Dépassant les contours de l’histoire de l’art, les études visuelles donnent à penser ce que le monde moderne donne à voir ou rend invisible.

Les études visuelles, autrement appelées Visual Studies, voire Visual Culture, sont plus prolixes à l’étranger que chez nous, ce qui déjà devrait alerter. Dans tous les cas il y a bien là un symptôme : comment et pourquoi un type de réflexion est-il devenu à la fois prégnant de nos jours, et une bannière ou simultanément un domaine de recherche, à défaut de construire un objet universitaire ? Avec Les études visuelles, Maxime Boidy contribue néanmoins fortement à faire connaître ce domaine nouveau, ses théories, ses concepts et ses horizons, peu après que Daniel Vander Gucht et Gil Bartholeyns aient déjà donné à connaître certains des apports les plus intéressants en la matière.

L’auteur de l’ouvrage, chercheur au Laboratoire des Théories du Politique (LabToP), se fait ici auteur et passeur, d’ailleurs aussi traducteur – comme il l’était déjà dans Penser l’image III édité par Emmanuel Alloa – d’une mise en perspective du champ, de la constitution dissensuelle de son objet, de la trajectoire de ses auteurs les plus connus, ainsi que de son cantonnement universitaire. Ses considérations ont une force pédagogique et synthétique qui convient à un large public, intéressé à cette discipline qui renvoie à des notions polémiques, à des définitions parfois floues ainsi qu’à des résonnances politiques incontournables.

 

Le visible et la visibilité

Quoi qu’on pense de la nécessité ou non de déterminer (ou d’identifier) un objet spécifique pour un domaine de recherche, ici très cadré autour de l’université, il reste qu’un problème de fond doit être mis à l’étude et ses éléments rendus publics : le problème du visible, ou de la visibilité qui rend simultanément visible et invisible tel ou tel objet. Problème d’épistémologie soulevé depuis le début du XX° siècle – autour des refontes des savoirs en mathématique et en physique – et renouvelé par les travaux plus récents de Michel Foucault, Jacques Rancière et de nombreux autres, cette fois sur le plan social et politique. Comment les chercheurs découpent-ils leur objet, à partir des découpes que les sociétés et les cultures privilégient ? En quoi et comment devient-il « scientifique » ? L’auteur a raison de rappeler, par exemple, que la pensée sémiotique et esthétique a pu se polariser, par exemple, sur la déconstruction sur l’écran de l’autorité psychique associant « la femme comme image » à « l’homme comme détenteur du regard » ; ce qui est une bonne manière d’avancer dans ce débat ou d’entrer en matière, notamment de l’iconologie.

Il n’est certes pas de culture visuelle en soi. La culture visuelle est bien un montage qui, par ailleurs, ne concerne pas uniquement les images matérielles ou manufacturées (ainsi que leur distinction en images et pictions, pour utiliser le néologisme anglo-saxon), mais aussi les images mentales et les représentations mentales, voire les paysages épistémiques. Il ne faut pas non plus oublier, ajoute l’auteur, les effets des images : les réputations fondées sur les formes de célébrité visuelles. Qu’appelle-t-on alors « culture visuelle » ? Boidy commence par une définition dite « riche de sens » : la culture visuelle n’est pas un ensemble d’images, mais « un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images ». On reconnaît là une « dérive » de l’Internationale situationniste. Néanmoins, le propos a le mérite de souligner que l’enjeu de ces travaux n’est pas l’imagerie elle-même (encore, certains analystes s’y cantonnent-ils), mais les formes sociales et politiques qu’elle visualise. Et on pourrait ajouter, essentiellement, dans notre culture, depuis le XX° siècle ; ce qui ne va pas sans poser des problèmes de rapports avec l’anthropologie de l’image et avec l’histoire de l’art.

 

Histoire de l’art / Visual Studies

En ce sens, on ne peut éviter de tenter de cerner les rapports entre les études portant sur la culture visuelle et l’histoire de l’art ou des arts. Faut-il décider que tout ce qui est visible fait partie de la culture visuelle ? Ce qui étend alors cette culture des œuvres d’art plastique à la publicité urbaine, en passant par les pratiques ordinaires telles que le selfie ou l’échange d’images sur les réseaux sociaux. Est-ce qu’on ne risque pas, par ce type d’empilement, de laisser considérer la culture visuelle comme un raccourci commode derrière lequel accumuler tous les phénomènes visuels auxquels on veut s’intéresser ?

Il reste que le rapport savant à l’image, référé à l’histoire de l’art, conserve sa spécificité, marqué au sceau de concepts élaborés depuis longtemps (ce qui ne signifie pas qu’on ne doive pas les retravailler) : les genres, les courants artistiques, par exemple. Quel rapport entretiennent donc les études visuelles avec cette manière de produire l’histoire de l’art, dont les fragilités sont non moins conséquentes que celles des travaux commentés brièvement ici ? Boidy affirme que les Visual Studies sont à cette histoire de l’art comme une critique disciplinaire et un positionnement épistémologico-politique. Cette critique porte sur l’ouverture nécessaire d’un corpus « élitiste », celui des historiens d’art, à l’ensemble des productions savantes et populaires. Si l’on accepte ce propos, cela signifie que l’histoire de l’art est une annexe des Visual Studies. La bataille ne va pas cesser de faire rage. Les anglo-saxons, depuis les années 1970, sont sans doute plus avancés que les européens sur ce terrain.

