La culture française peut-elle désormais être autre chose que l’affirmation d’un certain particularisme au sein d’une civilisation occidentale finalement américaine ? Pour le philosophe Régis Debray, le glas a sonné sur la vieille civilisation européenne désormais en marche au rythme des GAFAM. Dans ces propos libres, il revient sur ce constat posé au gré de son dernier livre, Civilisation. Comment nous sommes devenus américains (Gallimard, 2017).

 

Nonfiction : Dans Civilisation, vous répétez, en bon homme de science, que la fin de la civilisation européenne ne doit pas susciter de nostalgie, et que d’une destruction peut naître une heureuse nouveauté. Cependant, les pages où vous vous peignez en Hibernatus dévoilent un Debray mélancolique, qui ne reconnaît plus sa chère patrie. N’y a-t-il pas contradiction entre ce postulat de neutralité et la tristesse qui paraît parfois vous accabler ?

Régis Debray : Il faut voir dans l’ouvrage deux étapes. La première étape, c'est le constat de la métamorphose du paysage français, tant intellectuel que commercial. Je me borne à dresser procès-verbal, en me référant au passé. Dans la deuxième étape, j’essaie de prendre sur moi, de prendre du champ. La réflexion historique sur la longue durée témoigne que la métamorphose est une donnée constante de l’histoire: c'est le processus sans fin de la refonte civilisationnelle. La fin du monde n’est jamais la fin du monde : la fin de l’hégémonie européenne n’est pas la fin d’une certaine idée faustienne de l’homme. J’observe simplement un phénomène de translation, de transmission et de continuité. Cela étant, vous ne pouvez tout de même pas empêcher quelqu’un de s’attendrir de la disparition de sa langue. Il n’y a certes rien de catastrophique, il ne s’agit que d’une mutation ; mais enfin, un « gallo-ricain » du troisième siècle peut éprouver quelque nostalgie à l’égard de son grand-père burgonde, même si une avance technique et culturelle est avérée.

 

Vous faites de nombreuses références à Hegel, notamment à sa dialectique historique. Vous refusez néanmoins l’idée de fin de l’histoire, et vous en prenez vertement à Fukuyama, qui s’inspire directement de la prose hégélienne.

Je suis post-hégélien, comme tous les post-marxistes : hégélien par l’idée de la négation qui dépasse, de l’Aufheben – toute transmission est une Aufheben (en allemand : dépasser), une négation transformatrice. Le Soleil de l’histoire se lève à l’est et se couche à l’ouest. Naturellement, je ne pense pas que l’Etat prussien de 1840 marque le dernier terme de l’histoire ! Toutefois, la catégorie conceptuelle de société civile subordonnée par l’Etat me plaît, j’y vois le lieu de la synthèse gouvernementale, animée par la rationalité. Chez Fukuyama, me déplaît cette prétention à dire : nous, capitalisme libéral, nous avons vaincu l’URSS, donc l’histoire est terminée !

 

Mais Fukuyama ne rappelle-t-il pas à bon droit le « dernier homme » décrit par Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra ? Vous semblez voir dans le lénifiant Américain la figure du dernier homme…

« Tout advient par discorde et nécessité ». Le refus du mot d’Héraclite par les Etats-Unis m’apparaît en effet symptomatique du refus de la douleur, des larmes que tout un chacun éprouve du fait même de vivre. Ils troquent la fin du sacré contre l’épanouissement individuel, qui peut ressembler au dernier homme de Nietzsche. Demeure cependant un invariant hégélien : on ne se pose qu’en s’opposant – à ceci près qu’il faut éviter que l’opposition devienne extrême. Fort heureusement, pour l’instant, elle est symbolique, informationnelle, économique. Je ne crois pas que le glucide ait raison de tout, que le sacré puisse vaincre toutes les autres saveurs.

 

Vous évoquiez dans votre précédent ouvrage, Allons aux faits, un tournant « sinistrogyre » au vingtième siècle – vous repreniez l’heureuse formule de Thibaudet. Ne pensez-vous pas que le vingt-et-unième siècle sera destrogyre, comme le laissent augurer les populismes et autoritarismes de droite ?

J’observe plutôt un tournant du synthétique à l’analytique, du social à l’individuel. La société des individus n’est plus incluse dans une totalité qui la dépasse, au profit de la recherche de l’intérêt de chacun, comme logique régulatrice du devenir. En un mot, c’est la civilisation du tout-à-l’ego. C’était ce que l’esprit jacobin que je suis entendait par tournant de droite. Mais il existe en effet un second sens, celui de résurrection identitaire, de retour de l’identitaire.

 

Vous critiquez le repli de l’université française sur ses chaires, sur le commentaire. En quoi cette forclusion est-elle, selon vous, reliable à l'influence de la civilisation américaine ?

