Douze chroniques dévoilent, dans un style sémillant, comment religion et politique, par leur mentir-vrai, disent la crudité de la condition humaine.

« Homère est nouveau ce matin et rien n'est peut-être aussi vieux que le journal d'aujourd'hui ». Les mots de Péguy donnent à sentir l'audace d'Allons aux faits. Ces douze causeries radiophoniques, mi-historiques, mi-religieuses, sont tout autant de considérations inactuelles, tant Régis Debray partage, avec le penseur de Röcken, le goût de l'intempestif. « France Culture m'a permis de résumer et clarifier, en termes simples, les travaux un peu compliqués que je mène depuis quelques décennies sur nos affaires temporelles et spirituelles ». Il n'est pas inutile de rappeler qui est ce « je » qui s'efface derrière le savoir : l'agrégé de philosophie et fondateur de la médiologie connaît son affaire théorique, tandis que l'ancien conseiller de François Mitterrand, rompu aux affaires mondaines, sait le concret du monde, le dit avec un verbe envolé, dépris de toute léthargie jargonnante.

 

La Fable historique 

La première partie, « La Fable historique », déconstruit au moyen de six histoires – celle des héros, du politique, des idées, de l'art, de l'Europe, du progrès – les « vérités-mirages » de l'historicisme : moins science qu'art, moins Historie que Geschichte, moins history que story, l'Histoire, de par sa majuscule professorale, dissimule mal ses minuscules affectives. « Ce ne sont pas les masses qui font l'Histoire, mais la foule sentimentale, à laquelle les philosophes tournent le dos ». C'est d'ailleurs ce refus de la majuscule-majesté qui explique le titre du livre : « L'article défini, rêveuse entourloupe, laisse pour le moins perplexe. Il existe une histoire des religions et une histoire des sciences. Prendrait-on au sérieux une histoire de la religion ou de la science ? Si l'on avait (...) la prudence de parler du fait artistique, comme nous du fait religieux, on prendrait moins de risques, sans lever toutes les objections ».

Ces affects sont certes nostalgiques, mais point neurasthéniques ; bien plutôt, un franc coup de pied au derrière qui pousse à aller de l'avant : « une révolution n'est jamais qu'une nostalgie qui prend les armes » nous dit l'ancien sectateur du Che. Ces considérations, d'une rare pertinence, sont jalonnées de références et révérences régulières à Julien Gracq, qui sut réhabiliter la géographie, obombrée trop longtemps par sa sœur historique ; et à Gaulle – rien de bien étonnant chez un gaulliste de gauche. Cette prose politique et polémique décoche ses flèches : « Un chef d’État chevauché par les lettres, ça donne Charles de Gaulle. Un chef d’État chevauché par les chiffres, ça donne François Hollande ». La rétrospection donne l'occasion, le temps du troisième chapitre, de refaire le match  Girard / Dagognet, et de ramener ce dernier dans une lumière posthume, décédé l'an dernier dans une indifférence imméritée. Ce parti pris de l'hétérodoxie fait droit à des penseurs méconnus comme Tarde, au purgatoire comme Spengler. S'il faut toutefois, au milieu de cette érudition virevoltante, distinguer un étalon-maître, demeure Hegel : « nul ne pose qu'en s'opposant » rappelle l'élève d'Althusser, qui en déduit la définition du destin, « soi-même comme ennemi ».

Ce qui intéresse Debray dans l'existence humaine, c'est son essence archaïque, sinon animale : « notre ère numérique doit s’accommoder d'usagers dotés d'un appareil physiologique qui a cinquante mille ans ». De là procède une double méfiance : d'une part pour l'actualité - « la politique nous cache le politique » -, d'autre part pour l'histoire. Or, « le propre de l'inconscient est de n'avoir pas d'histoire ». Pour ce faire, le dégonfleur de baudruches critique les nuées philosophiques, sans renier le conceptuel, et donne de la voix à la science. Aussi son diagnostic quant à l'Union Européenne, « ectoplasme sans vertèbres ni principe suprasensible », a pour fin de discerner « le schéma transcendantal que n'altèrent pas les stades de développement économique ». Cette froide scientificité ne saurait admettre nulle exception divine : ainsi Dieu est réduit à ce qu'il est, un choix rationnel, soumis au calcul avantage / coût . « Le choix in extremis du Dieu caché fut un coup de génie . (…)  Une transcendance, c'est une permanence, cela ne meurt pas avec l'individu qui l'incarne ou la représente. Transmission garantie. » On sent la délectation de Debray, papiers universitaires en règle, à mobiliser – d'aucuns diraient de manière trop facile – le théorème d'incomplétude du logicien Gödel pour pénétrer les voies impénétrables : faire la nique aux intellectuels, qu'il exhorte à sortir voir le monde, faire des sciences. Cette parénèse n'a rien d'austère, mais se ponctue, allegro, de rires spinozistes  : « ne pas dénoncer, ne pas s'indigner, mais tout simplement, s'amuser de cet humour objectif qui met nos catégories et intentions cul par-dessus tête ». Mais ces enjouements intermittents suffisent-ils à récuser le portrait d'un « moisi et scrogneugneu » ? Debray anticipe l'accusation en rappelant que la fin d'un monde n'est pas la fin du monde, que « chaque déracinement libère un contre-enracinement ». Ce goût de la formule, celui du philosophe du dix-huitième siècle, pour qui le beau mot n'était pas un gros mot, ne se réduit pas à du style : la forme exhale le fond serein, l'intemporalité qu'avait déjà contemplée Lucrèce : « eadem sunt omnia semper (les choses sont toujours les mêmes) ».

