« Trait pour trait » interroge la capacité du roman à rendre compte d’un crime impensable, le terrorisme, sans faire de ses acteurs des héros.

Les terroristes peuvent-ils seulement être des personnages de fiction ? Leur radicalité ne contribue-t-elle pas à faire exploser, voire imploser, ce qui se présente comme leur personnage ? Le terrorisme conduit à la tragédie dans ses actes et aussi dans l'écriture qui tente de le dire. En cela il tue la fiction. Comme l'écrit Francis Parel, dans la postface de Trait pour trait, il est à redouter que le réel rattrape la fiction. Par-delà l'histoire d’une course contre la montre qui met en scène la lutte policière contre des terroristes venus en France pour y semer la destruction, son roman est aussi une réflexion sur la capacité du roman à dire la terreur.

Le livre se construit en deux moments, structurés autour de protagonistes différents. Une première partie, écrite dans un style journalistique, livre le récit d'une semaine d'attentats à Paris, que le lecteur suit pas à pas, à la recherche des causes. Puis une seconde partie, écrite dans un style plus romanesque, se concentre sur deux figures féminines, pour construire le personnage véritablement héroïque d'Amel, et la rédemption de sa sœur Aziza. D'un temps à l'autre, d'un groupe à l'autre, Trait pour trait met ainsi en parallèle deux discours religieux. Le jihad intégral des terroristes se voit corriger par un amour presque évangélique. A rebours de la conception islamique du martyr comme moudjahid, qui se construit dans le combat, il cherche ainsi à corriger toute tentative d’héroïsation des terroristes.

C'est en 2005, que parut d’abord ce roman, aux éditions Payot. Il est réédité aujourd'hui aux éditions Slatkine, avec une postface de l'auteur. Dès sa première parution, le roman se présente comme une fiction, et tente dans le même temps de comprendre les ressorts du terrorisme. Plusieurs points de vue se croisent dans le récit, aucun n’étant privilégié. Le lecteur se retrouve plongé au cœur des rouages policiers et terroristes, dont il suit jour par jour, heure par heure, le quotidien. Le texte s’écrit à la façon d’un journal de bord. Chacun y défend sa position. Prêts à mourir en martyrs, les terroristes ont face à eux des hommes et des femmes qui n’ont pas fait le même choix. Ce déséquilibre dit la violence et la lâcheté. Le courage, chez les terroristes, est la réponse à un dressage mécanique. Du côté du personnage Amel, son courage est un choix : celui de sa réflexion, et du refus du silence.

 

Une tragédie à la source du roman

Au début du roman, la guerre sévit au Liban. Nous sommes en 1985. Mais la violence est partout et trace parfois le destin des personnages. C’est le cas de Salma, violée, et qui devra abandonner ses deux jumelles du fait du poids de la tradition et des violences qu’encourent les femmes dans une telle situation. Le roman commence par cette tragédie, dans laquelle elle puise son ressort. Selma accouchera, avec la complicité de son amie Chafia et de la gynécologue, de deux filles, jumelles. Elle acceptera de les abandonner à deux familles d’accueil, dont le Docteur Abbas garantit l’intégrité et le désir d’enfant. Confiées pour l’une, Aziza, à une famille musulmane de Damas, et l’autre, Amel, à une famille copte chrétienne du Caire, elles vont vivre à leur tour ce poids politique des clivages religieux. Une tragédie qui croise celle d’Antigone de Sophocle, et qui puise dans un registre qui a toujours cherché à penser le crime innommable, contre la famille, et contre la cité.

