Et si la crise économique n'expliquait pas complètement la remise en cause de l'idée de progrès ?

Bien que leur perspective soit différente, les deux ouvrages analysés – l’ouvrage de Pankaj Mishra sur le ressentiment   et celui de Peter Sloterdijk sur les valeurs de la civilisation occidentale   – ont pour thème l’essoufflement et la remise en cause de l’idéologie de progrès, qui a servi de fondement au système économique mis en place depuis l’époque des Lumières en Europe pour se diffuser ensuite au reste de la planète. La montée du populisme, le développement du terrorisme et les menaces pesant sur l’environnement sont autant de preuves de cette remise en cause.

La marche du progrès et le triomphe de la démocratie et du capitalisme, qui semblaient inéluctables, paraissent dorénavant incertains. L’opposition à la société occidentale, qui s’est répandue dans le monde, est devenue de plus en plus violente. Comment est-on arrivé à cette situation ? Quels en sont les facteurs explicatifs ? Telles sont les questions auxquelles tentent de répondre ces deux ouvrages.

 

La contestation du progrès malgré l’augmentation des richesses

Selon Pankaj Mishra et Peter Sloterdijk, le développement économique et le progrès technologique se heurtent à une impasse. Tout d’abord, le système économique actuel se révèle incapable de satisfaire la totalité des désirs qu’il a suscités chez les individus. Ensuite, la modernité a détruit les systèmes idéologiques et les structures traditionnels qui permettaient aux individus de disposer des ressources pour les aider à répondre à leurs interrogations et à faire face aux aléas durant leur existence.

En outre, Pankaj Mishra constate que l’expansion a priori inéluctable de la civilisation occidentale semble marquer le pas. Il rappelle que la conquête du monde par les puissances occidentales et sa modernisation ont été violentes et sanglantes. Les guerres civiles, les conquêtes impérialistes, les génocides et l’esclavage ont été volontairement ignorés pour faire la place à un discours exaltant l’autonomie individuelle, la démocratie et le capitalisme auxquels les populations du monde entier devaient adhérer. Après la décolonisation, il semblait acquis que la transformation des sociétés des pays du Tiers monde pouvait être réalisée en s’appuyant sur un État bureaucratique et une élite éclairée. Le monde post-colonial devait accomplir en quelques décennies les changements politiques et économiques qui s’étaient étalés sur plusieurs siècles en Europe et aux Etats-Unis. Mais la propagation du capitalisme, qui semblait être inéluctable, s’est heurtée à plusieurs obstacles.

Dans la société de la consommation, l’aisance économique et la sécurité économique se révèlent illusoires car seule une minorité peut y prétendre. En outre, au regard de l’inertie des phénomènes économiques, la majeure partie de la population mondiale devrait attendre plusieurs siècles avant de pouvoir rattraper le niveau de richesse des pays développés. Enfin, sans un changement profond du paradigme technologique, l’insuffisance des ressources naturelles et la sauvegarde de l’environnement ne permettent pas d’envisager la poursuite du développement économique fondé sur la révolution industrielle.

Surtout, les milliards d’individus, qui vivent dans les économies capitalistes, sont sous l’emprise de leurs désirs et en compétition permanente les uns contre les autres. Le désir mimétique   réunit les individus dans une relation de fascination et de rivalité. L’instabilité de ces sociétés condamne les individus à l’improvisation permanente et à l’insatisfaction.

Selon Peter Sloterdijk, le système actuel se caractérise par une compétition permanente pour les meilleures places dans la société mais cette rivalité produit de nombreux perdants. Tout en jouissant d’une richesse sans équivalent historique, d’une politique de redistribution à grande échelle et d’une forte augmentation de l’espérance de vie, les individus sont très insatisfaits. Bien que Peter Sloterdijk n’en parle pas, dans les sociétés actuelles, la mobilité sociale est faible en raison notamment du rôle important que joue l’héritage culturel et économique dans le destin des individus. Il existe donc un fossé entre les valeurs affichées et la réalité économique et sociale.

