Comment est né le roman national en France et comment a-t-il été enseigné ? Et surtout, comment en sortir…
Le Mythe national de Suzanne Citron, déjà bien connu dans les milieux enseignants, a connu une notoriété soudaine alors que Laurence de Cock l’offrait au candidat François Fillon sur le plateau de L’Emission politique du 23 mars 2017. Hasard du calendrier, ce même jour paraissait la réédition de cet ouvrage, publié pour la première fois en 1987. Légèrement retouché par rapport à la réédition de 2008, il comporte des mises à jour extrêmement actuelles sur la vie politique contemporaine et l’activité éditoriale historique. Cette réédition était nécessaire, tant les débats autour de l’enseignement de l’histoire et du rôle de l’histoire dans la cohésion nationale sont aujourd’hui vifs et tendus.
Le but de cet ouvrage est à la fois politique, pédagogique et social. Il s’agit de déconstruire le mythe national promu par une certaine historiographie traditionnelle. Si l’expression « roman national » a sans doute été employée pour la première fois dans les Lieux de mémoire dirigé par Pierre Nora en 1992, il est une conséquence d’une longue histoire scientifique et pédagogique, qui présente l’histoire de France « des origines à nos jours » de façon linéaire et téléologique. Dans cette perspective, la Gaule est à l’origine de la France et les enfants apprennent une galerie de grands hommes qui « ont fait la France », le tout dans une perspective patriotique voire nationaliste qui vise à apprendre aux enfants pourquoi et comment la France est devenue une grande nation. C’est une histoire qui répond à ce Marc Bloch appelait « l’idole de la tribu des historiens : la hantise des origines ». Le projet est donc vaste et l’auteure y répond brillamment : décrire la perpétuation d’un modèle de récit national, à travers les pouvoirs politiques, l’enseignement, mais à aussi à travers les historiens ou malgré eux.
Le livre s’articule autour de plusieurs problématiques. D’abord, décrire la mise en place de l’enseignement d’un roman national dans les programmes de l’enseignement républicain, surtout de premier cycle. Le retour à Jules Michelet s’impose : à travers lui, la France a été assimilée à une « Patrie-Messie », avec une très forte tonalité religieuse. Le manuel d’Ernest Lavisse de 1884, dit « le Petit Lavisse » et qui connaît un succès énorme, met en ordre cette histoire de France pour les écoliers qui doivent apprendre l’histoire de la France pour mieux l’aimer et mieux la servir. À travers une étude précise des manuels du XIXe et du XXe siècle, Suzanne Citron montre le grand immobilisme des formules employées, notamment sur la croisade et sur la colonisation. L’image d’une France chrétienne, apportant la religion, combattant pour la civilisation se maintient jusqu’aux années 1980. Les années 1980 marquent plutôt une rupture dans le style : on perd la résonnance affective, les grands élans patriotiques qui demandaient aux écoliers de s’identifier au jeune Bara, mort pour la Révolution. Mais la sécheresse et la distance des manuels ne change pas le fond de l’agencement des programme. Les minorités et les perdants de l’histoire restent souvent oubliés. Seulement en 2002, on voit apparaître une approche plus européenne, sans être encore mondiale. Malgré tout, la diversité des populations et des situations reste largement minorée. Reprenant le constat de Pierre Nora, l’auteure souligne que l’historiographie héritée de Lavisse ne donne jamais raison à deux partis à la fois ; l’histoire de France enseignée ignore la pluralité des situations, des vécus, pour préférer une histoire linéaire qui mène à la République une et indivisible.
Le deuxième axe de ce livre porte sur les origines du roman national en dehors du cadre de l’école et les décalages avec la réalité historique telle que nous la connaissons aujourd’hui. L’auteure s’appuie sur les sources de l’époque – en particulier médiévales – et les travaux des historiens contemporains en la matière. On y retrouve des passages de synthèse sur la naissance de la mémoire franque par les historiographes proches de la cour carolingienne, l’appropriation de cette mémoire par les Capétiens, aidés en cela par l’Église. La mise en place d’une religion royale au Moyen Âge connaît un tournant majeur au XIIIe siècle : on passe d’un imagine franc à un imaginaire de la France, qui permet à Jeanne d’Arc par exemple d’être un acteur important de la naissance d’une conscience française((Colette Beaune, La Naissance de la nation France, Paris, Gallimard, 1985.). D’un autre côté, le fameux « nos ancêtres les gaulois », s’il repose sur des bases historiques douteuses comme le rappelle l’auteure, connaît ses plus grands promoteurs au temps de l’humanisme, et ensuite au XIXe siècle, avec les ouvrages d’Henri Martin((Sur ces sujets, voir aussi Sylvain Venayre, Les Origines de la France. Quand les historiens racontaient la nation, Paris, Seuil, 2013.)). La Révolution française enfin rend omniprésent le terme de nation, une nation sublimée qui se substitue au roi, qui se veut universaliste mais dont l’indivision justifie l’exclusion parfois violente des opposants.