 

La fable religieuse

Ces six dernières considérations mettent les points sur les i des faits : que faut-il entendre par croyance ? Sacré ? Religion ? Dieu ? Ange ? Laïcité ? Traduttore, traditore : pour définir, Debray blasphème doublement, pour notre gouverne. D'une part, il révèle que nos certitudes actuelles n'ont rien à envier aux croyances de jadis. « Nos déraisons changent de couleur et d'allure. La guérison des écrouelles par le roi de France, le jour de son sacre, nous semble incroyable, mais que la politique de l'offre va nous ramener demain la croissance, cela nous semble très raisonnable ». D'autre part, il analyse les croyances comme des faits. Parce que les croyances sont, elles procèdent de quelque chose qui existe, l'homme, et l'expliquent du même coup. Même le scientiste le plus athée ne saurait dédaigner le fait religieux : « Marx avait parfaitement saisi cette double face dans son texte toujours mal compris de 1844 sur ''l'opium du peuple'', où il sut reconnaître ''l'âme d'un monde sans âme'', à la fois ''expression de la détresse réelle'' et ''protestation contre la détresse réelle'' ». Scrupuleux comme un légiste, l'ancien maître des requêtes au Conseil d’État précise, selon la jurisprudence de ce dernier, la définition juridique de la laïcité... qui n'est pas, le rappelle-t-il fort à propos, dans la loi de 1905, mais dans des textes épars et bien postérieurs.

Certes, la religion est une affaire importante, sans contredit. Mais pourquoi ce parangon de républicanisme aborde-t-il la religion, après avoir parler (de la) politique ? C'est que la grande affaire de Debray, c'est le sacré ; et pour le comprendre, rien de mieux que l'étymologie. « Sacré vient du latin secernere, séparer, dissocier. » Or, l'affaire du politique, c'est de faire d'un tas un tout, c'est d'« empêcher un espace de solidarité de voler en éclats ». Lâcher le mot de sacré, c'est refuser pour Debray le trop commun « amalgame avec la bondieuserie et la sacristie », pour redonner à l’État ses lettres sacramentelles, ses rituels qui relient les hommes. « Une religion ne se caractérise pas par le fait de croire, mais par le fait de se réunir au nom d'une croyance ». En cela, les « défilés silencieux République - Bastille », « le Chant des partisans au Mont-Valérien » sont des « nous » non moins puissants que le panem et la fatiha.

 

La sérénité du rivage

En somme, ces douze chapitres apostoliques brodent en filigrane une définition subtile et exhaustive du sacré, dont l'une des modalités intéresse directement notre temps : « le sacré me rattache à un passé et me fait la promesse d'un avenir ». Pendant de Jeunesse du sacré, qui étudiait le glissement de l'ancien sacré historique et viril à notre sacré présent, naturel et féminin, Allons aux faits ne consiste pas seulement en une puissante merveille d'intelligence et de prose, mais aussi en une lucidité roborative. Preuve en est cet accès d'optimisme qui nous servira de méditation, sinon de bréviaire : « On peut s'inventer d'autres antidépresseurs que des guerres civiles et des croisades pour se dégourdir les jambes. On peut habiter le monde en poète, et non en prophète, en voyageant les yeux ouverts, et non en halluciné plus ou moins dépité. On peut même trouver du merveilleux dans l'usage du monde tel qu'il est, et non tel qu'il devrait être, et partir sur les routes dans une guimbarde avec un Nicolas Bouvier »