L'histoire des pédagogies nouvelles est marquée par une orientation pragmatiste qui a souvent correspondu à une perspective émancipatrice en éducation. Mais les travaux en sociologie de l'éducation montrent que, paradoxalement, les pratiques pédagogiques qui favorisent l'autonomie des élèves semblent plus favorables aux élèves qui maîtrisent déjà des savoirs pré-requis.

 

L’optimisme des pédagogies nouvelles

Au XIXe siècle, le socialiste Pierre-Joseph Proudhon, dans une étude qu'il consacre au travail, met en lumière l'importance de prévoir la constitution d'un plan d'éducation ouvrière. Cet auteur accorde une place centrale au travail, en considérant que toutes les idées, y compris métaphysiques, en sont sorties. Les idées naissent de l'action. Ceci constitue un renversement à la fois religieux et philosophique : au commencement n'est pas le verbe, mais l'action. Proudhon affirme par ailleurs que l'observation introduit la démocratie dans l'éducation : dans ce cas, les apprenants ne reçoivent plus dogmatiquement un discours, mais ils se fient à leurs observations pour juger. Corrélativement, il considère la démocratie comme une « démopédie », une éducation du peuple.

William James a dit du pragmatisme philosophique qu'il était un mot nouveau pour d'anciennes idées. De ce fait, on peut considérer Proudhon comme un auteur proto-pragmatiste. Néanmoins, c'est sans doute chez le philosophe John Dewey que le lien entre pragmatisme philosophique et pédagogie reste le plus explicite. La théorie de la connaissance pragmatiste considère que la vérité d'une assertion doit être testée dans l'action. Dewey met au cœur de la pratique pédagogique l'activité des élèves. Les élèves sont invités à former des communautés de recherche et d'enquête afin d'expérimenter et de faire par eux-mêmes. Il s'agit d'apprendre en faisant. Cette importance accordée à l'activité dans l'éducation relève, pour Dewey, d'un idéal démocratique. En effet, la démocratie telle qu'il la conçoit suppose un public actif menant des enquêtes sur les questions sociales.

Cette importance accordée à l'activité des élèves apparaît également chez Adolphe Ferrière, le fondateur de la ligue internationale de l'éducation nouvelle (L.I.E.N.). Un de ses principaux ouvrages s'intitule L'école active. On y remarque l'influence de Bergson, philosophe de l'élan vital. Cette influence bergsonienne est également présente chez le pédagogue Célestin Freinet, lorsqu'il met en avant l'idée de tâtonnement expérimental. Là encore, l'activité des élèves, leur capacité de découverte, est valorisée. L'idéal politique de Freinet est la formation d'élèves capables de gérer eux-mêmes une activité coopérative.

Par la suite, au sein de l'éducation nouvelle, c'est moins l'influence de Bergson que celle de la psychologie constructiviste qui est mise en avant pour justifier la mise en activité des élèves. La psychologie constructiviste de Jean Piaget et d'Henri Wallon s'oppose à la fois à l'innéisme du rationalisme qu'à la passivité de l'empirisme. La connaissance se construit dans l'esprit par l'action. Henri Wallon, par ailleurs militant communiste, a été par ailleurs le président du Groupe français d'éducation nouvelle. Cette approche se trouve valorisée au sein du socio-constructivisme pédagogique.

Le pédagogue brésilien Paulo Freire accorde également une importance particulière à l'action dans le processus éducatif. Mais l'action est cette fois d'autant plus valorisée que l'éducation à pour fonction de développer les capacités de transformation sociale des personnes socialement opprimées. La pédagogie est alors une praxis : elle est simultanément réflexion et action. Cela signifie qu'elle articule théorie critique et action de transformation sociale. L'éducation doit ainsi permettre de passer de la conscience naïve et quotidienne à la conscience critique, capable d'appréhender la réalité sous l'angle des rapports sociaux inégalitaires qui la traversent.

 

Les doutes de la sociologie critique

Néanmoins, la sociologie de l'éducation a été conduite à jeter un regard critique sur l'optimisme émancipateur des pédagogies nouvelles.

En effet, les pédagogies nouvelles tendent à présupposer implicitement qu'il suffirait de libérer les puissances spontanées des élèves pour permettre leur émancipation. Il y a de ce fait une croyance libertaire dans les pédagogies pragmatistes. Il s'agit avant tout de libérer les élèves de la contrainte autoritaire qui pèse sur eux et de faire confiance à leurs capacités d'auto-émancipation. Néanmoins, la sociologie critique met en avant la naïveté que peut receler cette proposition. Elle souligne en effet que les élèves qui arrivent à l'école ont déjà des compétences construites de manière différentes selon leur milieu social. En pensant émanciper les élèves, les pédagogies nouvelles favoriseraient alors, sans en avoir conscience, la reproduction des inégalités sociales.

