Le volcan Agung gronde en Indonésie… On pourrait penser que cela ne nous concerne pas mais les catastrophes naturelles ont des effets surprenants.

Harvey, Irma, Jose, Katia, Maria, Lee et Ophelia – depuis le mois de septembre la liste des noms pour désigner les ouragans venus de l’Atlantique n’a cessé de grossir de manière alarmante. Le golfe du Mexique et l’archipel des Caraïbes ont été les principales zones touchées, mais pas les seules. En effet, l’ouragan Ophélia a pris une trajectoire inédite en remontant le long de la façade atlantique européenne, au large des côtes bretonnes, avant de frapper l’Irlande. Ses effets se sont faits ressentir jusqu’à Londres ou encore aux Pays-Bas et en Belgique, et de manière quelque peu inattendue, sous la forme d’un ciel rouge-orangé – phénomène inhabituel digne des grands chefs-d’œuvre de la science-fiction post-apocalyptique. Les habitants d’Estonie ont, pour leur part, eut la surprise de voir tomber une pluie de cendres noires. Mais on peut aussi redescendre vers le sud de l’Europe, où la Grèce a subi de plein fouet des inondations mortelles.  

Ce sujet d’actualité brûlant, qui prend une place majeure dans le flot médiatique à côté des questions de politique et d’économie, ne concerne donc pas seulement une portion isolée de la planète. Il a touché des espaces géographiquement éloignés. On comprend alors que ce ne sont pas uniquement le commerce international ou les échanges d’e-mails qui relient les individus du monde entier à un même destin. Les catastrophes naturelles, se jouant des frontières, peuvent également prendre, aujourd’hui comme hier, une envergure mondiale – l’occasion de montrer comment, au Moyen Âge, la ville de Londres et l’île de Lombok en Indonésie furent peut-être plus connectées qu’on ne le croit au premier abord.

 

Sur les traces de l’étrange été hivernal de 1257…

 

Un récent reportage d’Arte a relaté l’enquête passionnante de chercheurs français sur les traces d’un grand meurtrier du Moyen Âge : un mystérieux volcan. Tout commence par le travail de volcanologues relevant dans les années 1970 des échantillons de particules volcaniques piégées dans des carottes de glace au Groenland et en Antarctique, qu’ils réussirent à dater aux alentours des années 1250 et à relier à une explosion volcanique d’une immense ampleur – sans doute l’une des plus importantes de ces 10 000 dernières années. À partir de là, restait à trouver le responsable parmi une longue liste de volcans suspects, s’étendant du Pérou à la Nouvelle-Zélande. Ce furent deux volcanologues français, Jean-Christophe Komorowski et Franck Lavigne, qui parvinrent à résoudre l’enquête, entre 2010 et 2013 : l’explosion volcanique eut lieu en 1257 et provenait du volcan Samalas, sur l’île de Lombok en Indonésie.

Pourtant, l’histoire ne s’arrête pas là. Les climatologues s’attaquèrent à leur tour au dossier et soulignèrent que cette éruption fut si puissante que, par la masse de particules volcaniques expulsées et en circulation dans l’atmosphère, elle provoqua des dérèglements climatiques à l’échelle du monde. L’hémisphère sud fut d’abord touché, suivi de l’hémisphère nord et, en particulier, de l’Europe où, à certains endroits, la température chuta de manière sensible et durable pendant au moins un an. C’est à ce moment que les historiens entrent en scène afin de confronter ces faits scientifiques avec leurs sources et ainsi déceler les effets de ces phénomènes sur les sociétés.

Selon la chronique d’un certain Matthieu Paris, moine bénédictin du monastère de Saint-Alban en Angleterre, Londres fut frappée par une période de grand froid, en plein été 1257. Les pluies incessantes rendirent les routes boueuses, en même temps que des milliers de personnes mourraient de faim et de maladie du fait de récoltes insuffisantes liées au mauvais temps. En Allemagne, les annales de la ville de Spire révèlent qu’au cours de cette même année 1257, les températures étaient si faibles pour la saison, que les habitants auraient inventé un mot spécial pour désigner ce phénomène inhabituel : « munkeliar », « l’année sombre ». Cependant, ce mot signifiait aussi « l’année du brouillard », en référence aux nuages qui recouvraient le pays à ce moment-là et qui étaient sans doute issu du déplacement des immenses masses de particules volcaniques dans l’atmosphère, depuis l’Indonésie à travers le globe.

 

 

Cette enquête passionnante nous révèle des liens insoupçonnés à l’échelle du monde pendant la période médiévale. Mais cette enquête nous apprend aussi que les historiens peuvent travailler avec d’autres scientifiques pour mieux connaître le rôle des environnements naturels sur les sociétés à travers l’histoire. Après tout, un hiver précoce ne peut-il pas changer du tout au tout l’issue d’une bataille ou la vitalité économique d’un État et conduire à sa chute ? Ce domaine de la recherche historique, intitulé « histoire environnementale », est revenu en force depuis les années 1990 du fait de l’importance grandissante des enjeux climatiques et de l’écologie dans notre monde contemporain.

