L’Anschluss fut le silence des oiseaux : quand le soleil éclaire de ses rayons froids l’Histoire et tous ceux qui la fuient en préférant la mort.

 

L'ordre du jour est un récit sans concession. Il nous raconte ce qui se passa avant et après l’Anschluss, dans les coulisses de l’histoire. Ni roman, ni récit historique, ni essai, il se situe dans un espace où l’écriture doit forger son genre. L’écriture, celle de la littérature, dit ce qui ne se voit pas. Elle compense le non dit. Paradoxale attitude qui consiste à dire par la fiction ce qui se passa dans le plus grand secret. Ici, elle reprend de façon discrète mais claire la thèse d'Hannah Arendt qui, lors du procès d'Eichmann, fit usage du concept de banalité du mal dans le but de donner à comprendre la passivité de la population allemande face à l'extermination de millions d'êtres humains. Cette banalité du mal, selon Hannah Arendt, fait porter à l'homme ordinaire, l'employé de bureau zélé qui obéit aux ordres sans réfléchir et par l’exemple, la responsabilité de ces crimes contre l'humanité. Une façon comme une autre de dire combien il est difficile d'attribuer la cause du mal à quelqu'un précisément… Ou encore, que la lâcheté gouverne le monde.

 

 

Des coupables, il y en a, pourtant. Eric Vuillard convoque, au tribunal de leurs propres mots, les vrais responsables : ils ne sont pas ces gens ordinaires qui ressemblent tant les uns aux autres dans les archives d’actualité produites par Goebbels à des fins de propagande, et dont « les acclamations sont si unanimes, si puissantes, si jaillissantes, qu’on peut se demander si ce n’est pas toujours la même foule qu’on entend dans les actualités de cette époque, la même bande-son »   . On a du mal à trouver l’homme ordinaire, sauf dans ces montages. La banalité du mal a quelque chose de mécanique, de l’ordre d’un refus de la pensée. L’homme ordinaire, c’est celui à qui on reproche le manque de réflexion, de goût. C’est celui qui exécute les ordres. Le coupable idéal en somme. Sauf que tous n’applaudissaient pas. Beaucoup, parmi les hommes ordinaires, préférèrent la mort et se suicidèrent.

Hannah Arendt, et une liste de quelques autres philosophes – Hegel, Fichte, Schelling – se voient appelés à la barre. La pensée porte sa part de responsabilité : « après les délires d’Herder et le discours de Fichte, depuis l’esprit d’un peuple célébré par Hegel et le rêve de Schelling d’une communion des cœurs, la notion d’espace vital n’était pas une nouveauté »   . Les penseurs de la nation ne sont pas dépourvus non plus de responsabilité. Ainsi par exemple, Johann Gottfried Herder (1744-1803) proposa une définition de la Nation fondée sur le sol et une langue commune, et Johann Gottlieb Fichte (1762-1814), dans ses Discours à la nation allemande, insista sur l’idée de peuple et l’importance de la langue. Certes la philosophie n’est pas la seule responsable, mais la banalité qu’offre l’exemple et l’ordinaire de la vie ne sont probablement pas, non plus, les seules raisons qui expliquent l’application d’un programme étranger à toute espèce de raison. Sont ainsi convoqués à la barre vingt-quatre hommes.

 

Les Vingt-quatre hommes

L’histoire commence avec ces vingt-quatre hommes, tous identiques par le port du chapeau et du manteau sombre. On pourrait se croire au théâtre, mais « le rideau ne s’est pas levé » écrit Eric Vuillard   . Cela aurait pu être le point de départ d’une histoire romanesque ou fantastique, mais il va en être autrement. Eric Vuillard confie à la littérature la tache de dire ce que le procès de Nuremberg n’a pas vraiment nommé : la totale collaboration et complicité des chefs d’entreprise à Hitler et Goering, et ce bien avant la déclaration de la guerre.

Comme par un effet de caméra zoomant sur la scène, le texte nous décrit ces vingt-quatre hommes sans n’omettre aucun détail. Nous sommes le 20 février 1933. Ils ont accepté l’invitation du Chancelier. Ces hommes ne sont pas « ordinaires » : ils ont un nom, qui souvent est toujours d’actualité. Citons seulement Siemens, Krupp, Opel… parmi d’autres. Ils sont là, tel un seul homme. Ils sont venus voir celui que, finalement, ils trouvent « aimable » : Hitler. Il leur vend autorité, force et anticommunisme. En échange, il a besoin de financer son parti pour les élections du 5 mars. Plus d’hésitation ! « A cet instant Hjalmar Schacht se leva sourit à l’assemblée, et lança : "Et maintenant Messieurs, à la caisse" » C’est ainsi qu’est mise en scène la réalité qui, peu à peu, va recouvrir la fiction initiale. Tout cela est banal. Politiques et industriels ont l’habitude de se fréquenter. « Banal » : le mot est jeté et n’apparaît qu’à un autre moment, à propos de cette « banale levée de fonds »   . Eric Vuillard montre que la banalité, c’est l’appât du gain. C’est une association de malfaiteurs qui se crée au début du récit, un groupe de mafieux sans autre règle que celle du profit. L’ordre du jour se voit ainsi rempli. Mais ce ne sera pas le seul.

