Honneth tente de donner au socialisme de nouvelles bases pour renouer avec l'espoir d'une sortie de la concurrence délétère capitaliste

Selon Axel Honneth, pilier reconnu de la troisième génération de l'Ecole de Francfort, courant de critique sociale allemand, le socialisme tel que l'histoire nous l'a transmis est encore embarrassé de scories remontant au contexte de la première révolution industrielle. Il essaie de lui donner de nouvelles bases en vue de renouer avec l'espoir d'une sortie de la concurrence délétère que le mode d'organisation capitaliste instaure entre les individus, et à laquelle nous semblons nous être résignés.

 

Un socialisme embarrassé par son passé industriel

Au moment de son invention au XIXe siècle, le projet socialiste visait en particulier à pallier les défauts de l'économie marchande. Les promesses de la Révolution Française ne s'étaient pas réalisées, conduisant au contraire à une situation ou la liberté des mieux dotés s'opposait à ceux qui l'étaient moins. L'ordre socialiste serait plutôt fondé sur la réciprocité : la réalisation de ma liberté à travers la réalisation de celle des autres.

Cette focalisation sur l'économie conduit les premiers socialistes à affirmer que le renversement de l'ordre capitaliste, où une minorité de la population est propriétaire des moyens de production, suffirait à transformer la société. Chez Proudhon par exemple, il n'y a plus de politique ; la vie des individus est exclusivement orientée par les associations de production dont ils sont membres. On oublie alors de prendre en compte à la fois les avantages qu'a apportés la liberté politique dans la forme limitée qu'elle prit sous la Révolution, celle des droits de l'homme et du citoyen, et le problème de l'organisation du pouvoir, irréductible.

Le socialisme originel associe à ce primat de l'économie l'idée que le socialisme serait déjà inscrit dans la société, à travers l'existence d'un prolétariat dont il est l'intérêt objectif, ce qui évacue la question de l'historicité du capitalisme et de sa sociologie. D'autre part, le socialisme serait le terme nécessaire de l'histoire ; nécessité sans laquelle le socialisme n'est qu'une utopie de plus.

Axel Honneth attribue ces présupposés à la la confiance caractéristique des Lumières dans le progrès scientifique, qu'on retrouve chez Saint Simon ou Marx, et une admiration des premiers socialistes pour la capacité de transformer le monde de l'industrie. Cela laissait augurer que dans la société future, le problème de la politique serait résolu par des moyens techniques.

 

Le socialisme du futur : une expérimentation de la démocratie

Honneth entend réactualiser le socialisme autour des deux idées d'expérimentalisme historique et celle d'une forme de vie démocratique.

Plutôt que caresser l'espoir d'une histoire orientée d'avance vers une société sans classes, le socialisme devrait s'incarner dans des projets concrets de transformation sociale à l'aune desquels il devrait se réviser continuellement. Il n'y a pas un système social de remplacement donné d'avance : le choix par exemple entre marché, autogestion ou étatisation doit être fait en fonction du cas considéré.

Cependant, ce socialisme expérimental, pour pouvoir revendiquer une réalité supérieure à celle d'une simple utopie, doit trouver son propre réel dans la société et l'histoire. Quel est ce réel? A. Honneth se réfère en la matière à Dewey, pour qui la volonté de mettre en oeuvre une communication non contrainte est une force active dans l'évolution. Elle se manifeste dans les protestations qui se font jour lorsqu'un groupe social est mis à l'écart par les autres, et dans des progrès sociaux effectifs qui jalonnent notre histoire récente. Le socialisme n'a donc pas de soubassement sociologique défini à l'avance. Il doit s'appuyer sur tous ceux qui se soucient des injustices, et effectuer le « saut du tigre » (W. Benjamin, Sur le concept d'histoire) qui consiste à désaxer la continuité du présent en mettant en avant les revendications non réalisées du passé.

La seconde idée d'une forme de vie démocratique suppose de diffuser le concept de liberté sociale mis en avant dans le domaine économique à tous les domaines de l'existence, comme ceux de la vie politique ou de la vie privée ; ce que d'ailleurs les luttes contemporaines comme celles féministes ou antiracistes essaient de faire. Chacun de ces domaines doit appliquer à sa façon le principe de liberté sociale, mais de telle sorte que les autres domaines puissent remplir au mieux leurs propres fonctions, dans la perspective d'une harmonie entre ces domaines.

De telles transformations auraient comme instance directrice le public, où le plus grand nombre de personnes concernées peuvent se joindre pour discuter des problèmes rencontrés dans les différents secteurs.

 

Une tension entre expérimentation et norme

Axel Honneth est convaincant dans sa critique des défauts du socialisme originel pour comprendre le monde contemporain ; mais sa reconstruction comporte notamment une tension entre l'idée d'expérimentation et la norme démocratique qui la conduit.

Cette norme implique que la participation du plus grand nombre d'acteurs concernés à une procédure soit forcément la meilleure possible, alors que l'expérimentation suppose l'absence d'une solution a priori la meilleure. Cela risque d'occulter l'existence parfois d'intérêts inconciliables. L'idée que la volonté de se mettre d'accord ensemble autour d'un problème serait inscrite dans l'évolution humaine peut également susciter des réserves.

D'autre part, l'interaction des différentes sphères sociales est envisagée comme un ensemble pouvant exister dans une certaine harmonie, donc stabilité. Or, comme le dit Machiavel dans les Discours sur la première décade de Tite live : « toutes les choses humaines étant en mouvement et ne pouvant demeurer immobiles, il faut qu’elles montent ou qu’elles descendent. ». A la place d'une harmonie visée mais inatteignable, on pourrait situer la norme d'un socialisme révisé dans une disposition d'action, telle que « s'efforcer au mieux de prendre en compte la réalisation de la liberté d'autrui dans la réalisation de la sienne ».

Cette prise en compte de la contingence est certes déjà effectuée en grande partie lorsqu'Axel Honneth affirme que la force collective au socialisme ne peut être trouvée que dans les citoyens attentifs aux injustices et dominations en société. Seule cette disposition, qu'il serait incohérent de chercher à traduire dans un système institutionnel complètement déterminé, peut fonder un socialisme futur. C'est donc à un tel système et à une focalisation univoque sur l'économique que le socialisme du futur doit renoncer