 

Le monde sous un nuage de cendres ?

 

Ce nouveau regard sur l’histoire nous permet d’envisager les grandes dates ou tournants historiques avec un autre regard. Avançons un peu dans le Moyen Âge et prenons l’année 1453. Elle est souvent retenue par les historiens et professeurs comme une date d’une grande importance car ce fut l’année décisive où Constantinople, la capitale de l’empire byzantin, fut conquise par les Turcs ottomans, marquant ainsi la mort d’un des plus grands empires de l’histoire et, avec lui, la fin de la période médiévale. Mais, si nous nous replongeons un peu plus dans l’événement, on sera surpris de voir que le 25 mai 1453, quatre jours avant l’assaut final des Turcs sur Constantinople, un épais brouillard, troué de quelques traits de lumière, aurait enveloppé la ville assiégée. Pour les attaquants, c’était le présage d’une victoire prochaine, tandis que les défenseurs y voyaient le signe de leur défaite. Pour un historien des années 1960, ce phénomène étrange restait inexplicable. Mais, pour les historiens 2.0 d’aujourd’hui, cette brume s’explique d’un point de vue scientifique par un événement de plus grande ampleur que le siège de Constantinople : l’éruption  du volcan Kuwae dans l’archipel pacifique du Vanuatu en 1452. C’est à nouveau une fine équipe de chercheurs, rassemblant entre autres historiens, archéologues et climatologues, qui a pu localiser et dater cet événement, au moins aussi impressionnant et dévastateur que l’éruption en 1257. Sur place, l’île volcanique de Kuwae fut détruite et pris la forme d’un gigantesque cratère. Mais, au-delà, les 35 km3 de matières volcaniques éjectées dans l’atmosphère produisirent un immense nuage de poussière qui parcourut le globe et fit écran au rayonnement solaire. Cela provoqua, comme en 1257, une baisse de la température mondiale allant jusqu’à 1°C pendant un ou deux ans. Telle est l’origine de ce mystérieux nuage observé à Constantinople le 25 mai 1453. Ailleurs, les conséquences de ce dérèglement furent parfois plus dramatiques : au Caire les crues du Nil sont insuffisantes, à Moscou la famine règne, et en Chine, les chroniques mentionnent des chutes de neige pendant quarante jours au sud du fleuve Jaune. On le voit, l’éruption qui eut lieu en un point précis du globe n’en affecta pas moins des espaces extrêmement éloignés les uns des autres, liant les individus vivant sur terre dans une même communauté de destin et de dangers.

 

Les catastrophes naturelles de l’automne 2017 ont, elles aussi, dépassé les frontières nationales et provoqué d’importants bouleversements à plusieurs endroits de la planète. Mais, l’une des différences fondamentales avec le Moyen Âge est que ce type d’événement pourrait devenir plus intense et donc plus destructeur à l’avenir, du fait du dérèglement climatique. Le monde est donc de plus en plus connecté face aux phénomènes environnementaux. Encore faudrait-il que les gouvernements retiennent la leçon : il n’y aura pas de solution nationale à un problème global.

 

 

Pour aller plus loin :

- Le documentaire Arte : Enquête sur l’éruption qui a marqué le Moyen Âge

- « La Fabrique de l’Histoire » du 31 mars 2011 sur l’Histoire de l’environnement, rassemblant plusieurs des grands spécialistes de ce domaine de recherche

- Patrick Boucheron (dir.), Histoire du monde au XVe siècle, collection Pluriel, t. 1, Paris, 2012

- François Clément, Histoire et nature : pour une histoire écologique des sociétés méditerranéennes, Antiquité et Moyen âge, Rennes, 2011

- Thomas Labbé, Les catastrophes naturelles au Moyen Âge, XIIe-XVe siècle, Paris, CNRS Éditions, 2017.

À lire aussi sur Nonfiction :

- Florian Besson et Pauline Guéna, "Les catastrophes naturelles ont-elles une histoire ?", compte-rendu des Catastrophes naturelles au Moyen Âge, de Thomas Labbé.

- Jan Synowiecki, "Ce que peut l'histoire environnementale", compte-rendu de Nature et récits. Essais d'histoire environneentale de William Cronon.

Hicham-Stéphane Afeissa, "L'histoire de l'environnement a son histoire", compte-rendu de Qu'est-ce que l'histoire environnementale ? de Grégory Quénet.

- Florian Besson, "Actuel Moyen Âge – La France brûle".

 

Vous pouvez retrouver tous les articles de cette série sur le site Actuel Moyen Âge