C’est en exploitant la fécondité des cultures qu’on pourra déclôturer les identités.

François Jullien, philosophe, helléniste et sinologue, est titulaire de la Chaire sur l’altérité à la Fondation Maison des Sciences de l’Homme. Fin 2016, il a publié aux Editions de l’Herne Il n'y a pas d'identité culturelle. Dans ce court texte inspiré par un « engagement politique contre le repli identitaire », il entend dépasser les apories du débat sur le multiculturalisme : c’est en exploitant la fécondité des cultures qu’on pourra déclôturer les identités.

 

Nonfiction : Dans votre livre, vous opposez les différences aux écarts, en ce que ces derniers promeuvent du commun, alors que les premières laissent tomber ce qui est séparé. De la même façon, vous opposer l’identité aux ressources, en ce que l’identité est par essence figée, tandis que les ressources sont mobiles et exploitables virtuellement. Pouvez-vous expliquer ce que vous entendez exactement par « différences » et « ressources » ?

François Jullien : Ce sont justement ces concepts d’écart et de ressources qui m’ont amené à repenser l’histoire de la philosophie. Pour comprendre l’écart, il faut saisir sa caractéristique essentielle de mouvement, son dynamisme intrinsèque. Le propre de la différence est qu’elle laisse tomber l’autre : je distingue A et B, et je laisse tomber B. L’écart, au contraire, ne cherche pas à définir mais tient l’autre en regard. Il ne s’agit plus, par exemple, de distinguer Platon et Aristote, mais de les mettre en regard : plus Aristote est différent de Platon, et plus il me fait penser différemment aux textes de Platon, plus il m’amène à les redécouvrir. Pour le dire autrement, Aristote me permet, non pas de ranger Platon, mais de le déranger : de le mettre à l’épreuve.

A propos de L’identité culturelle n’existe pas, je ne parlerais par d’un livre : c’est un petit texte, à l’engagement politique contre le repli identitaire. Le débat ne doit pas être entre multiculturalistes et culturalistes. Il faut déplacer, non plus le curseur, mais la focale. En effet, se demander s’il faut plus ou moins d’identité, c’est penser en de mauvais termes : aucune de ces deux positions n’est réfléchie. Au contraire, il faut passer de l’identité – certes légitime dans ses usages bien circonscrits – à la fécondité. De là découle une conséquence politique : on risque des idées jugées « réactionnaires » comme l’enseignement du grec et du latin que je défends. Plus généralement, la question est de savoir ce qui est permis par la pensée, quelles sont ses ressources encore inexploitées. Pour ce faire, il convient des postures idéologiques, pour aller vers le théorique qui redonne, éventuellement, prise à des idées politiques.

 

Si vous vous opposez au concept d’identité, c’est qu’il est essentiellement inclusif. Or, dites-vous, le problème de l’inclusif est qu’il se révèle, in fine, exclusif. Toutefois, ne pourrait-on pas vous objecter les thèses de Hegel et de Freud, selon lesquelles on ne se pose qu’en s’opposant, on ne se construit que dans le conflit ?

Je m’oppose à une conception triviale du négatif hégélien. Je penche plutôt pour un négatif intérieur. Qui plus est, je refuse la notion hégélienne de finalité dialectique. Dans mon prochain livre, Décoïncidence, je mettrai en avant le concept de promotion, justement contre la notion de progrès.

Le problème de la confusion entre ces deux négatifs tient à l’équivocité des termes suivants : l’universel, l’uniforme et le commun. Le commun est ce qui définit la dimension qui nous est en partage, ce qui implique des frontières exclusives. En revanche, la question de savoir comment articuler commun et universel m’apparaît plus intéressante. Certes, la notion d’universel est périmée en tant qu’universalisme, mais pas en tant que concept régulateur, c’est-à-dire comme vocation de la raison. L’universel doit se retenir de retourner dans la clôture communautaire. Si l’universel est plus intéressant que le commun, c’est que ce dernier relève d’un partage de fait, tandis que l’universel tient de la nécessité a priori.