Plusieurs études ethnographiques sur les pratiques de classe soulignent cet écueil. Ainsi les pédagogies nouvelles ont souvent cherché à motiver les élèves, par exemple en s'appuyant sur leurs centres d'intérêts. Mais ce faisant, elles ont été conduites à générer, sans s'en rendre compte, des malentendus socio-cognitifs (comme le soulignent Jean-Yves Rochex et Elisabeth Bautier). Par exemple, un exercice de grammaire est présenté à partir de phrases qui traitent des super-héros : certains élèves ne vont se centrer que sur les personnages qu'ils apprécient, quitte à se détourner de l'objectif de l'enseignant.e qui est de les faire étudier des règles de grammaire.

La pratique du dialogue est souvent valorisée par les pédagogies nouvelles. Elle est vue comme un moyen de favoriser la participation des élèves et de développer leurs capacités argumentatives et critiques. Mais là encore, le sociologue Jérôme Deauvieau a souligné les écueils que peut receler cette pratique. Les élèves sont heureux de participer et pensent que les enseignants valorisent en soi la participation. Mais ces élèves peuvent ne pas percevoir qu'il est attendu d'eux une participation orale qui s'inscrit dans les codes du discours intellectuel.

La mise en activité des élèves peut également receler des écueils, comme le souligne Stéphane Bonnéry. Les élèves peuvent être en activité, mais ne pas être mobilisés intellectuellement sur l'activité qui leur est demandée. L'enseignant.e peut avoir l'impression que l'élève est en train de construire des savoirs, alors qu'il est en réalité dans une situation de malentendu scolaire.

En définitive, plusieurs travaux, comme ceux de Basile Bernstein ou de Viviane Isambert-Jamati, mettent en lumière que paradoxalement, les pratiques pédagogiques qui favorisent l'autonomie des élèves semblent davantage favorables aux élèves de milieux favorisés qui ont déjà construit des compétences de la culture scripturale en dehors de l'école, dans leur famille.

 

Pour une dialectique de l'émancipation pédagogique

Les travaux des sociologies critiques des inégalités sociales n'invitent pas à renoncer aux pratiques pédagogiques émancipatrices. Mais ils invitent à jeter un regard critique sur ces pratiques afin de les améliorer. Pour comprendre ce que peut être un pragmatisme critique conséquent en pédagogie, on peut prendre l'exemple de la pédagogie féministe.

Une première antinomie que doit affronter l'articulation entre approche pragmatique et approche critique tient à des présupposés épistémologiques. La posture pragmatique repose sur une confiance dans les capacités d'auto-émancipation des acteurs et des actrices, dans la croyance que ceux-ci possèdent des savoirs expérientiels. La posture critique entend au contraire rompre avec le sens commun et dévoiler des rapports sociaux structurels inconscients.

Le mouvement féministe dans les années 1970 a constitué des groupes de parole et de conscience non-mixtes dans lesquelles les participantes pouvaient faire part des savoirs acquis par l’expérience de leur situation de femmes. Ces savoirs individuels mis en commun permettaient aux participantes d'acquérir la conscience que ces situations, loin d'être individuelles, constituaient l'effet de leur condition sociale. Cette conscience a ainsi permis l'émergence de travaux sociologiques visant à montrer comment ces expériences n'étaient pas seulement des expériences subjectives, mais également des réalités sociales objectives qui pouvaient être mesurées dans des études statistiques. Ces savoirs formalisés scientifiquement retournaient ensuite dans les milieux féministes de manière à nourrir les discours de lutte des mouvements militants.

Néanmoins, la féministe Jo Freeman, dans un article intitulé « La tyrannie de l'absence de structure » (1970), a souligné que ces groupes de parole et de conscience non-mixtes n'étaient pas pour autant dénués de rapport de pouvoir. Le caractère horizontal, sans chef, de ces groupes ne faisaient pas pour autant que toutes les participantes étaient à égalité. Elle invite alors à mettre en œuvre des pratiques de régulation qui permettent d’atténuer ces rapports de pouvoir.

Ce regard critique apparaît également lorsque les sociologues féministes se sont intéressées aux interactions dans les salles de classe et à la prise de parole. Les travaux ont pu mettre en lumière que les filles pouvaient avoir plus de mal à intervenir à l'oral et se faisaient plus souvent couper la parole. Cette objectivation des prises de parole dans la salle de classe a été rendue possible par des observations ethnographiques appuyées sur un comptage. Pour éviter ces déséquilibres, les enseignant.e.s peuvent veiller à interroger alternativement filles et garçons, lorsque cela est possible, ou encore, à donner en priorité la parole aux élèves qui ne l'ont pas encore prise.

Le pragmatisme critique en pédagogie consiste finalement dans la mise en œuvre de pratiques pédagogiques qui favorisent la participation des élèves, mais en portant sur ces pratiques un regard sociologique critique, afin de mettre en œuvre des outils de régulation devant modérer la reproduction des inégalités sociales.

 

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