Restituée dans ses débats avec Levi-Strauss, Lacan et d'autres, l'oeuvre de Derrida révèle toute sa force comme pensée de la vie, ici et maintenant.
La pensée de Jacques Derrida demeure largement méconnue et souvent mal comprise. Difficilement classable, difficilement lisible parfois, elle pâtit d’une certaine opacité qui n’était pas étrangère à son auteur lui-même. Dans Excès de vie, Derrida… Elise Lamy-Rested réfléchit sur plusieurs points marquants et d'accès particulièrement ardu de la pensée de Derrida. Elle les explique en replaçant le penseur dans un contexte intellectuel hors duquel on ne peut rendre compte de la genèse de sa philosophie. Le résultat d’un telle remise en contexte est qu’elle revient à récuser les critiques les plus fréquemment adressées à Derrida.
Un contexte intellectuel qui éclaire le cheminement philosophique du penseur
Les critiques adressées à Derrida sont en effet aussi nombreuses que lourdes de conséquences. Depuis sa polémique avec le philosophe américain John Searle, il est parfois taxé d'avoir écrit une œuvre non philosophique, car sortant des cadres de la philosophie analytique. On accuse également la philosophie derridienne d'être purement spéculative, sans rapport avec le monde réel, ou, dans une version encore plus extrême, on répand l'idée que la déconstruction serait une philosophie qui nous aurait plongés dans un relativisme absolu, ne laissant finalement d’autre recours que la foi. On trouve également chez les détracteurs de Derrida l'idée d’une incohérence de sa pensée, dont l’évolution perpétuelle aurait pour corollaire qu’elle n’aurait d’autre unité que le nom de son auteur. Enfin, Elise Lamy-Rested évoque aussi la critique qui fait grief à la pensée de Derrida d’entretenir une dépendance très forte à l’égard de Heidegger et de Levinas.
La réponse à cette dernière objection semble être la plus facille à affronter : d’après Elise Lamy-Rested, si Derrida reconnaît une grande influence à ces auteurs et s’il en reprend certains thèmes ou certains questionnements, sa philosophie ne saurait être réduite ou alignée sur leurs raisonnements. Aussi résume-t-elle sa défense en affirmant que si la philosophie de Derrida ne forme pas de système, elle « reste d’une cohérence implacable ».
Elise Lamy-Rested met ensuite lumineusement en rapport une phrase de Derrida à laquelle on réduit souvent sa pensée : « il n’y a pas de hors texte », avec l'idée que « tout écrit, toute pensée sont toujours pris dans un certain tissu (du latin textus) langagier qui les excède infiniment et qu’il est impossible de border dans des limites » . D'où il résulte que le texte est irréductible à celui que l’auteur ou le lecteur croit maîtriser. Et c'est parce qu'il échappe à la souveraineté de la conscience et se dissémine de manière arbitraire et hasardeuse, qu'il n'est pas possible d'envisager un dehors à cette production qu'on ne peut pas, en droit, faire entrer dans un quelconque cadre.
Disant cela, Derrida se démarque des perspectives des auteurs qui ont marqué sa génération. Lévi-Strauss pensait pouvoir découvrir le cœur non-dit du texte ou d'un mythe en isolant et en mettant en rapport les réseaux de signes d'une société ; Lacan pensait pouvoir le découvrir en suivant le jeu des signifiants. L’un comme l’autre proposaient ainsi, chacun à leur manière, un principe normatif à l'aune duquel on pouvait déceler l'altérité, ce qui échappait à l'intention consciente de l'auteur. En l’occurrence, le propos de Derrida est de dépasser ces théories en montrant qu'il n'y a aucun principe normatif transcendant qui permettrait de rendre compte en profondeur et une fois pour toutes de l'informulé inconscient des textes ou des mythes. En effet, pour lui, « ce n’est qu’en lisant et en relisant les textes de la tradition que l’on parvient à déceler le travail de cette altérité. En saisissant à l’intérieur d’un texte tel mot ou telle expression abandonnés à la marge, rejetés en note de bas de page ou qui font retour de manière compulsive en déstabilisant chaque fois la logique du texte. » A cette sensibilité et à cette attention au texte, plus qu'à ce qui s'apparenterait à une méthode, Derrida donne le nom de « déconstruction ».