Je distingue deux courants ayant participé à la minoration de la philosophie française. D’abord, à partir des années 1940, on assiste à une germanisation de la philosophie française par influences husserlienne, heideggérienne, herméneutique et néo-hégélienne : se transmet un jargon calqué de l’allemand. Puis vient à partir des années 1960 une influence américaine : c’est le « linguistic turn ». Cette philosophie du langage s’aggrave par la spécialisation extrême, ce que Comte tançait d’« l’idiotie dispersive » – en cela, le positivisme critiquait l’empirisme comme culte du fait. C’est alors la fin d’une certaine culture française : Montaigne, Pascal, Descartes, Montesquieu, Valéry sont dénigrés comme penseurs parce que prosateurs. On les moque comme « philosophes continentaux » – dénigrement que j’avais déjà déploré dans Le pouvoir intellectuel en France.

Quand on fait de la philosophie, de deux choses l’une : ou bien on fait un article philosophique savant, avec des notes, un jargon, une bibliographie, une lourdeur, une lenteur commandée par la patience du concept, et on n’est pas beaucoup lu, sinon par quelques collègues qui le plus souvent ne vous lisent pas. Ou bien on enlève les échafaudages, on ne jargonne pas, on se donne deux fois plus de mal – et on est deux fois moins récompensé.

 

A la fin de votre livre, vous dites de la civilisation arabe qu’elle ne saurait constituer une menace sérieuse pour la culture européenne. Cela dit, comment interprétez-vous le malaise que connaît présentement l’islam ?

L'historien Arnold Toynbee distinguait deux types de réponses des cultures dominées confrontées à un culture dominante. Soit on est hérodien, alors on peut passer un compromis – comme le Japon Meiji qui adopta la technique occidentale pour maintenir la culture nippone –, et on peut s’intégrer comme les musulmans progressistes, urbanisés qui peuplent le pourtour méditerranéen. Soit on est zélote : alors on se replie dans son désert et on livre combat avec son identité archaïque. L’islam semble déchiré entre ces deux voies, et ne me paraît pas porteur des ferments nécessaires d’une civilisation pour émerger. Il n’a ni la capacité technologique, ni littéraire, ni productive, ni cinématographique. Aussi ne constitue-t-il pas une menace à long-terme. Certes, la violence islamiste prend une ampleur démesurée par le truchement de la vidé-sphère, mais elle ne saurait prévaloir à long-terme. Nous devons cependant lui reconnaître une supériorité : l’acceptation de la mort…

 

Il est amusant que vous fassiez référence aux Meiji : Mishima a en fin de compte considéré que la technique avait phagocyté la culture, de là sa dérive suicidaire.

Oui, le parallèle avec Mishima est intéressant. En fin de compte, le zélote, tout comme la forteresse, est suicidaire. Elle est néanmoins porteuse d’espoir, en cela qu’elle marque un repère nationaliste pour l’avenir…

 

Il y a aussi l’exemple de la Chine où, sous couvert de capitalisme hypermoderne, l’Empire du Milieu reste tout confucéen.

Le cas de la Chine est très intéressant : c’est une civilisation suffisamment ancienne et massive pour pouvoir jouer à force égale avec l’Occident. Ils ont été très hérodiens au plan économique et industriel depuis Deng Xiaoping, avec cependant des poussées idéologiques de zélotisme pour maintenir une posture nationale-communiste. Le marxisme a été en cela une façon d’occidentaliser l’Orient, même si paradoxalement, l’Orient s’en est servi de résistance : en 1911, Lu Xun s’écriait : « A bas la médecine chinoise ! » Pendant longtemps, les Chinois ont joué Marx contre Confucius.

 

Un mot n’apparaît guère sous votre plume : celui d’« identité ». François Jullien (que vous citez dans votre livre), dans un récent entretien pour Nonfiction, refuse cette notion. Quel statut conférez-vous précisément à « l’identité culturelle » ?

J’apprécie beaucoup François Jullien, en effet. La notion d’identité me gêne aussi, car elle implique un état statique, limité, défini. Or s’il devait y avoir quelque chose comme une identité, il faudrait la comprendre comme processus, travail de soi sur soi – mais à partir d’un héritage qui limite les capacités heuristiques de ce travail de soi sur soi. Je préfère le terme de « personnalité ».

 

Au milieu de l’ouvrage, vous faites une chronologie des événements ayant accéléré l’américanisation de l’Europe. A la grande surprise du lecteur, mai 68 n’apparaît pas : pourquoi ne retenez-vous pas cette date comme pertinente ?

Vous avez raison, c’est un oubli fâcheux. Mai 68 a été un mouvement d’américanisation accélérée, qui a promu la société civile contre l’Etat, la jouissance contre l’institution. Une grande poussée californienne qui s’est faite, comme d’habitude, sous le drapeau rouge : pour tourner à droite, il faut mettre le clignotant à gauche. C’est à partir de là que nous nous sommes acclimatés aux métiers de la communication et du marketing qu’occupent à merveille les soixante-huitards.

 

L’ouvrage se conclut sur une note d’espoir : il faudrait à la France un homme providentiel, avec un caractère de zélote et une intelligence d’Hérode. Bien que vos interventions récentes aient été critiques à l’égard d'Emmanuel Macron, ne pensez-vous pas qu’il incarne cette ambivalence, au regard des griefs à l’encontre de sa verticalité ?

Jugeons sur pièces, voulez-vous, et laissons le temps faire son ouvrage ! Il est certain qu’Emmanuel Macron constitue une personnalité contradictoire et donc, à ce titre, fort intéressante.