Alors que le Venezuela ferme ses médias, la liberté d’informations est un droit durement acquis, aujourd’hui, comme sur la place Saint-Marc en 1512...
Un beau jour de juillet 1512, les gens s’agitent sur la place Saint-Marc de Venise. Un garçon vend le texte imprimé d’une chanson qu’il chante lui-même probablement à qui veut l’entendre. Le texte se moque des Français qui auraient été défaits par les Anglais. Un sbire qui passait par là s’échauffe. « Tu en mens par la gueule » dit-il à l’enfant. Après une probable agression, le garçon se rend au palais pour se plaindre à la Seigneurie. Les capitaines de la garde sont chargés de se saisir du triste sire, mais ne peuvent le trouver .
« Quelles nouvelles sur le Rialto ? »
L’affaire est rapportée dans le journal personnel de Marin Sanudo, historiographe de la République de Venise qui note, jour après jour, les évènements qui agitent le Rialto et la place Saint-Marc et que sa position de sénateur lui permettent d’apprendre. Les nouvelles qui y sont diffusées retiennent particulièrement son attention. À travers lui, se dessine l’image de Venise, centre d’information européen. Les autorités ont en effet un très vaste réseau d’informateurs à travers l’Europe et la Méditerranée. Les nouvelles sont transmises aux Conseils de la République, et leur diffusion publique est, censément, fermement régulée. En réalité, les nouvelles circulent très vite dans la ville, officiellement ou officieusement. On ne compte plus les mentions relevées par Sanudo de lettres diplomatiques imprimées et vendues sur les marches du Rialto, les bulles d’excommunication ou encore les décisions des autorités. Les feuilles circulent, les gens parlent. Les diplomates bien sûr, mais aussi les marchands sont des relais privilégiés des informations venues de leurs réseaux personnels. Les aubergistes, les apothicaires et les barbiers sont des vecteurs d’information. À travers eux se distillent les nouvelles que chacun glane de son côté, les informations officielles diffusées par les autorités, et leur discussion dans l’espace public.
Une information polyphonique
Les Vénitiens ne se sont jamais privés de se moquer. La chanson contre les Français en témoigne. Les Vénitiens critiquent aussi, y compris leurs propres gouvernants. Dans la ville, de multiples lieux offrent des occasions d’échange de nouvelles, de discussion, de débats. Les autorités ne sont pas ravies, mais elles n’y peuvent pas grand-chose malgré leur réseau de surveillance et d’espionnage de la population qui se développe à l’époque moderne. Alors que pendant longtemps on a dépeint l’image d’une Venise sous une chape de plomb, en proie aux dénonciations anonyme et à un contrôle étroit de l’information, les historiens montrent au contraire aujourd’hui que la population ne gobe pas aveuglément ce que l’Etat leur donne à croire. La « polyphonie urbaine » de l’information et de la communication à Venise offre une large place aux interprétations et à la critique.
La polyphonie et la diversité sont sans doute ce qui est le plus essentiel dans l’information, à Venise au XVIe siècle comme aujourd’hui. On oublie trop souvent que la liberté d’informer n’est rien si les nouvelles diffusées proviennent d’une source unique. Toute nouvelle a droit à son investigation, à son examen critique, et peut être utilisée de façon polémique. Sans en faire des parangons de la liberté de la presse, les autorités vénitiennes ne s’y sont pas trompées : elles défendent en un sens le droit du petit chanteur à critiquer autant qu’à informer en recherchant celui qui l’a attaqué.
Cette polyphonie est aujourd’hui remise en cause de multiples manières. Le week-end dernier, on a appris que le gouvernement vénézuélien a fermé près de cinquante médias, coupant le signal de radios ou de chaînes de télévision locales, nationales et mêmes étrangères. C’est le signe le plus récent, et peut-être un des plus clairs, que ce régime s’enfonce dans une dictature, sans place pour une information plurielle, et donc sans place pour la critique.
Mais point n’est besoin d’aller chercher au Venezuela pour voir que la pluralité des médias fait de plus en plus défaut, même en démocratie. Aujourd’hui, les médias français sont détenus par une poignée de grands groupes. La plupart des grandes chaînes privées de radios, de télévision, la plupart des grands journaux sont aussi les propriétés de grandes familles dont six des plus grandes fortunes françaises. Les médias français sont dirigés par quelques multimillionnaires.
Nous avons besoin de médias. Nous avons besoin de garçons qui chantent des chansons au pied des palais des puissants. Le discours actuel qui consiste à blâmer les médias de tous les maux est tout aussi stupide et inconscient que celui qui constitue à croire que tout va bien. Il faut moins dégager les médias que les réformer. Des propositions et des contre-modèles existent aujourd’hui. L’économiste Julia Cagé propose une refondation du modèle économique des médias qui permettraient aux journalistes et aux lecteurs de contribuer, en s’inspirant du modèle du crowdfunding. C’est en partie le modèle développé par Mediapart, qui affiche une excellente santé économique à l’heure où Slate subit une réduction drastique de moyens pour être dirigé par la famille Rothschild…
N’attendons pas que des gens nous interdisent de lire ou d’écouter certains journalistes. Pour que les barbiers vénitiens puissent continuer à critiquer le gouvernement, pour que les marchands rapportent dans leurs boutiques que les autorités ne disent pas tout, pour que chacun puisse se faire son opinion et en débatte, pour enfin que les petits chanteurs insolents fleurissent, il est urgent de prendre conscience de ce qui se passe de l’autre côté de l’Atlantique comme de réformer notre propre manière de nous informer.
Pour aller plus loin :
- Filippo De Vivo, Information and Communication in Venice. Rethinking Early Modern Politics, Oxford, Oxford University Press, 2007.
- Elisabeth Crouzet-Pavan, Le Moyen Âge de Venise, Paris, Albin Michel, 2016.
- Julia Cagé, Nicolas Hervé et Marie-Laure Viaud, L’information à tout prix, Paris, INA Editions, 2017.
- Julia Cagé, Sauver les médias, Paris, Seuil, 2015.
À lire aussi sur Nonfiction :
- Damien Augias, "La presse est morte, vive le journalisme !", compte-rendu de L'explosion du journalisme. Des médias de masse à la masse des médias d' Ignacio Ramonet
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