Un ouvrage collectif apportant de multiples éclairages sur une œuvre majeure du cinéma contemporain.

Auteur au style très singulier, Sharunas Bartas a inscrit depuis le début des années 1990 la Lituanie sur la carte du cinéma mondial. De son premier long métrage, Trois jours, à son plus récent Frost (présenté au festival de Cannes 2017 et dans les salles françaises en janvier 2018), les spectateurs ont pu assister à l’évolution d’une œuvre majeure dont la force poétique ne peut laisser indifférent. Issu d’une rétrospective au centre Pompidou, ce livre collectif constitue un portrait croisé du cinéaste et comble avec bonheur un certain vide éditorial à son sujet. De manière à creuser finement ce qui se trame dans le cinéma de Bartas, l’ouvrage se fixe pour objectif d’éviter l’écueil d’une analyse limitée au prisme de l’influence tarkovskienne – trop souvent évoquée de façon réflexe – et de battre en brèche le cliché du « mutisme poseur » que d’aucuns, portés sur une caricature facile du « cinéma d’auteur », pourraient avoir tendance à lui accoler. Ainsi le volume se déploie en une gamme d’interventions diverses, de l’analyse universitaire à la création (photographique et littéraire) inspirée par l’œuvre de Bartas, en passant par l’évocation personnelle de ce cinéma par d’autres cinéastes (Claire Denis, Leos Carax, Nicolas Klotz, entre autres). À cela s’ajoutent certaines archives de travail et des documents préparatoires qui permettent au lecteur d’entrer dans l’intimité du cinéaste à l’œuvre, d’en mieux saisir les procédés de travail et de s’abstraire ainsi de certains poncifs récurrents autour de ses films.

 

Puissances du désœuvrement

Dans un chapitre éclairant qui fait office d’introduction, Robert Bonamy propose de parler d’une « poétique du désœuvrement » pour décrire le cinéma de Bartas, au sens où ce désœuvrement correspond à la puissance de ne pas faire (G. Agamben), à l’acte qui reste interrompu, à la possibilité d’un acte et d’une relation plutôt qu’au rien et au vide. Il s’agit ainsi de mesurer l’acte créatif de Bartas, non pas à l’aune d’une inaction ou d’un « ne pas pouvoir faire » mais bien plutôt au travers de cette « résistance à l’acte », au travers de cette puissance qu’il manifeste à retenir ses gestes. Ce hiatus entre la puissance et l’acte se retrouve en effet dans de nombreuses scènes de ses films où le dialogue est sur le point de se nouer entre deux personnages sans que cela ne s’actualise pleinement. À travers cette opération, Bartas parvient à révéler la force de cet intervalle dans lequel l’acte reste en suspens ainsi que l’ampleur des possibles que renferme cet espace-temps. Il nous donne ainsi à voir l’inexpressible, « le vide empli de temps et de pensées qui s’éprouvent, se vivent »   , autant qu’il met en lumière, et transfigure poétiquement, la solitude de ces personnages.

Dans l’un des chapitres, Leos Carax, dont la proximité avec Bartas est bien connue, exprime avec clarté la profondeur de ce cinéma : « Ce qui nous opprime est immense, mais ce qui nous reste est au moins aussi grand. Survivre, c’est la question »   . Observateur de cet aspect de la condition humaine, Bartas enveloppe ses personnages de son regard sans misérabilisme ni affèterie, et rend à ces solitudes, qui se noient sans bruit ni « sans tendre les bras vers personne », leur splendeur et leur dignité. Ainsi, le mutisme des personnages participe de cette expérience, il devient pleinement une forme de communication. En analysant Few of us et l’absence de dialogues entre la femme (qui arrive dans de lointains territoires ruraux sibériens) et le vieil homme, Barraud écrit : « son mutisme est alors plus proche de la minute de silence perpétuelle que du refus de communiquer. Venir c’est déjà communiquer […] Le silence c’est une façon d’écouter, cette respiration du vieil homme par exemple, c’est donner une chance à l’éventualité des autres. Écouter, ce n’est pas rien, c’est même une ouverture totale »   . Dans les silences bartasiens, comme dans les tentatives des personnages de les rompre, se manifeste donc plutôt une modalité d’ouverture à l’autre qu’un banal repli sur soi.

