Dans le procès contre l’alimentation carnée, la parole est à l’accusation.

La question animale s’impose de plus en plus dans l’espace public, au point qu’elle ne peut plus être ignorée. Un parti dit « animaliste » a d’ailleurs été créé fin 2016 en France, après que d’autres partis semblables l’aient été à l’étranger. Déjà en 2013, comme le rappelle Thomas Lepeltier, un homme a été condamné à un an de prison ferme pour des actes de cruauté à l’encontre d’un chat   . Régulièrement, des vidéos de l’association L214 font la une des médias, et certaines lois ont été récemment adoptées pour reconnaître des droits à certains animaux ou pour limiter leur souffrance. Tout dernièrement, c’est par exemple l’objet de la loi d’avril 2017 sur la reproduction des cétacés dans les parcs aquatiques. Pourtant, l’activité des abattoirs se perpétue à un rythme inchangé : rien qu’en France, chaque année, ce sont plus d’un milliard d’animaux terrestres qui sont mis à mort, ou exécutés – c’est à travers le choix du verbe que l’enjeu se dessine.

En historien des sciences habitué au traitement attentif des sources, l’auteur a examiné les propos tenus sur ce sujet par de nombreux intellectuels médiatiques, de Raphaël Enthoven à Michel Onfray en passant par Elisabeth de Fontenay, Luc Ferry, Boris Cyrulnik et une quinzaine d’autres. Son hypothèse est que si la plupart d’entre eux reconnaissent la nécessité d’en finir avec les atrocités révélées dans les abattoirs et soutiennent même parfois le choix politique consistant à opter pour un régime végétarien voire végétalien (sans œufs ni laitages), ces personnalités mettent en place, de façon plus ou moins consciente, des procédés intellectuels qui, en dernière analyse, reviennent à refuser tout changement. Ainsi, de façon très méthodique et sans que l’ouvrage s’en trouve alourdi (le texte tient sur 150 pages), l’historien déjà engagé sur ce sujet (La Révolution végétarienne, 2013) se livre à une véritable révolution intellectuelle en sept chapitres percutants : « l’oubli de l’éthique », « les apologies du meurtre », « la négation des droits », « les nouveaux Tartuffe », « la stratégie de l’évitement », « l’appel à la tradition » ou encore « l’art de l’embrouille ».

 

Imposture, malhonnêteté, incohérence ou schizophrénie ?

Sa démarche se place dans la continuité d’un ouvrage célèbre de la fin des années 1990, Impostures intellectuelles, dans lequel les physiciens Alan Sokal et Jean Bricmont dénonçaient l’usage abusif qui était fait des sciences dites exactes pour donner un vernis de scientificité à des théories relevant des sciences humaines, usant ainsi de l’argument d’autorité. Dans le cas présent, il dénonce l’« imposture intellectuelle » des carnivores, avec l’intention de « lancer un débat constructif sur la place des animaux dans la société »   . Prenons quelques cas abordés par l’auteur.

Elisabeth de Fontenay est considérée par les journalistes comme une référence dès lors qu’on s’intéresse au droit des animaux depuis la parution de son livre, Le Silence des bêtes, en 1998. Elle y note, comme le rappelle Lepeltier, que « la plupart des grands écrivains et penseurs juifs qui ont connu le monde concentrationnaire et les camps de la mort ont écrit des choses bouleversantes sur la souffrance animale ». Pourtant elle s’interdit de penser cette analogie au-delà du cadre de la littérature, alors qu’Isaac Bashevis Singer ou Primo Levi ont franchi ce pas, condamnant l’élevage d’animaux de rente et leur abattage   . Dans un texte de 2013, la philosophe s’attaque au « radicalisme animaliste » en reprochant à ses partisans de ne pas respecter la « tradition culinaire ». Comment une philosophe peut-elle argumenter sur le simple respect des traditions ? Lepeltier évoque l’excision, la torture (il aurait pu citer la corrida) et précise : « N’en déplaise à la grande philosophe de la cause animale, les végétaliens font de la consommation de produits d’origine animale une question éthique. Leurs analyses les ayant conduits à conclure que manger des animaux n’était pas moral, ils n’ont aucune raison de prendre en compte le fait que cette consommation relève d’une tradition culinaire. Irait-on reprocher aux anti-esclavagistes de ne pas prendre en compte la tradition esclavagiste de telle ou telle contrée dans leur lutte en faveur de l’abolition de l’esclavage ? »   .

Autre philosophe, Francis Wolff, professeur émérite de l’Ecole normale supérieure, ne défend pas la tradition mais évoque un argument jugé éculé : le loup mange bien l’agneau et il n’est pas possible de trancher entre l’intérêt de chaque animal. Lepeltier rétorque : « Mais cette question n’a aucune incidence sur la question du végétarisme : quelle que soit la réponse à cette problématique du loup et de l’agneau, il est évident qu’on fera moins souffrir d’êtres sensibles en passant à une alimentation végétalienne. Nous ne sommes pas des loups. Pourquoi donc continuer à massacrer des agneaux pour se nourrir ? »   .