Ces constats sont en partie identiques par le rapport du National Intelligence Council, qui traite des grandes tendances géo-politiques et économiques au niveau mondial à l’horizon des 20 prochaines années   . Ce rapport est la dernière livraison d’une série de rapports publiés tous les 4 ans depuis 1997. La tonalité de ce rapport est assez pessimiste car il estime en particulier que les risques de conflits majeurs n’ont jamais été aussi élevés depuis les années 1990.

Ce rapport constate que les évolutions positives, notamment en termes de production de richesses, se sont accompagnées de la montée de tensions et de risques. D’un côté, on observe le développement économique, la diffusion du progrès technologique et l’accès plus facile à l’information. D’un autre côté, on constate l’accès plus aisé à des technologies de destruction et la montée des risques environnementaux. Surtout, une des grandes tendances actuelles est la montée du sentiment d’insécurité économique dans les classes moyennes résidant dans les économies développées.

 

La montée du ressentiment

Pankaj Mishra pense que la période actuelle ne voit pas un conflit de civilisations mais révèle plutôt les contradictions et les impasses de la civilisation issue de la philosophie des Lumières. En outre, il cherche à montrer que les mouvements actuels opposés à la mondialisation et au progrès ont des parentés voire un lien direct avec les idéologies nées en Europe au XIXe siècle et au début du XXe siècle.

Pour Pankaj Mishra, les sociétés contemporaines sont caractérisées par le ressentiment qui est le produit du fossé existant entre, d’une part, les désirs et l’aspiration à l’égalité et, d’autre part, la non satisfaction de ces désirs et l’accroissement des inégalités. L’auteur estime que Rousseau a su parfaitement analyser et anticiper l’hypocrisie de la culture matérialiste et le rôle du ressentiment   . Selon Rousseau, la liberté individuelle est profondément menacée dans une société obnubilée par les échanges marchands, la compétition individuelle et l’amour propre. Il a montré que les individus sont sujets à des sentiments contradictoires et ne peuvent être assimilés à des individus rationnels mus uniquement par leur propre intérêt.

À l’inverse, Voltaire, qui n’a pas hésité à conseiller les monarques de son temps, a plaidé pour le développement du commerce et a célébré les bienfaits du progrès économique. L’opposition entre Rousseau et Voltaire incarne les deux visions opposées de la modernité et de ses conséquences économiques et sociales.

Rousseau a inspiré les courants idéologiques allemands – le Sturm und Drang, le romantisme et le marxisme. Le Sturm und Drang et les romantiques vantent la Kultur contre la civilisation marchande, le sentiment contre la raison et l’esprit national contre le cosmopolitisme. En Italie, Giuseppe Manzini, un des héros du Risorgimento, vante, face à la médiocrité bourgeoise, le sacrifice héroïque des masses patriotes au nom de la Nation et de Dieu. Partant du constat que la Russie est incapable de se moderniser pacifiquement et progressivement, Mikhaïl Bakounine, théoricien de l’anarchisme, souligne l’inanité de l’action collective et vante la puissance des actes terroristes commis par des individus. Tout en contestant les idées des Lumières, ces courants, qui se diffusent dans le reste du monde au début du XXe siècle, sont convaincus que les idées peuvent transformer le monde car son ordre n’est pas immuable. Les idées, qui ont été élaborées en Europe, se sont diffusées dans le reste du monde et ont inspiré des mouvements opposés à l’Occident ainsi que leur mode d’action.