Cette perspective prend corps dans les mots du cinéaste italien Michelangelo Frammartino qui, dans un entretien passionnant, dévoile cette fascination qui l’a happé lors de la découverte du cinéma de Bartas et de sa réception des plans fixes qui hantent nombre de ses films : « Alors, je commençais lentement à comprendre que ce cinéaste a la faculté de construire deux strates dans l’image. La première est la surface des choses (des visages, des corps, des pièces…). Il y en a une seconde, à l’intérieur de ces corps, qui n’est jamais épuisée par la parole ou le dialogue, contrairement aux films auxquels j’étais habitué (car la parole, le dialogue transforment la signification de l’image). Cette retenue, cette durée, font en sorte que le spectateur devient responsable de la deuxième couche, c’est-à-dire du sens. Le sens de ce plan m’était ainsi confié sans être épuisé par le dialogue »   . En regard des films réalisés par Frammartino (notamment Le Quattro Volte), ces commentaires permettent de comprendre les influences croisées qui peuvent exister entre les deux cinéastes.

 

Poétique et politique

Bien qu’il travaille avec insistance cette profondeur métaphysique, le cinéma de Bartas n’est pourtant pas hermétique à certains enjeux immédiatement contemporains. Comme le précise Nicolas Klotz, loin des postures esthétisantes et misérabilistes, ce cinéma constitue un manifeste pour des existences attaquées dans leurs chairs et leurs structures par les logiques néolibérales du siècle qui vient. La plupart des personnages sont ainsi dans une situation d’errance, d’attente ou de fuite vers un avenir meilleur. Bartas réalise des « portraits de l’attente », révélant « le naufrage d’existences endiguées dans des lieux délabrés [et] un inconsolable du monde »   . Car le Lituanien Bartas, à l’instar du Hongrois Béla Tarr, est un cinéaste de l’après-communisme, « privant ses personnages de toute utopie, les laissant incrédules devant le nouveau monde qui (ne) s’ouvre (pas) à eux »   . La poétique de la misère, qu’elle soit matérielle ou mentale   , n’est donc pas ici une posture surplombante, mais bien un acte politique à part entière.

C’est notamment grâce à Katerina Golubeva que cette poétique du désœuvrement se déploie pleinement, et ce n’est pas un hasard si le jeu de cette comédienne traverse l’ensemble des analyses et des commentaires de l’ouvrage. Son attitude, son allure détachée, son visage, semblent symboliser le dénuement qui marque tant les films de Bartas, cette mélancolie douce dont son cinéma nous inonde. Mère de leurs enfants, elle occupe tous ses films et sa présence (sous la forme fugace d’un extrait vidéo diffusé sur un téléviseur) dans l’avant-dernier Peace to us in our dreams… est d’autant plus troublante et émouvante qu’on la sait aujourd’hui disparue.

Ces différentes perspectives mettent ainsi en lumière la poétique du désœuvrement qui anime le cinéma de Bartas. La multiplicité des regards ainsi que les documents de travail inclus dans l’ouvrage permettent en outre de battre en brèche la théorie d’un cinéma de l’aphasie ou de l’immobilisme pour en révéler les mécanismes dynamiques et les structures profondes. Ces commentaires croisés sont d’autant plus intéressants qu’ils soulignent tous, à leur manière, la capacité de Bartas à révéler l’immense dans le peu, à extraire de l’image de ses personnages particuliers des dimensions universelles qui nous unissent, en mobilisant pleinement l’exceptionnelle capacité de résonance intime et collective que possède l’art du cinéma