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Tous les jeudis, Nonfiction vous propose un Actuel Moyen Âge. Aujourd'hui, alors que des politiques de droite comme de gauche font leur fond de commerce de la critique de l'Europe, il n'est peut-être pas inutile de rappeler d'où cette idée européenne.

 

C’est une chose étrange que l’Europe… Géographiquement, c’est un continent dont les limites sont bien difficiles à définir. Politiquement, c’est un espace qui s’est régulièrement prétendu uni par diverses caractéristiques, mais qui ne l’a jamais véritablement été. Plus récemment, c’est aussi le bouc émissaire de tous nos soucis, sans que personne n’arrive vraiment à dire précisément si c’est parce qu’elle contrôle trop ou pas assez…

Le concept même d’Europe ne va pas de soi. On pourrait remonter jusqu’à la belle jeune fille emportée par Zeus qui s’était transformé en taureau pour la séduire… Mais bon, à part dire que l’Europe vient de Grèce et qu’elle est belle – et crédule –, ça ne nous dit pas grand-chose. À la suite des Grecs, Europa est un terme qui en vient à désigner une étendue de terre, la Grèce, puis tout ce qui est au nord-ouest du détroit du Bosphore. C’est une terminologie savante et qui n’apparaît pas dans le langage courant avant bien tard.

Mais ce qui m’intéresse davantage, ce n’est pas comment les géographes ont choisi de désigner cette partie du monde, mais plutôt comment est-ce que ce terme technique en est venu à désigner une réalité politique, culturelle, bref ce que beaucoup de gens appellent une civilisation.

 

L’Europe des papes

L’Europe ne va pas du tout de soi dans le contexte médiéval : on y pensait plutôt le monde en termes de religion. La chrétienté était l’entité à laquelle on se référait de préférence, englobant des territoires orientaux ou africains. Pourtant, dans certains contextes, l’Europe fait surface.

La genèse de l’Europe médiévale est tout le contraire de la construction européenne. Alors que les pères fondateurs de l’Union européenne, traumatisés par les deux conflits mondiaux qui avaient ensanglanté le continent, voulaient construire une unité économique et politique qui prévienne  une nouvelle guerre, le concept d’Europe naît au Moyen Âge dans un contexte de conflit. Une des premières occurrences de l’Europe vient d’une chronique mozarabe qui parle des « Européens » lors de la bataille de Poitiers. Il s’agit bien ici une Europe chrétienne qui lutte contre les pouvoirs musulmans qui dominent la péninsule ibérique ; ce sont alors des « Européens » qui se définissent par rapport à leurs ennemis.

Après des réutilisations dans le contexte de la croisade, le terme réapparait dans un contexte assez similaire, sous la plume d’un lettré italien, Aeneas Silvio Piccolomini, devenu pape sous le nom de Pie II. Cet humaniste du XVe siècle doit faire face au danger que représentent les turcs ottomans en Méditerranée. Ceux-ci ont conquis l’Empire byzantin et pris Constantinople en 1453. Ils menacent les possessions italiennes en Méditerranée orientale et les côtes de la péninsule elle-même. Cet empire en pleine expansion est la principale menace du moment.

Pie II connaît bien l’Europe, qu’il a sillonnée dans ses jeunes années. Il écrit un traite De l’Europe, qui trouve son pendant dans un texte ultérieur, De l’Asie. Les deux se font face et sa vision du monde et de la géopolitique de son temps y sont limpides. L’Asie est la terre d’où viennent les invasions et les peuples nomades qui menacent l’Europe : au-delà des Ottomans, les souvenirs des Mongols, qui envahissent l’Europe orientale à partir des années 1240, sont encore vivaces. L’Europe se caractèrise par la chrétienté, là où l’Asie est peuplée de païens ; elle est l’héritière de l’Antiquité gréco-latine, là où l’Asie est barbare. L’Europe se définit alors par opposition à l’Autre, le musulman, l’envahisseur… L’Europe comme civilisation est née.