Antigone a deux frères, Polynice et Etéocle : ils sont le miroir des deux jumelles. Ils soutiennent chacun un pays et une religion différente, ce qui leur vaut de s’entre-tuer aux portes de Thèbes en guerre avec la Perse. Antigone, au nom de la religion et de l’amour filial, veut les enterrer. Sa piété familiale n’a rien à voir avec les religions politiques qui organisent la dimension des conflits entre les cités, ou intérieures à elles. Mais les lois politiques vont à l’encontre de ce choix. On ne peut enterrer un traître à la patrie : ici, le pater (père) se confond avec les ancêtres communs de la cité (patres). Or les lois de la Cité passent avant les lois de la Famille. Créon, son oncle et par ailleurs chef de la cité pacifiée, fera emmurer vivante sa nièce, mettant ainsi de côté son devoir filial au nom de ce qu’on appellera plus tard la raison d'État. C'est aussi ce qui poussera Amel à contribuer à l’arrestation de sa sœur – cette dernière n’hésitant pas à la menacer de son arme – plutôt que de s’en remettre à des sentiments filiaux. La religion familiale, abolie par la religion politique, met un terme à la séparation privé-public. C'est la porte ouverte à tous les despotismes.

La religion, qui cultive la solidarité au sein des groupes (famille, cité), ouvre la porte à la violence contre ceux qui la menacent. Ce n'est que dans l'intimité de la foi qu'elle perd sa puissance destructrice. Les divisions entre religions imposent d'abord des choix, qui ne relèvent pas de l'individu. Ainsi le père d'Aziza est-il un croyant musulman, qui vit sa religion dans un mode privé. Amel, de son côté, se ressource dans un monastère copte séparé de l'espace public. Antigone avait tort, en confondant espace privé et espace public. Ce contresens est à l'origine de la tragédie.

La violence est aussi au cœur de la bible, jalonnée de viols que l’on peut rattacher à celui de Salma. Ainsi l’un des deux fils du roi David, Anmon, violera sa sœur Tamar, humiliée publiquement. Salma, dans un monde où la femme se doit d’offrir sa virginité à l’homme qui sera son époux, semble condamnée à la vindicte et à la honte ; à la mise au ban. Mais son choix modifie ce sort, ce coup du hasard, en un acte libre. Le destin n’est pas la fatalité. Au contraire, elle transforme ce qui relève d’une détermination, en l’occasion d’un choix. Elle ne subira pas la situation. Toutes les femmes de ce roman portent en elles cette ouverture au choix. Ce qui les anime, c’est d’assumer les événements de la vie, jusqu’aux plus intimes et aux plus cruels, et de corriger, par leur liberté, ce qu’elles n’ont pas choisi. Quand Aziza s’offrira à Nassim, lui aussi terroriste, elle inversera la situation qu’a vécue Salma, sa mère. Le roman évolue ainsi entre la tragédie, dont il tente de se libérer, et l’épopée héroïque qui ouvre un avenir.

Chassée du Paradis, Salma enfante dans la douleur. Amel retrouvera le Paradis de son origine, réparant l’humiliation et la violence.

 

Ecriture journalistique pour une littérature héroïque

Dans cette œuvre, l'essentiel du texte constate des faits. On a tout d'abord l'itinéraire d'un jeune homme qui veut devenir célèbre en Europe. Il est prêt à tout pour sortir du camp palestinien de Saïda. S'ensuit le récit des circonstances de la naissance des deux héroïnes véritables du roman. La réalité se donne dans toute sa violence, qu'elle soit sociale, politique, ou sentimentale. Cette violence, aucun effet de style d'écriture ne parvient à la restituer. Certes, Amel, journaliste de son état, un peu le double de Francis Parel, écrit avec élégance et sait attirer le lecteur. Elle l’attire cependant avec des scoops qu'elle récupère auprès de la police : comme si la littérature romanesque s'était perdue dans un réalisme de voyeurisme – un thème qui est d’ailleurs omniprésent dans le texte. Comme si, elle-aussi, s'était faite doubler par un autre genre, la presse à sensation. Le roman n'est pas là pour chercher à produire l'état de choc, mais à comprendre ce qui se passe. C'est une des raisons qui conduit Amel à s'introduire au cœur de l'action.