De nos jours, de plus en plus d’individus ont perdu leurs racines et nourrissent des aspirations violentes. Le ressentiment actuel prend sa source dans l’insatisfaction du désir intense de ressembler aux modèles de la réussite proposés par la société de consommation plutôt que de la volonté de préserver les identités religieuses, culturelles et idéologiques. À mesure qu’il se répand et qu’il s’intensifie, le ressentiment pervertit la société civile et affaiblit les libertés en nourrissant l’autoritarisme, le nationalisme, l’islamisme et la droite extrême. Le nationalisme permet d’établir et de renforcer la différence entre le « nous » par rapport à « eux » et de conduire des politiques de contrôle, d’exclusion voire d’expulsion de ceux qui n’appartiennent pas à la communauté nationale. Le nationalisme est considéré comme un antidote séduisant mais pervers pour se prémunir contre les effets jugés néfastes de la mondialisation perçue comme désordonnée et absurde. De la même façon, l’islamisme radical et la droite extrême apportent des solutions radicales au déclin économique, à la fragmentation sociale et au désenchantement à l’égard de la démocratie. Il s’agit de métaphysiques par défaut pour des individus qui se sentent exclus de la mondialisation actuelle ou méprisés par les classes dirigeantes opérant dans les médias et les entreprises. Tous ces courants idéologiques menacent la démocratie et les droits de l’homme.

Pankaj Mishra n’est pas le premier intellectuel contemporain à avoir analysé le rôle du ressentiment. Ainsi Marc Angenot   considère que le ressentiment est le noyau des idéologies nationalistes du XXe siècle, comme conséquence du postmodernisme, du tribalisme et des autres revendications identitaires. Selon Marc Ferro   , la violence dans l’histoire a pour origine le ressentiment, qui est la matrice des idéologies contestataires de gauche comme de droite. Dans le même ordre d’idées, Peter Sloterdijk   a estimé dans un ouvrage antérieur que la colère, qui trouve son origine dans les vexations et le ressentiment et qui appelle à la vengeance, et est à l’origine des guerres et des révolutions. Les mouvements révolutionnaires et les partis de gauche ont su exploiter la colère, qui ne peut être supprimée mais seulement contrôlée provisoirement par divers mécanismes. Mais, de nos jours, cette exploitation n’est plus effectuée dans un cadre politique. L’islamisme extrémiste n’est pas capable de se substituer aux mouvements de gauche occidentaux en raison de son incapacité à proposer une utopie pouvant donner espoir aux individus qui se sentent opprimés.

L’ouvrage de Pankaj Mishra présente une fresque mondiale et historique du rôle idéologique du ressentiment et il analyse des parentés souvent ignorées entre différents courants idéologiques qui, pour certains d’entre eux, semblaient indépendants les uns des autres. Bien que son explication unidimensionnelle ait tendance à négliger les particularités et la complexité des situations   , il invite le lecteur à ne pas mépriser ces mouvements idéologiques mais à chercher à les comprendre et à s’interroger sur la culture qui les a fait naître par la violence qu’elle crée.

 

Le rejet du passé

En s’appuyant sur une analyse de plusieurs philosophes   , de la littérature, du christianisme et de quelques épisodes historiques   , Peter Sloterdijk cherche à montrer que les civilisations occidentales sont caractérisées par une inversion du sens du temps, c’est-à-dire le rejet de l’existant et du passé, et une transformation des rapports entre les générations.

Dans les sociétés anciennes, le passé avait toujours raison et donc les règles de la société, qui avaient été bonnes pour les ancêtres étaient nécessairement bonnes pour les générations contemporaines et il en était de même pour les générations suivantes. La communauté primait sur l’individu et la stabilité des sociétés était assurée par la transmission de règles et de coutumes devenues indiscutables grâce à leur caractère vénérable, éprouvé et évident.

Progressivement, le patriarcat s’était imposé comme la forme d’organisation sociale qui, en conférant un visage plus humain au pouvoir de commandement ancien et anonyme, avait pour but de transmettre les mœurs ancestrales. Le père était l’incarnation de la moralité qui a toujours raison. Les individus transmettaient donc aux jeunes ce qu’ils avaient reçu et subi des anciens. En Occident, les civilisations juive, grecque et romaine étaient fondées sur la transmission patriarcale.

Selon Peter Sloterdijk, le christianisme a remis en cause le processus de la reproduction familiale et de la transmission traditionnelle père-fils pour les remplacer par un ordre de succession purement spirituel. Le rôle du père physique est nié, les fils succèdent aux fils et les individus s’affranchissent de leur origine familiale.