Mais une fois qu’on a déconstruit le roman national, qu’on en a compris les tenants, les aboutissants et la genèse, se pose nécessairement une question : que fait-on maintenant ? Comment doit-on enseigner l’histoire ? Faut-il remplacer un roman national par un autre récit ? L’auteure propose quelques pistes avec cette injonction forte et nécessaire : l’enseignement de l’histoire doit donner à tous le droit d’avoir un passé. En s’appuyant sur l’anthropologie historique et les études préhistoriques, il est possible de retracer de grandes étapes de l’aventure humaine en changeant d’échelle. L’agriculture, l’écriture, la naissance des grands systèmes de pensée jusqu’à la mondialisation contemporaine… Proposer d’apprendre l’histoire en se replaçant à cette échelle spatio-temporelle est sans doute l’une des propositions les plus innovantes du livre à l’époque où il a été originellement écrit, et semble encore trop peu appliqué dans les programmes d’aujourd’hui. L’idée est plus largement de donner à voir les points de vue différents des acteurs sur l’histoire, aussi bien sur la croisade des Albigeois et les massacres des Cathares, que sur Vichy et la colonisation. L’auteure insiste également souvent sur l’importance de montrer la diversité régionale de la France, de déconstruire par exemple l’unicité de la langue en montrant que celle-ci s’est construite sur le temps long et que la France a longtemps été un « royaume pluri-national ».
Le message de ce livre est aujourd’hui essentiel à entendre dans l’espace public. L’histoire nationale est une construction, pour le meilleur comme pour le pire. Les travaux des historiens ont montré l’inanité de penser la Gaule comme l’ancêtre de la France, des Gaulois comme les ancêtres des Français. Toute l’histoire de l’hexagone n’a pas été tournée vers le devenir inéluctable de la République française et son destin messianique de « patrie des droits de l’homme ». Les historiens depuis les années 1970-1980 n’ont pas manqué de vouloir transformer la manière d’enseigner l’histoire, mais sans que les effets n’aient été à la hauteur de la véritable révolution scientifique qu’a constitué le projet des Annales et de certains historiens contemporains. Le plaidoyer pour une histoire plurielle, un passé proposé à tous est plus largement un plaidoyer pour une école véritablement républicaine, où la liberté, l’égalité et la fraternité ne soient pas seulement des mots qu’on ne regarde même plus en rentrant en classe.
On pourra regretter que certains passages de l’ouvrage soient plus confus que d’autres, que les propositions pour « transmettre une France qui ait du sens » ressemblent parfois à un bric-à-brac d’idées, pas toujours très à jour sur les avancées historiographiques récentes. Mais à la lecture de cet ouvrage majeur, d’une grande clairvoyance et très stimulant dans le contexte actuel, des questions plus larges se posent. En refusant le roman national, ne risque-t-on pas de le remplacer par une autre mise en récit, un roman historique européen voire mondial ? Quand l’auteur se demande en épilogue quel imaginaire commun et quelle relecture du passé proposer pour parler de la France en Europe, on ne peut s’empêcher de se demander si on ne risque pas de passer d’un mensonge à un autre. La question est sérieuse et très difficile. Est-il vraiment besoin de proposer un imaginaire historique pour enseigner l’histoire ? Peut-on enseigner l’histoire autrement qu’en proposant une vision du monde plus ou moins idéologique ?
Nous ne prétendons pas trancher cette question qui est d’ordre historique, mais aussi philosophique et pédagogique. Nous nous contenterons simplement de noter ceci. Les discours politique aujourd’hui fleurissent de références historiques mal maîtrisées. Contre le roman national présenté par la droite, la figure de Charles Martel luttant contre les Arabes ou la réappropriation de Blum et Jaurès par le Front National, d’autres à gauche promeuvent une vision de l’histoire du peuple, de la rue qui aurait libéré la France du nazisme. L’intention est sans doute louable : donner sa place au peuple dans l’histoire contre le récit des puissants. Ce n’en est pas moins une contre-vérité, qui décrédibilise ceux qui ensuite s’insurgent contre les réutilisations idéologiques de l’histoire. La nomination de Stéphane Bern a, à juste titre, indigné les historiens et les professionnels de la culture ou du patrimoine, en raison de l’absence de qualification et du parti pris du personnage. Les raccourcis, les parallèles, même les mises en récits sont des outils nécessaires pour l’enseignement de l’histoire comme pour l’utilisation de l’histoire dans le débat public. La ligne rouge entre le récit honnête intellectuellement et le récit idéologique est difficile à tracer. Il faut peut-être simplement se rappeler que dans nos disciplines historiques, il existe encore une véritable distinction entre le vrai et le faux. L’enseignement de l’histoire doit aussi pouvoir servir à avoir la distance critique nécessaire pour repérer les mises en récit, quelles qu’elles soient