Elise Lamy-Rested rappelle bien le contexte de cette genèse de la déconstruction, lorsqu'elle écrit : « La déconstruction trouve donc sa formulation à l'intérieur d'une certaine époque, celle des années 60 caractérisées par la mise en crise de la conscience et de sa temporalité (…), qui coïncident avec l'envahissement de toutes les sphères du champ intellectuel par le langage » . Les années 60, pendant lesquelles s'est développée la déconstruction, sont caractérisées par le vacillement de la croyance philosophique classique et demeurée solide en une conscience souveraine et immuable. Aussi faut-il, pour comprendre la déconstruction, tout d'abord reconstruire l'architecture de ce contexte en crise. Comme l'écrit l'auteure, « selon Derrida, les années 60, caractérisées par l'inflation du langage, la destitution de la conscience et la mise en crise de la temporalité de la présence, sont le produit d'une certaine histoire, celle de l'Occident et de sa philosophie qui elle-même est un texte. Or, il était inexorable, selon Derrida, que la métaphysique occidentale dont la naissance se confond avec celle du logos grec et qui n'a pu se transmettre que par le biais de l'écriture, entre en crise avant de se déconstruire. Un impensé travaille en son cœur même. Cet impensé peut-être impensable. Derrida propose de le « révéler » en lisant et relisant le texte de la tradition philosophique » .
La représentation et le deuil : de l'impossible présence
Husserl essaie de distinguer la représentation comme présentation d'une image venant d'ailleurs, comme dans un portrait peint, de la re-présentation qui serait le souvenir, et qui du coup ne ferait pas appel à l'imagination, mais serait de la perception conservée ou reconstruite. Or, Derrida montre que Husserl doit admettre que, reconstruite, la re-présentation est elle-aussi, d'une certaine façon, imaginée . Lisant La voix et le phénomène, Elise Lamy-Rested, citations à l'appui, montre qu'en lui faisant dire exactement le contraire de ce qu'il veut dire, Derrida utilise très précisément un passage des Leçons sur la conscience intime du temps de Husserl pour montrer que la rétention n'est en fait pas essentiellement différente de la re-présentation . Ce retournement de l'analyse husserlienne est justifié par Derrida par le fait que « protention » et « rétention » ne peuvent pas être véritablement « intuitionnés », donc ne sont pas vraiment « perçus », au sens où la perception husserlienne nécessite l'intuition du donné.
S'attachant ensuite à Fors, texte bref mais capital, à la fois dans le rapport de Derrida à la psychanalyse et dans le rapport à la réflexion derridienne sur la mort, le Moi et le deuil, l'auteure rappelle certains acquis de son analyse. En particulier, elle montre que dans le deuil tel que l'analyse Derrida, il y a perte de l'objet mort, mais que cette perte n'entraîne pas la scission du Moi, si ce dernier accepte d'abandonner l'objet. Le Moi se modifie alors et s'élargit en s'identifiant à l'objet perdu de telle sorte qu'il en devienne une partie. Dans ce cas, on parle de processus d'introjection ou de travail normal du deuil. Ce travail progressif est un processus d'appropriation. Et, comme l'écrit Elise Lamy-Rested « l'objet mort introjecté est ainsi gardé en vie grâce à l'amour que le Moi se porte à lui-même » . Ce processus s'achève par l'identification complète du moi à l'objet, comme si en ramenant l'autre à du même, on espérait plus ou moins consciemment neutraliser son pouvoir de morcellement. Le deuil normal apparaît ainsi comme un remède contre l'angoisse et en un certain sens comme un reniement de l'altérité de l'objet. D'où la difficulté de tenter de faire droit à la singularité et à l'altérité de l'autre qu'on a intuitivement tendance à rapporter à soi, mais qui, s'il reste « trop » autre, risque d'abîmer le Moi.
De la religion à la justice
S'attachant au texte aussi connu que difficile Spectres de Marx, Elise Lamy-Rested montre que la citation de Hamlet « The time is out of joint », qu'on traduit habituellement par « le temps est sorti de ses gonds », structure l’ensemble du propos et engage une autre forme de responsabilité que celle fondée sur le présent. Esquissant la reprise de l'analyse de la religion qu’y livre Derrida, Elise Lamy-Rested fait valoir que ce dernier joue sur les étymologies supposées du terme qui le rattachent à religare (relier) ou à relegere (recueillir de nouveau, ou relire). Selon cet angle, la religion apparaît donc comme un lien entre les hommes, comme un héritage qui les unit à travers des temporalités différentes. La religion est alors une représentation sociale « au sein de laquelle l'altérité est, comme l'écrit Elise Lamy-Rested, résorbée dans une identité qui se réalise dans une institution réunissant le passé, le présent et l'avenir sur le mode phantasmatique de la maîtrise et de la présence à soi. Cette appropriation, ou cette identification, est au principe de la construction d'une conscience historique réfléchissante qui est en fait , selon Derrida, une dénégation (ou un refoulement) de l'altérité et de la mort dissimulées sous leur acceptation consciente (…) Par là même, cette conscience historique risque toujours de se cristalliser autour de monuments nationalistes ou religieux qui représentent l'unité et l'identité de la communauté et auxquels celle-ci est tenue de s'identifier (par l'exemple le monument aux morts). »
L'analyse d'Elise Lamy-Rested reprend alors des acquis de la tradition philosophique à propos de la religion : croyance qui réconforte et suture le tissu social, en l'unifiant face aux adeptes d'une autre religion. Elle met aussi au jour ce processus qui vise à réduire l'altérité à l'identité, au même, comme pour mieux le digérer, et à faire croire à la présence qui n'est que sur un mode phantasmatique. La religion apparaît comme une institution pérennisée et sacralisée et pourrait être caractérisée, dans le langage de Marx, comme une idéologie. A la religion comme institution (pour ainsi dire sécularisée voire sclérosée), Derrida oppose le « messianique » , conçu par lui comme l'attente de l'irruption, toujours imminente, d'une altérité. Et comme le souligne Elise Lamy-Rested : « si le messianique peut être articulé à la déconstruction, c'est parce que l'histoire – qui à notre époque reste un texte – se construit à partir de la dénégation de la mort, qui ne cesse pourtant compulsivement de la travailler » . L'histoire serait ainsi la dénégation de la mort que déconstruit la déconstruction en laissant revenir les spectres, figures irréductibles à la « mêmeté », à l'identité et à la seule et pure présence. Mais ce messianique est pour Derrida impensable sans la justice, dans la tradition des religions abrahamiques.