Le cas de Dominique Lestel, autre philosophe de l’Ecole normale, est intéressant en ce qu’il est emblématique de ce que les partisans de l’option végane tiennent pour une incohérence. S’il a bien contribué à faire connaître la richesse de la vie mentale des animaux non-humains, évoquant par ailleurs des « cultures » propres aux animaux et estimant que « l’élevage industriel est une ignominie », il a écrit dans son Apologie du carnivore qu’il fallait « faire de chaque repas carné une cérémonie ». Lestel poursuit en estimant que le « végétarien éthique est un intégriste moral prêt à tout (…) qui veut abolir l’homme et l’animalité. » Les végétariens qui prônent l’égale dignité des vies animales et humaines seraient en fait, selon Lestel, les vrais spécistes qui placent l’homme au-dessus des autres espèces, puisque ce n’est qu’à l’homme qu’ils imposent des exigences concernant son régime, allant contre sa « nature ». Lepeltier répond là encore de façon intransigeante : « En quoi refuser d’égorger un agneau quand on dispose d’autres sources d’alimentation serait une façon de réhabiliter la thèse de l’exception humaine ? D’ailleurs, si on suivait la logique de Lestel, on serait antispéciste à chaque fois qu’on refuserait de se promener tout nu dans la rue ou de se renifler le derrière à chaque fois que l’on rencontre un membre de notre espèce. Mais, la seule chose que Lestel veuille conserver de sa ‘condition animale’, c’est la consommation de viande. »  

L’accusation d’imposture vise en particulier Lestel, dont le propos emprunte parfois des détours dont les subtilités peuvent échapper, à tort ou à raison. Ainsi lorsqu’il affirme : « L’une des convictions majeures (des végétariens) est qu’il convient de ne pas faire souffrir les animaux. Or la souffrance peut résulter de la suppression d’une source de plaisir. Le carnivore étant un animal qui prend beaucoup de plaisir à manger de la viande, l’empêcher de le faire revient à lui infliger une certaine souffrance. » Lepeltier révoque sans peine cet argument pour le moins désespéré en le poussant dans ses plus choquantes extrémités : « Imaginons (…) une situation où l’on s’interrogerait sur l’opportunité d’interdire le viol étant donné que celles et ceux qui en sont victimes souffrent. Lestel n’aurait qu’à répondre qu’une telle loi, en dissuadant les violeurs potentiels de commettre des viols, leur imposerait d’immenses frustrations : par conséquent, en voulant éviter que des personnes souffrent en étant violées, cette loi en ferait souffrir d’autres ; fier de lui, Lestel en conclurait qu’interdire le viol n’est pas juste ! »   .

Il est étonnant de constater combien de philosophes et d’intellectuels de renom, légitimés dans leur domaine, s’emmêlent dans des raisonnements éthiques hasardeux. Jocelyne Porcher estime qu’il faut manger de la viande car les animaux consentent pour nous au don de leur vie. Dans une attitude presque schizophrène, l’éditorialiste Jacques Julliard explique d’un côté que « le XXIème siècle sera celui de la cause animale », avant d’ajouter qu’« après tant d’autres créatures dominées, les esclaves, les prolétaires, les colonisés, les enfants, les femmes, tout indique que les bêtes sont en train d’avoir leur tour »… Puis un peu plus tard, on découvre qu’il ne critique seulement l’abattage industriel ou rituel, mais qu’il appelle aussi à des assises nationales avec des « bouchers conservateurs ». On retrouve le même type d’ambiguïtés dans la prose du gourou Pierre Rabhi, qui appelle à sacrifier des animaux en leur manifestant notre « gratitude » si notre « ressenti » nous invite à en consommer   .

Rédigé dans une langue directe, concise et efficace, ce livre répond aussi aux arguments qui alimentent plus ordinairement les discussions de la vie mondaine, tels que « le cri de la carotte », la convivialité du repas carné ou même la concurrence des luttes pour les droits des animaux et pour ceux des « femmes yézidies ». Sur ce dernier point, l’auteur note que, bien entendu, s’engager pour les animaux n’exclut pas d’autres causes et qu’il faudrait expliquer « en quoi la consommation de foie gras serait utile aux femmes yézidies »   .

Assurément, en s’intéressant à la souffrance animale, on en vient à se prononcer sur l’alimentation humaine, un domaine encore sacré et souvent tabou. Cela explique peut-être l’inconsistance du débat et la précarité de certains des arguments de ceux qui s’affichent pourtant comme des partisans de la cause animale. Plutôt que de réfléchir sereinement au message promu par les végétaliens, celui-ci est encore le plus fréquemment balayé sans ménagement. Pourtant nombre de contemporains souscrivent sans doute au mot de Paul McCartney, selon lequel « Si les abattoirs avaient des vitres, tout le monde serait végétarien ». A sa façon, le livre de Thomas Lepeltier y ouvre des fenêtres.

 

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« Le véganisme : philosophie et art de vivre », au sujet de la revue Végane