 

L’Europe des princes et des humanistes

Pourquoi Pie II fait-il jouer l’Europe face aux Ottomans ? Le but politique derrière ces textes est très net. Il s’agit de faire en sorte que les Etats européens s’unissent contre les Ottomans. Le grand projet de Pie II, c’est une grande croisade contre les Turcs. Il s’agit de construire une identité, de faire en sorte que ces souverains si différents se sentent concernés par un devenir collectif. Le projet fait long feu car aucun prince ne souhaite s’engager et engager des sommes considérables dans une entreprise aussi hasardeuse…

Le projet n’était pas bien pacifique, mais Pie II avait bien en tête que l’union fait la force. Aucun État ne pourrait seul faire face aux défis que posait l’avancée ottomane. En revanche, en faisant front commun, ils auraient peut-être pu leur porter un rude coup. Mais les princes n’ont pas cru au tableau que leur dressait le pape.

Pourtant, le mot est lâché, et les humanistes européens des XVe et XVIe siècles s’en emparent. L’Europe devient une entité culturelle, si ce n’est politique, un espace uni par des valeurs qu’on convoque quand les princes se déchirent pendant les guerres de religion. L’Europe n’a jamais été unie politiquement, mais elle devient une idée, un idéal de ce que devraient être les relations entre pays qui ont conscience d’avoir un destin en commun.

 

Une impossible Europe des nations ?

Drôle de voir comment les arguments se sont renversés. Si on nous refait le coup aujourd’hui de la horde de musulmans qui envahissent la belle Europe chrétienne, l’Union Européenne quant à elle n’en est plus le rempart mais la responsable. Pourtant Pie II n’avait pas complètement tort : l’union fait la force. Il ne s’agit plus de s’unir contre un envahisseur. Il s’agit de trouver la force de lutter contre un ennemi commun qui est l’obscurantisme, l’intégrisme, la violence aveugle, qui sont étrangers à tout ce que l’idée d’Europe représente.

Si l’union politique de l’Europe a échoué au XVe siècle, si l’Europe s’est déchirée entre catholiques et protestants au XVIe siècle, si la construction européenne est remise en cause de toutes parts aujourd’hui, cela ne veut pas dire qu’il ne vaut pas la peine de se battre pour cette idée et ces idéaux. Et si le point commun de tous ces échecs, c'était d’avoir voulu construire une Europe par le haut, par l’élite ? Princes, papes et humanistes qui parlent de l’Europe, c’est évidemment essentiel. Mais l’Europe des peuples, ce slogan étrangement absent de la dernière campagne présidentielle, parce que trop ambitieux peut-être, permettrait peut-être de sortir de l’impasse devant laquelle se sont trouvés tous les constructeurs d’une Europe unie.

 

Pour aller plus loin :

- Carlo Ossola, Erasme et l’Europe, Paris, Éditions du Félin, 2014

- Serge Stolf, « De Europa et Asia d’Enea Silvio Piccolomini : migrations, invasions, ancrages, un état des lieux de l’Europe au XVe  siècle », ILCEA, vol. 28, 2017.

- Serge Stolf, « E. S. Piccolomini et les Turcs : l’Europe face à son ennemi », Cahiers d’études italiennes, vol. 21, 2015, p. 105-117.

- Christian Grataloup, L’Invention des continents : comment l’Europe a découpé le monde, Paris, Larousse, 2009.

 

À lire aussi sur Nonfiction :

- Catherine Kikuchi, "ACTUEL MOYEN ÂGE (47) - Les invasions (des clichés) barbares".

- Flora Champy, "Qu'est-ce que l'Europe classique ?", compte-rendu de La naissance de l'Europe classique, de Troie à saint Augustin, de Simon Price et Peter Thonemann.

- Pierre Chancerel, "L'Europe, histoire d'une idée", compte-rendu de L'Idée d'Europe au XXe siècle d'Elisabeth du Reau.

 

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