En la matière, Elise Lamy-Rested identifie une nouvelle fois le geste derridien déjà mis au jour dans le deuil, celui de montrer une apparente contradiction entre réussir son deuil au prix de l'altérité du mort et de se laisser dévaster par sa seule altérité, dans l'accueil des étrangers. Cet accueil peut ressembler à un traumatisme. Et soit on incorpore les étrangers, et ils perdent alors pour nous leur étrangeté, soit on garde leur étrangeté, en ne les réduisant pas à la « mêmeté », ce qui provoque un sentiment d'inquiétante étrangeté. Là encore semble impossible la détermination d'un juste milieu.
A partir de la réflexion sur l'accueil de l'étranger, Elise Lamy-Rested interroge l'autorité de la loi chez Derrida et son rapport à la justice. Comme le dit Derrida, dans Force de loi : « l'autorité des lois ne repose que sur le crédit qu'on leur fait. On y croit, c'est là leur seul fondement ontologique ou rationnel. Encore faut-il penser ce que croire veut dire ». Or « croire » signifie alors, dans une certaine mesure, user d'une force pour maintenir en place un système social et toujours hérité. D'où le lien entre religion, croyance et loi. La croyance vient d'une « responsabilité devant la mémoire », car « le texte conventionnel auquel nous croyons est toujours hérité, c'est-à-dire introjecté et incorporé ». Pour le dire autrement, ce que nous recevons en héritage, c'est tout à la fois une pluralité d'axiomes auxquels nous croyons, et « un impératif ou un faisceau d'injonctions », dit Derrida dans le même texte, qui nous viennent de la justice elle-même.
Ainsi, sans savoir précisément ce que peut être la justice, elle nous interpelle, dès que éprouvons l'inadéquation d'un comportement ou d'une décision politique avec tel événement singulier. Il y a une disproportion entre le droit et ce qui s'impose à nous comme « justice », de telle sorte que s'éveille en nous le soupçon que le droit ne tient que par les conventions d'une époque, tandis que la justice l'excède infiniment ; le droit est déconstructible, pas la justice. La perte du crédit d'un axiome provient donc de ce sentiment universel de justice, qui n'appartient pas uniquement au temps présent et qui nous a d'abord été transmis en ce qu'il est destiné à l'avenir. Ainsi peut-on comprendre l'évolution du droit, qui par le passé admit par exemple l'esclavage, et qui, frappé par l'injustice des situations qu'il a engendrées, a rendu incompatible la justice et l'esclavage. Aussi ce qui fut un droit nous semble désormais absolument injuste . Mais, et Derrida est conscient du trouble dans lequel cela jette la pensée, quand on suspend la validité du droit, pour le déconstruire, on a l'impression d'être irresponsable, car on semble ouvrir la conscience sur un espace sans règle apparente. Le premier mouvement, quand on déconstruit le droit, semble être de créer un domaine sans règle, où rien ne serait permis ou interdit. De là provient le paradoxe qui consiste en ce que la justice ne peut s'appliquer que si elle est représentée par le droit, et le droit n'est qu'une application de la justice. Pour le dire autrement, la règle de droit donne force de loi à la justice.
Finalement, la lecture de l'œuvre complexe et discutée de Derrida que produit Elise Lamy-Rested apporte donc la clarté et la rigueur indispensables à la (re)lecture de l’œuvre d’un grand penseur dont il nous reste encore à nous approprier les acquis et les gestes