À partir du XIVe et du XVe siècles, le monde occidental est la première civilisation à se lancer résolument dans l’innovation qu’elle soit technologique, économique et culturelle en amplifiant la remise en cause du modèle de la transmission généalogique. Dans cette perspective, la dynamique sociale s’appuie sur le primat du futur sur le présent et du présent sur le passé : la modernité vise à améliorer le monde. Les individus s’affranchissent des lois de l’origine familiale et cherchent à se définir de plus en plus par leurs réalisations.

D’un point de vue culturel, les classes dominantes, qui considéraient les formes de vie héritées du passé comme superstitieuses, bornées et folkloriques, ont privilégié la nouveauté. Dans le domaine de l’économie, le crédit permet d’émanciper l’individu mais aussi les générations présentes de la fortune héritée et du capital accumulé par les ancêtres. Le primat de la consommation conduit à la fin de l’histoire, qui signifiait un certain renoncement à la consommation au nom du futur.

L’approche de Peter Sloterdijk est proche de celle qu’a suivie, en 2006, Olivier Rey dans son ouvrage Une folle solitude   . Par ailleurs, il paraît intéressant de comparer l’analyse de Peter Sloterdijk avec l’approche d’Emmanuel Todd   , qui pense qu’il existe un lien entre la structure familiale et l’idéologie dominante des sociétés. Plus précisément, le niveau d’autoritarisme dans la relation entre le père et l’enfant, le degré d’égalité dans la relation entre frères, l’échange matrimonial et le statut de la femme seraient susceptibles d’expliquer la diversité des principaux courants idéologiques et des trajectoires économiques   . Tout en reconnaissant un rôle fondamental aux structures familiales, la situation décrite par Emmanuel Todd est plus complexe que l’analyse menée par Peter Sloterdijk. Ainsi, l’Europe est caractérisée par différents modèles familiaux, qui ont favorisé l’émergence de systèmes de valeurs et de modèles économiques variés.

 

L’État impuissant

Pankaj Mishra et Peter Sloterdijk constatent une demande accrue de sécurité et de protection adressée à l’État qui se révèle incapable de la satisfaire.

Pankaj Mishra identifie un déclin de l’État nation et une crise des modes traditionnels de représentation et de gouvernement. Les pouvoirs publics ont perdu leur légitimité politique et idéologique car ils se révèlent être incapables de résoudre les conflits internes résultant de la distribution des richesses et à proposer des compromis entre les différentes communautés raciales. En Occident, l’évolution politique actuelle favorise un despotisme mou plutôt que tyrannique qui se caractérise par un discours extravagant sur la nation, la race et la culture, qui est soutenu par des individus sans lien avec les partis politiques traditionnels, qui menace certains droits et libertés, et qui, parfois, n’hésite pas à mener des guerres préventives.

Selon Peter Sloterdijk, l’État, qui devrait savoir résoudre les problèmes actuels et de réparer les dommages causés par la crise économique et environnementale, se révèle impuissant. La sacralisation du futur a été remplacée par la gestion à court terme des impacts négatifs du développement économique. Mais, la coordination au niveau global des politiques publiques se révèle difficile voire impossible en raison de la multitude d’intérêts privés différents voire opposés. Il semble que les sociétés actuelles oscillent entre « Après nous le déluge » de Mme de Pompadour et « Pourvu que ça dure » de Laetizia Ramolino, la mère de Napoléon.

Bien que Pankaj Mishra et Peter Sloterdijk estiment que la situation actuelle peut difficilement perdurer, ils ne proposent pas de solutions pour sortir de l’impasse actuelle.

Ces deux ouvrages montrent que la crise actuelle est une crise des valeurs qui ne peut se résumer à une crise économique. Les valeurs qui ont été à la base du développement de l’Occident sont contestées et ne semblent pas capables de relever les défis économiques et culturels créés par la production effrénée de richesses matérielles et la mondialisation. La gravité de la crise s’explique aussi par la difficulté pour élaborer des perspectives crédibles   . La période actuelle est une période de transition   où l’imprévisibilité est la règle

 

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