 

 

Vous vous opposez à la conception française de l’assimilation. Cependant, ne pensez-vous pas qu’il s’agit d’une nécessité de fait, eu égard à notre histoire nationale – vous évoquez d’ailleurs les dangers de l’intégrisme   ?

Qui dit assimilation dit identité – et je ne peux pas dire que je récuse le concept d’identité. Je vois deux conceptions de l’identité : l’une singulière, subjective, valable dans un contexte ; l’autre collective, objective, culturelle. C’est cette dernière, comme identification à une conception unitaire, qui me paraît dangereuse. Je ne refuse en aucun cas les mises en scènes romanesques du « récit national », mais elles doivent être assumées comme mythologiques.

 

Vous dites que le développement géo-centré (disons, occidental) des notions de « concept », de « citoyenneté » et de « salut » invalide leur universalité. Mais en quoi est-ce le cas ? Hegel pourrait très bien vous objecter que l’universel nécessite le singulier pour se concrétiser, qu’une nécessité de fait n’invalide pas une nécessité a priori.

Je ne suis pas relativiste, et je ne dénigre en aucune façon ces notions. Je suis prêt à accepter un universel concret, mais déclôturant et rebelle. La fausse universalité, c’est l’universalisme. Au contraire, passer par l’extériorité chinoise me permet de faire ressortir la pensée de l’être. Nos choix occidentaux sont certes enfouis sous des siècles de pensées, mais ce sont de beaux risques. En cela, je suis en désaccord avec le relativisme de certains anthropologues.

La question que je me pose toujours est : à quoi cela me sert-il de penser ? A activer des ressources. Si je refuse, par exemple, la table kantienne des catégories, c’est parce qu’elle prétend se déprendre de la langue d’Aristote. L’étude de la langue chinoise, quant à elle, m’a permis de me déprendre du dualisme existence / non-existence.

De la même façon, il existe deux positions face à la démocratie : ou bien l’on est relativiste, et on lie son sort à l’avènement du bourgeois de l’époque classique, déterminé, localisé dans le précapitalisme ; ou bien l’on est universaliste, et on la considère de la même manière que l’on considère la science européenne – elle aurait produit, comme le pense Marcel Gauchet, des effets de vérité. Je préfère rejeter ce dualisme, et penser moins en termes de vérité que de ressources. Je ne peux pas dire : « La pensée chinoise est plus / moins vraie que la pensée européenne ». Aristote n’est ni plus, ni moins vrai que Platon : il ouvre de nouvelles possibilités et rend plus intéressante la pensée de Platon. Il ne faut jamais perdre cette ressource d’écart.

 

Vous parlez dans votre petit texte, presque politique…

Il n’est pas presque politique, il l’est pleinement !

 

Oui, tout à fait. Vous parlez de la pensée chinoise comme récusant l’être et l’unité, catégorie européennes par excellence. Cependant, au regard ce qu’est devenue la Chine contemporaine, ne peut-on pas dire qu’elle est désormais, en ces temps de mondialisation, la meilleure élève de l’Occident ?

Le concept de mondialisation est ambigu : soit il est stérile, et c’est alors le globish, c’est-à-dire l’unification du culturel ; soit il constitue la chance de la diversité culturelle. Je suis cependant contre une vision culpabilisante de l’Europe, coupable d’avoir apporté au XVIe siècle sa vision mathématisante du monde. Au contraire, ce qui fait que, vers 1550-1600, les sciences s’épuisent ailleurs, mais fleurissent de Pise à Cambridge, c’est bien l’apparition d’une nouvelle ressource apportée par la mondialisation : quelque-chose s’ose comme mondialisation. La devise de la science européenne, « expliquer le possible par l’impossible », a donné une capacité d’hégémonie.

