peu de temps.

 

Vous n’évoquez pas, ou à peine, les facilités qu’offriraient par exemple les règles fiscales en vigueur aux Etats-Unis à la fraude ou à l’optimisation fiscale. Or, on parle beaucoup en ce moment des comportements d’évasion des grandes multinationales américaines. Ces derniers seraient-ils possibles sans cela ?

Les Etats-Unis facilitent la fraude et l’optimisation fiscale, notamment en rendant possible la création de sociétés-écrans anonymes dans certains Etats comme le Delaware, et aussi parce que l’échange d’informations pratiqué par les Etats-Unis est encore bien trop limité. Avec le gouvernement Trump, c’est l’oligarchie pro-paradis fiscaux qui est maintenant aux commandes du pouvoir exécutif. Son but avoué est de faire des Etats-Unis le plus gros paradis fiscal de la planète. L’Europe doit se défendre, en protégeant sa base fiscale, et en prenant des sanctions économiques et financières s’il le faut.

 

La solution ultime que vous proposez contre la fraude consiste dans l’établissement d’un cadastre mondial. On en comprend l’intérêt, mais l’une des objections que l’on pourrait vous faire, à un moment où le populisme a le vent en poupe un peu partout dans le monde, est que cela permettrait à des gouvernements indélicats d’exercer l’expropriation de leurs ressortissants. Que répondriez-vous à cela ?

Ce sont à l’inverse les kleptocrates et les oligarques qui ont tout à perdre à ce qu’un tel cadastre devienne réalité. Aujourd’hui nous leur permettons de placer leurs avoirs en Europe, dans l’immobilier londonien, les actions françaises ou les obligations américaines, sans rendre cette information publique. Cela fortifie leur pouvoir, et rend plus difficile le changement politique dans les pays où ils règnent. Le cadastre financier mondial est une façon de reprendre le contrôle sur ces « gouvernements indélicats » que vous mentionnez.

 

On comprend à vous lire que, dans certains cas, un impôt mondial sur le capital pourrait se substituer partiellement à l’impôt sur les sociétés… Qu’en pensez-vous ?

Il est essentiel d’imposer les entreprises via un impôt sur les sociétés. Simplement, le cadastre financier mondial permettrait d’imposer les multinationales beaucoup mieux qu’on ne le fait aujourd’hui, en ventilant leurs profits proportionnellement à la localisation des actionnaires (c’est-à-dire que si une multinationale est détenue à 30 % par des Allemands, par exemple, 30 % de ses profits seraient taxables en Allemagne). Il y a d’autres solutions plus pragmatiques (comme une ventilation proportionnelle aux ventes) mais quoiqu’il en soit on ne fera guère de progrès en matière de taxation du capital si l’opacité financière actuelle perdure

 

A lire aussi sur Nonfiction.fr :

La critique de Gabriel Zucman, La Richesse cachée des nations, par Jean BASTIEN.