Au demeurant, les études visuelles s’appuient d’abord sur des aires intellectuelles qui ne sont pas celles des historiens d’art. Boidy en cite trois, majeures : l’École de Francfort (Th. W. Adorno, M. Horkheimer, W. Benjamin), les Cultural Studies britanniques (R. Williams, S. Hall, R. Hoggart), ainsi que, plus délicat à cerner, les auteurs de ce que les américains appellent désormais la French Theory (étiquette à faire frémir, destinée cependant à englober principalement Gilles Deleuze, Michel Foucault et Jacques Derrida). La cartographie ici produite – avec une certaine insistance sur le caractère « matérialiste » des perspectives majeures, qui ne pouvait s’imposer qu’à raison d’en préciser les raisons – fait l’objet d’un travail d’exposition pertinent. Encore est-il accompagné d’un ajout dans lequel Boidy propose d’absorber B. Latour et J. Rancière dans les études visuelles. Ce qui serait à discuter pied à pied, non pas que ces auteurs ne soient pas « utilisés » dans les études visuelles ou qu’ils ne se servent pas de certains de leurs résultats, mais parce que les objectifs de l’un et de l’autre ne semblent pas si proches que cela des propos des études visuelles.

 

Visible et politique

Il faut aussi admettre – contre certaines doctrines, mais cette fois sans doute en lien avec Latour/Rancière – que les pratiques culturelles peuvent jouir d’une autonomie relative, voire d’une capacité à s’opposer au mode de production économique et des institutions (sociales et politiques, culturelles et artistiques) qui en fournissent le cadre de départ. Dès lors, on ne peut plus laisser flotter les significations de termes aussi centraux que : vision, visible, visuel, visualité, voir, regarder, observer, etc.

Et que dire de ce texte reproduit dans l’ouvrage, qui nous reconduit aux normes esthétiques – et pas nécessairement artistiques – dans la manière de concevoir le regard : « Je suis un homme qu’on ne voit pas.... Je suis un homme réel, de chair et d’os, de fibres et de liquides.... Je suis invisible, comprenez bien, simplement parce que les gens refusent de me voir »   ? On pourrait presque ne pas se concentrer sur la seule ségrégation raciale visée par ce texte de Ralph Ellison. Ce dernier peut convenir à de nombreuses conditions au-delà de l’objectif antiségrégationniste de son auteur. Il pourrait être rédigé par un SDF, par un prolétaire, par un immigré, etc. Et par conséquent, il nous interroge sur la visibilité des humains dans les structures sociales et politiques, dans les structures de pouvoir, et dans l’ensemble des rapports sociaux de classe, de « race », de genre et de génération. Le paradoxe étant que, le plus souvent, l’invisibilité sociale est corrélative d’une hypervisibilité de tel ou tel part de l’individu ou du groupe visé. Le regard est évidemment un élément moteur de la construction des rapports de « races » et donc du racisme.

À partir de tels éléments, l’auteur peut aussi nous conduire vers les travaux de Jonathan Crary qui travaillent la différence entre voir et observer, avançant l’idée selon laquelle la notion d’observateur désigne le lieu où « la vision dans l’histoire se matérialise et devient elle-même visible ». Ainsi nous renvoie-t-il à des questions sur lesquelles il est bon de s’attarder, celle du spectacle, mais aussi celle des techniques visuelles de la surveillance. Il donne alors corps à des rapprochements entre surveillance et spectacle qui sont à replacer dans l’évolution sociale et médiatique de la surveillance en spectacle sur la longue durée.

 

La matérialité objectale des images

Une discipline délimite le champ d’étude et les recherches qui peuvent y être perpétuées. Ainsi, par ailleurs, que les données institutionnelles autour desquelles se conquièrent des postes, des attributions et des équipements. Ainsi va l’ouvrage qu’il répertorie finalement encore mieux les trajectoires et horizons que l’université veut défendre pour assurer sa mainmise sur les objets ici décrits.

Elle se heurte nécessairement aux présuppositions concernant l’objet qu’elle construit, et on sait que « image », de platonisme en « querelle des images » (byzantine, bien sûr), d’idolâtrie en croyance irrationnelle, de mépris en théorie de l’aliénation des « spectateurs », un certain mépris s’est instauré qui vise moins à rendre compte de la manière dont s’opèrent les personnifications des images ou dans les images, qu’à écarter toute considération sur celles-ci. Un certain rationalisme n’a pas été sans perpétuer un tel héritage.

En sommes-nous sortis, grâce aux études visuelles ? Rien n’est moins certain, même si les théories modernes du fétichisme et du totémisme – moins méprisantes à l’égard des images, quoiqu’encore méprisantes à l’égard des récepteurs – déplacent les accents des recherches. Les aspects mécaniques de certains usages des théories de l’aliénation laissent encore rêveurs. Les simplifications de ce qui est appelé le « voyeurisme » (en marge des usages sexuels) ne lassent pas d’étonner encore.

C’est pourtant bien après avoir repris l’ensemble de ce dossier, que Boidy s’attache à conclure son propos. Les études visuelles forment sans doute un corpus hétérogène, mais son unité provisoire procède de son intérêt pour les ressorts visuels de l’existence sociale et politique. Elles ont une autre originalité : elle s’inquiètent constamment des rapports entre le visible et le dicible. Afin de mieux expliciter cet aspect des recherches, il se concentre sur le terrain politique dont on sait bien qu’il est friand de rapports à l’image, tels que les établissent en général les philosophes classiques (B. Spinoza, Th. Hobbes, par exemple) aventurés chacun à souligner non seulement l’impact des images, mais encore (ou déjà) le rapport intrinsèque du pouvoir et des images, ce que J. Rancière étudie sous la forme de la politique esthétique, disons l’idée selon laquelle esthétique et politique ne sont absolument pas des terrains séparés ou se rapprochant de l’extérieur par l’intermédiaire de médias soi-disant « neutres », mais intrinsèquement constitutifs l’un de l’autre