La thèse galiléenne selon laquelle « Dieu a écrit le monde en langage mathématique » n’a pas été choisie par les autres cultures, mais imposée. Les Chinois n’avaient en effet aucune idée d’une langue mathématique du monde. Aujourd’hui, nous sommes à la fin de l’époque de ce déphasage. La Chine se découvre d’abord pauvre et en retard ; puis vient l’époque de la modélisation politique : la révolution. Si la Chine est très bonne « élève » par son renchérissement de l’universalisme, demeure cependant une ambiguïté, un « refoulé », car quelque chose de la culture d’origine semble intraduisible. Comment les conceptions que la Chine déployait pour se reprendre doivent-elles maintenant opérer, à l’heure du globish ? Mon message aux Chinois serait : n’abondez pas dans l’emprunt irréfléchi et n’ayez pas de ressentiment.

 

Que pensez-vous du tournant politique destrogyre auquel nous assistons actuellement, que ce soit aux Etats-Unis, en Europe, en Russie, en Turquie ?

Pour ne parler que de l’Europe, s’il y a tentation du repli, c’est parce qu’il y a déclin. La menace identitaire-culturelle d’aujourd’hui n’est toutefois pas une tendance de fond. Le siècle est-il la bonne mesure ? J’en doute fort. Le réactif est une attitude d’esprit, par essence, inintelligente, qu’il convient de combattre. Certes, il faut un réexamen qui ne doit pas impliquer de repentance, et pour cela, il faut comprendre les phénomènes de puissance. A cet égard, en revenir à de prétendus fondamentaux est stupide. De la même façon, faire le jeu du renchérissement du culturalisme fait le jeu de la victimisation. L’universel doit demeurer régulateur.

 

Emmanuel Macron avait dit lors de la campagne présidentielle qu’il n’y a pas de « culture française ». Pensez-vous qu’il y a une culture, ou du moins un socle commun, un creuset à partir duquel les élèves doivent se construire ?

La question que je pose est plutôt la suivante : quelles sont les ressources culturelles françaises ? Notamment, le latin et le grec. Loin d’être mortes, ces langues sont ouvertures d’intelligence et de réflexion. C’est une lâcheté que de les avoir abandonnées, sous prétexte que ces langues seraient un signe de bonne bourgeoisie.

Le problème du débat autour de la question « quelles sont les ressources culturelles ? » est qu’il présente l’alternative entre le global et le local comme étant nécessaire. Je refuse ces deux termes et préfère parler de focal : il faut toujours une configuration singulière dans laquelle un sujet pense, comme la Vienne juive de 1900. Ces ressources focales doivent être distinguées des valeurs, qu’elles soient globales ou locales. Tandis que les valeurs fonctionnent dans le champ moral, et entretiennent un rapport antagoniste d’exclusivité (« mes valeurs à moi »), les ressources opèrent dans le champ culturel, et refusent le registre de l’exclusivité (on ne possède pas des ressources). Qui dit ressources dit richesse, ce qui suppose des liens et une transmission. Pour comprendre cela, il nous faut sortir de la notion de vérité, de sa singularité historique, pour la repenser comme ressource. Peut-on penser sans vérité ? La philosophie est l’activation de ressources à partir de concepts féconds.

 

N’y a-t-il pas néanmoins un « vrai » philosophique pour les philosophes eux-mêmes ? Aristote ne pensait-il pas avoir raison contre Platon ?

Je veux bien parler de contestation entre philosophes, mais l’histoire de la philosophie ne saurait se réduire à une série de disputes. Il est inintéressant de dire que Spinoza a raison de Descartes, ou qu’Aristote a raison de Platon. Il faut plutôt convenir que les héritiers ouvrent un écart par rapport à leurs devanciers. Il faut suivre la discussion critique, j’en conviens, mais sans en être dupe.

La philosophie n’est pas affaire de vérité, mais de fécondité. L’enjeu philosophique le plus foncier, c’est d’activer des ressources de pensée – c’est pour cela que la pensée chinoise ne s’est pas développée en des termes philosophiques, parce qu’elle ne s’est pas focalisée sur la question de la vérité. La philosophie est plus inventive, comme tranchant, et doit le demeurer. Si la philosophie n’a pas l’idée de sortir de ses institutions académiques, elle court vers un enfermement, début d’un appauvrissement.