Le titre Trait pour trait est une expression qui présente plusieurs significations : se ressembler comme deux gouttes d’eau – métaphore, là encore – ou restituer une histoire, le plus fidèlement possible, sans rien omettre. Certes, les jumelles se ressemblent sur fond de différences. Elles sont deux, et pas une. Les personnages du récit ont leurs doubles, mais ils masquent cette ressemblance, qui développe complicité et duplicité. Ainsi en va-t-il du texte religieux et de son double : la traduction.

Il y a Ali Salah, qui, devenu boxeur, s’appellera Amin Salem. C’est avec lui que tout commence. Pour obtenir ce qu’il désire, il triche. Avec la loi d’abord, en se fournissant en faux papiers ; avec la loi morale ensuite, en violant Salma. Il est le personnage de la duplicité, de la trahison. C’est le père des jumelles, mais il n’en saura jamais rien.

Salma est la victime, la mère des deux jumelles. Victime de l’homme qui la viole, mais aussi d’une société où la femme n’a d’autre existence que domestique. Elle s’engage aux côtés du Hezbollah social, et trouve une raison d’être, comme son double, Chafia, qui semble tout accepter… sauf l’inacceptable, prête à tout pour protéger son amie. Personnages de la complicité : telles peuvent être qualifiées les deux femmes. Elles développent la duplicité, à partir du moment où elles sont obligées de se défendre contre les préjugés religieux et politiques de leur pays. A la différence de Salma, ses deux filles sont dans un rapport de duplicité. Leur parfaite ressemblance est source de confusion, et risque de mener l'une d'entre elles à sa perte. Car le double, c'est aussi celui qui trahit. Le thème du double travaille tout le texte. La confiance s'obtient difficilement. Tous vivent cachés, victimes et bourreaux. La police, Interpol, ne cesse de son côté de doubler les terroristes, et vice versa. Les victimes forment un étrange chœur, où le rôle du chorège est attribué à une multiplicité de témoins.

Les religions ont aussi un statut double dans ce roman. Elles vont par deux, comme ici la religion copte, et là la religion musulmane. Comment tenir ensemble les contraires, sans faire disparaître la singularité de chacune d'entre elles ? Le roman y répond avec une analogie qui nous renvoie à l'activité d'Amel. Celle-ci, après avoir eu ces heures de gloire dans le monde de l'actualité de la presse, décide de se consacrer entièrement à une écriture détachée de l'actualité ; une écriture beaucoup plus littéraire. Elle a en effet le projet d'écrire le récit de sa vie et celui de sa sœur, pour sauver leur mémoire et la mémoire de leur mère. Cependant, à la fin de roman, elle retourne au journalisme. Même si elle entrevoit un discours de paix et d'amour possible, elle ne trouve pas de satisfaction totale.

 

La solution idéale serait que chacun accomplisse son œuvre, à l'abri dans son jardin. C'était d'ailleurs la solution de Voltaire à la fin de Candide. Voltaire étant par ailleurs celui qui combattit avec beaucoup de véhémence les diverse superstitions et croyances irrationnelles. Réparer les erreurs des autres, c'est le choix de Salma. Un choix militant, par lequel la volonté d'oublier se sublime dans l'engagement.

Reste alors à dire et à redire, à écrire dans la presse ou ailleurs, le mal-être du terrorisme. Il faut aussi s'adresser aux sentiments, sans sombrer dans le sentimentalisme. C'est le choix de Francis Parel dans Trait pour trait. Dans tous les cas, il s’agit de vivre ou de refuser le silence. Contre le bruit de celle qui le refuse, il y a le silence assourdissant de celle qui l’assume. Amel se réfugie au Monastère copte de Saint-Macaire, afin d’y mettre en ordre la mémoire de son passé voué jusqu’alors au secret retenu par sa mère. Le choix du lieu évoque une foi, non pas solitaire, mais en relation avec le silence de la révélation. Le roman se construit à partir du silence fondateur de la victime. C’est parce qu’elle se cache derrière son silence que Salma perd ses deux filles. Mais c’est en brisant le silence de sa mère qu’Amel trouve le salut.