Le malaise de nos sociétés démocratiques n’est pas d’abord lié au problème de la représentation, mais à celui du mal-gouvernement.

Avec Le Bon gouvernement, Pierre Rosanvallon   achève la réflexion qu’il mène depuis plus de vingt ans sur les transformations contemporaines de la démocratie. Après l’analyse de la citoyenneté démocratique   et du régime démocratique   , puis celle de la démocratie comme forme de société   , l’auteur interroge le problème politique du mal-gouvernement qui accompagne la montée en puissance contemporaine du pouvoir exécutif. En effet, le malaise démocratique de la société contemporaine ne provient pas seulement de la « crise de la représentation », mais il s’ancre plus profondément dans une métamorphose de la façon de gouverner et des relations entre les gouvernés et les gouvernants. Le gouvernement de nos sociétés démocratiques pose problème, et Pierre Rosanvallon propose d’une part de le comprendre, et d’autre part de le résoudre. Il montre d’abord comment s’est historiquement produit un changement de paradigme avec l’inversion des rapports entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif   , avant d’ébaucher une théorie du bon gouvernement qui corresponde au nouveau paradigme démocratique qu’est la « démocratie d’exercice »   .

 

Du sacre de la loi à la présidentialisation des démocraties

À l’époque des Lumières, les théoriciens de la démocratie comme Montesquieu, Beccaria, Condorcet et, quelques années plus tard, Bentham, ont fait de l’objectivité de la loi le socle d’une politique nouvelle, fondatrice d’un pouvoir politique objectif : celui de la généralité. Avec la Révolution française, le pouvoir législatif monte en puissance et la « trinité révolutionnaire de l’impersonnalité, de la suprématie du pouvoir législatif (avec la minimalisation conséquent du pouvoir exécutif) et la sacralisation de la loi […] constitue le credo commun aux différents régimes du XIXe siècle »   . Le parlementarisme triomphe au XIXe siècle, et la crise du 16 mai 1877 en consacre l’adoption définitive. La Grande Guerre marque une rupture car elle connaît un retour du pouvoir exécutif. La question qui traverse alors les années 1920 est la suivante : comment contenir ce retour à l’exécutif dans un cadre démocratique ? La République de Weimar, que Rosanvallon étudie amplement dans la deuxième partie, est la réponse la plus audacieuse à cette question mais, en attendant, on sait déjà qu’elle a tourné court. Ainsi, dans un premier temps, la seule façon de concevoir le pouvoir exécutif et de le faire vivre fut de le soustraire à l’ordre démocratique et ce, de deux manières : ou bien le pouvoir exécutif est dépolitisé, ou bien il est autonomisé. Le premier geste est celui du technocratisme, qui correspond au type de réponse qu’a apporté le mouvement progressiste aux États-Unis au tournant du XXe siècle dont Woodrow Wilson fut une figure majeure : pour ces réformateurs de la société américaine, il fallait accorder un rôle central au pouvoir administratif, parce qu’il était mieux adapté à la société complexe qui était en train de naître (exigence d’efficacité), et parce qu’il évitait de laisser les affaires de la Cité aux mains d’hommes politiques corrompus (exigence de démocratie). L’idéal technocratique s’est ensuite diffusé, notamment en France au lendemain de la Grande Guerre. L’autre geste est celui du décisionnisme que l’on présente souvent à partir de cette phrase de Carl Schmitt : « Est souverain celui qui décide de l’état d’exception. »   : le pouvoir exécutif est ici directement actif et sans contre-pouvoir et le chef est tout puissant, qu’il soit Führer dans l’Allemagne nazie ou Duce dans l’Italie fasciste. L’histoire nous a enseigné que le technocratisme comme le décisionnisme dérivaient et conduisaient à une impasse. C’est pourquoi, plutôt que de dépolitiser ou d’autonomiser le pouvoir exécutif, il faut présidentialiser les démocraties.

Le mouvement de « présidentialisation-personnalisation » des démocraties caractérise la seconde moitié du XXe siècle : l’exception de la Ve République est devenue en quelques décennies le modèle généralisé, mais les deux expériences pionnières de ce mouvement sont celles de 1848 en France et de Weimar en Allemagne. Si, en 1848, l’élection du président de la République au suffrage universel direct ne marque qu’un « ‘faux départ’ dans l’avènement d’une conception présidentielle des démocraties »   , l’échec de la Constitution de Weimar est beaucoup plus instructif. Rosanvallon montre en effet que la Constitution de Weimar envisage la démocratie comme une procédure d’autorisation, c'est-à-dire qu’elle n’accorde qu’un permis de gouverner par le moyen du suffrage. Elle est donc un parfait exemple de l’ancien paradigme démocratique, alors que Rosanvallon envisage la démocratie comme la régulation des rapports entre le pouvoir et la société, c'est-à-dire une « démocratie d’exercice ». Enfin, De Gaulle inaugure le vaste mouvement de « présidentialisation des démocraties » qui se fonde sur trois dimensions : la personnalisation fonctionnelle de l’exécutif, sa prééminence institutionnelle et sa généralisation constitutionnelle. La présidentialisation des démocraties est donc un fait inéluctable. Ce phénomène s’accompagne de pathologies propres, qu’il s’agit désormais de réguler. Rosanvallon propose trois pistes : l’encadrement de l’élection, la reparlementarisation des démocraties et le retour à des pouvoirs impersonnels. Pourtant, bien que celles-ci soient efficaces, elles restent dans l’ancien cadre de la « démocratie d’autorisation ». Il convient d’inventer des solutions nouvelles à partir d’une théorie démocratique de l’action gouvernementale.