 

L’ordre du jour

Si on cherche ce qui est vraiment à l’ordre du jour dans ce « récit », on se trouve face à un certain embarras. Se succèdent en effet une série d’ordres du jour, mêlés aux ordres autoritaires d’Hitler. D’abord, à l’entrée du récit, l’ordre du jour du 20 février 1933 qui rassemble les chefs d’industrie dont on vient de souligner l’absence de réflexion autre que celle du gain. Puis arrive l’entrevue avec Kurt von Schuschnigg, le chancelier d’Autriche. Nous sommes alors le 2 février. Schuschnigg brade l’Autriche à l’Allemagne. Il n'est pas besoin d'attendre l’Anschluss pour que les politiques de l'Autriche se rallient à l'Allemagne. Pas tous, cependant. Il y a le Président, Wilhelm Miklas. « Il dit non à Adolph Hitler. Drôle de bonhomme Miklas. Lui qui était si falot, un simple figurant, Président d’une République défunte depuis cinq ans, voici qu’il se rebiffe. »   . Comme quoi, on n’est jamais sûr de ce qu’il faut penser des hommes ordinaires.

Tout le contraire de la rencontre avec Lord Halifax, chargé d’une « politique d’apaisement », mais « atteint d’une cécité sociale, la morgue »   , et surtout ravi de l’anticommunisme des nazis. Il y a bien sûr l'ordre du jour de Goering qui tente d'organiser l'invasion de l’Autriche. Mais son ordre est vide. Le véritable ordre du jour, dans ce récit, ne serait-ce pas plutôt celui de l'auteur qui tient à nommer et à condamner ceux qui ont participé à ces crimes ? Ils défilent au fil des chapitres. Comme dans un récit historique – mais ce n'est pas un récit historique –, on pourrait s'attendre à quelques révélations jusqu'alors cachées. Il n'en est rien. On est face à la banalité du quotidien, la banalité de la consommation, la banalité de l'argent. La banalité même des personnages de l'histoire qui ne sont que des personnages de théâtre, dont on enverra bientôt le costume dans les coulisses de l’histoire, pour qu’ils servent à de nouveaux acteurs.

Si, comme le dit le dicton, l’argent est le nerf de la guerre, sans cet argent, les nazis ne se seraient pas installés durablement. Ce sont des gangsters, des hommes sans foi ni loi, soutenus par des politiques tout aussi compromis que des malfaiteurs, qui tombent en panne le jour de l’invasion de l’Autriche. C’est Hitler qui se retrouve bloqué par ses propres bolides, tombés en panne une fois la frontière franchie. Situation grotesque et ridicule. Comme si Hitler jouait à être Chaplin. Comme Eric Vuillard l’écrira, « même le monde le plus sérieux, le plus rigide, même le vieil ordre, s'il ne cède jamais à l'exigence de la justice, s'il ne plie jamais devant le peuple qui s'insurge, plie devant le bluff »   .

 

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Au procès de Nuremberg, ce sont des mafieux que l'on jugera, des hommes pervertis au point de rire au milieu des ruines. L'invasion de l'Autriche sera une grande supercherie montée par la propagande de Goebbels. Les actualités de l'époque, c’est Goebbels ; le cinéma, c'est Goebbels… Ce n'est donc pas le cinéma qui permettra de rétablir la vérité, ou du moins de la construire, de comprendre. Ce n’est pas un roman, mais un récit, qui aurait pu être autre si l’écrivain l’avait voulu, comme le rappelle Eric Vuillard : « la littérature permet tout, dit-on. »   . Si la fiction littéraire porte ainsi la vérité, et dans le même temps le risque de l’illusion narrative, elle est moins manipulatrice que le cinéma, dont ce livre dénonce l’emprise sur les esprits et le rapport étroit à l’illusion. Le cinéma doit faire illusion : « il faut donc entretenir de fausses déchirures, de fausses taches, de fausses rouilles. Il faut donner l’impression que le temps est déjà passé »   . Le cinéma hollywoodien retiendra de la guerre l’exploit, l’héroïsme, exclusivement soucieux du bénéfice à en tirer. Regardé comme un divertissement plutôt que comme une exhortation politique et morale, il fait du nazisme une aventure parmi d’autres et range les uniformes parmi les ustensiles usagers, attendant de passer à autre chose, comme si l’histoire était close avant même que de commencer.

 

Le devoir d’écrire pour l’homme de l’ordinaire

Mais il existe un autre ordre du jour : c’est celui de l'écrivain. Il consiste dans le devoir d'écrire, non pas tant pour satisfaire un devoir de mémoire réservé aux survivants, mais bien plutôt pour refaire le procès qui n'eut pas vraiment lieu, et dont l’absence ne s’oublie jamais. Écrire, c'est mettre des mots sur les choses, se les réapproprier. Beaucoup d'hommes et de femmes se suicidèrent en Autriche quand toute la violence nazie déferla en cette année 1933. Raconter leurs angoisses, même sur le mode de la fiction – car l’homme ordinaire ne laisse pas de mémoires –, c'est aussi l'intention d’Éric Vuillard. L'homme ordinaire, en effet, n'était pas seulement l'employé zélé qu’Hannah Arendt a reconnu dans l’un des plus hauts responsables de la machinerie infernale. Les autres ne furent pas plus nécessairement des « héros » que des « salauds ». L’ordre des choses, celui des moyens financiers et des ressources de pouvoir, a exclu l’homme ordinaire d’un certain cours de l’histoire dans lequel il n’en demeure pas moins présent.

Ce récit est celui de l’homme et de la femme ordinaires, celui ou celle qui préféra se suicider devant tant de violence : « Sa mort traduit seulement ce qu’elle ressentit, le grand malheur, la réalité hideuse, son dégoût pour un monde qu’elle vit se déployer dans sa nudité meurtrière »   .

A l’ombre de ce choix de la mort, L'ordre du jour est aussi une manière de dire qu’ils étaient vingt-quatre hommes à avoir financé le nazisme, et qu’ils n’eurent ni le courage du suicide, ni la dignité d’en parler. Et que, lorsque l’on regarde en arrière, ils furent vingt-quatre notables à porter la responsabilité des massacres