 

Démocratie d’exercice et qualité des gouvernants

Cette théorie démocratique de l’action gouvernementale doit « définir les conditions d’une non-domination des gouvernés par les gouvernants, tout en reconnaissant le fait de la nécessaire asymétrie de leur lien »   . Pour ce faire, Rosanvallon renouvelle l’idéal antique de la vertu politique, en proposant cinq « qualités démocratiques » du bon gouvernement ou du bon gouvernant : lisibilité, responsabilité et réactivité, parler vrai et intégrité.

Le bon gouvernement doit être lisible, responsable et réactif. Les analyses de Rosanvallon sur la lisibilité sont particulièrement stimulantes, à l’époque où la transparence est devenue le slogan de l’opinion publique. Le concept de lisibilité complète celui de publicité, que Jeremy Bentham fut le premier à appliquer aux opérations parlementaires : pour Bentham, « l’œil du peuple » était un élément essentiel de la modernité politique, notamment parce qu’il assurait une pression démocratique sur représentants et assurait la confiance du peuple dans la Chambre élue. La vie parlementaire et ministérielle est aujourd’hui publique, mais elle n’en est pas moins lisible : elle s’écrit dans une langue technique que les gouvernés comprennent généralement moins bien, ou moins vite, que les gouvernants. La notion de lisibilité permet de mieux comprendre le problème du mal-gouvernement et, par contraposée, d’en proposer le remède. La responsabilité et la réactivité posent le problème de l’organisation et de la figuration de la société civile : la mal-représentation est en effet indissociable du mal-gouvernement. C’est pourquoi, dans les dernières pages de la troisième partie, Rosanvallon esquisse les contours d’une « démocratie interactive » à partir d’une distinction entre deux formes de la représentation politique : la représentation-délégation et la représentation-figuration. Traditionnellement, chaque parti représentait une catégorie sociale, de sorte qu’après l’élection, l’assemblée était à l’image de la société civile ; cette représentation sociale n’est aujourd’hui plus assurée. C’est pourquoi il faut aujourd’hui distinguer la représentation-délégation, qui est le fait de l’élection par les gouvernés de leurs gouvernants, et la représentation-figuration qui doit montrer l’image du peuple, d’autant plus difficile à obtenir que la société s’est considérablement diversifiée. L’auteur propose des solutions très concrètes au problème de l’institutionnalisation de la représentation-figuration : par exemple, une « Autorité du débat démocratique » pourrait mettre en place des conférences ad hoc pour examiner les grands sujets sociaux, au terme desquelles des travaux seraient publiquement remis au gouvernement. D’autres propositions sont évidemment possibles, à partir des analyses de Pierre Rosanvallon.

Le bon gouvernant doit parler vrai et être intègre. En effet, les qualités démocratiques doivent particulièrement s’appliquer aux personnes, à l’époque de la présidentialisation des démocraties. Le parler-vrai est au cœur de la relation politique, et Rosanvallon pense ce discours par distinction avec celui de la rhétorique, qui est séducteur, et celui des totalitarismes, qui est fictif. Trois terrains sont repérés pour la « bataille du parler-vrai »   : débusquer les mensonges ou les approximations dans les discours politiques ; critiquer les monologues politiques ; lutter contre l’irruption d’un « langage des intentions »   . Le développement de ce langage est un phénomène récent mais problématique car il n’y a pas de juste milieu dans les intentions : comment donc faire de la politique sans compromis ? La notion d’intégrité est beaucoup plus familière à notre époque, et elle est d’autant plus importante aujourd’hui que nous sommes passés d’une « politique des programmes » à une « politique des personnes ». Cette fois, l’intégrité renvoie à la notion de transparence : celle-ci peut être érigée en utopie, comme le fait Rousseau ; elle peut aussi devenir une idéologie instrumentale, comme le faisaient les muckrakers américains au début du XXe siècle   . Il y a toutefois une tierce et meilleure façon de comprendre la transparence, comme une procédure qui inverse la relation de dépendance entre gouvernants et gouvernés. Comme l’écrit Rosanvallon, « la transparence pour l’intégrité est ainsi clairement devenue une des formes de la souveraineté du peuple »   , et comme l’avait déjà vu Bentham, la transparence est même au propre avantage des institutions politiques. De nouveau, Rosanvallon conclut ses analyses par quelques propositions pratiques, parmi lesquelles se trouve la reconsidération de la notion d’indignité démocratique : il s’agit en effet de retrouver des sanctions morales, au-delà des sanctions pénales, pour les élus reconnus coupables de corruption.

 

Le passage d’une démocratie d’autorisation à une démocratie d’exercice constitue la « deuxième révolution démocratique », la première étant celle du suffrage universel. Dans Le Bon gouvernement, Rosanvallon conceptualise les cinq principales figures de la démocratie d’exercice. La théorie des nouvelles organisations démocratiques fera l’objet d’un prochain livre. En attendant celui-ci, on peut admirer l’actualité et la finesse des analyses de Rosanvallon. A la lecture de son livre, difficile de ne pas songer aux derniers événements politiques et de rêver à ce que les pistes explorées soient mieux suivies par ceux qui nous gouvernent