Etude du film de Mick Jackson sur le procès ayant opposé le négationniste David Irving à l'historienne Deborah Lipstadt.

Réalisé par Mick Jackson, le film Le Procès du Siècle (Denial en anglais) propose en deux petites heures de faire revivre aux spectateurs un procès majeur dans l’histoire du négationnisme. Il s’agit d’une véritable gageure, car ce procès en diffamation intenté par le négationniste anglais David Irving à Deborah Lipstadt, professeur d'études juives et d'histoire de l'Holocauste à l’Université Emory (USA), est si complexe et passionnant qu’il aurait pu fournir la matière à une série documentaire beaucoup plus ample dans le temps. Le défi de rendre ainsi compte des quatre mois du procès (et de ses quarante jours d’audience) a donc été relevé avec brio. Les conseils de Déborah Lipstadt lors du tournage, la base fournie par son livre Denial : Holocaust history on trial (2016), ainsi que la volonté du scénariste David Hare de retranscrire avec exactitude le verbatim des audiences, permettent au film de fournir un excellent accès aux enjeux et tensions du procès.

 

Le procès

Ecrivain anglais, spécialiste de la Seconde Guerre mondiale depuis les années soixante, David Irving se laisse progressivement gagner par les thèses négationnistes dans les années soixante-dix, puis quatre-vingt. En quête de reconnaissance et pour défendre son honneur bafoué selon lui par l’historienne Deborah Lipstadt, qui, dans son ouvrage Denying the Holocaust (1994), l’estimait conquis à la cause nazie et au négationnisme, David Irving décide en 1996 d’attaquer en diffamation l’historienne et l’éditeur britannique Penguin Books. Ce procès, le premier du genre sur le sol anglais, s’ouvrit à Londres en 2000. Il défraya la chronique dans la mesure où, excepté celui intenté en 1964 par le négationniste français Paul Rassinier, nul procès en diffamation ne fut auparavant initié par un négationniste.

Le film de Mick Jackson expose notamment les difficultés rencontrées par la défense lors de ce procès des plus complexes. Selon le droit anglais en effet, la charge de la preuve revient à l’accusé : c’est à la défense de prouver ce qu’elle avance et non au plaignant de prouver qu’il a été diffamé. Lipstadt avait donc l’obligation de démontrer que ce qu’elle avait écrit sur Irving dans son ouvrage était exact, et ipso facto, d’apporter des preuves que celui-ci avait perverti l’histoire.

Le film rend également très bien compte des tensions résultant du problème survenu lors du procès, et relatif au devoir de mémoire : plusieurs des survivants désiraient témoigner en faveur de l’historienne et participer à ce combat contre le négationnisme, mais leur présence au procès ne fut pas souhaitée par les avocats de la défense, qui craignaient qu’ils ne fussent malmenés par David Irving durant les interrogatoires, comme cela s’était déjà produit lors du procès en 1985 au Canada du négationniste néo-nazi Ernst Zündel (mentionné hâtivement dans le film par le conseiller juridique de la défense Anthony Julius). Lors de ce procès, Sabrina Citron, une ancienne déportée et membre de l’association canadienne Holocaust Remembrance, affirmait que Zündel avait publié de fausses informations, selon le Code criminel canadien. Zündel fut accusé par le ministère public de porter atteinte à l’intérêt public en toute connaissance de cause. Le ministère devait alors prouver que les écrits négationnistes étaient faux, et à cette fin des historiens et d’anciens déportés furent cités à la barre comme témoins de l’accusation. Mais ces derniers furent harcelés par Zündel durant l’audience, et leurs témoignages discrédités. Pour éviter que la même situation ne se reproduisisse dans le procès opposant Lipstadt à Irving, l’historienne accepta à contre cœur de se passer des témoins.

 

Irving, un négationniste

Dans la présentation du film en français, il est indiqué que le procès a permis de démontrer l’existence des chambres à gaz. Il s’agit d’un écueil « promotionnel » regrettable dans lequel il convient de ne pas sombrer. En réalité, le procès s’est axé sur deux points juridiques : prouver qu’Irving était un négationniste manipulant les données historiques dans le but de nier les faits, et démontrer que ses distorsions s’inscrivaient dans un agenda politique néo-nazi. À l’inverse, David Irving cherchait, quant à lui, à faire de ce procès celui de la Shoah elle-même.

Avec justesse, le film retrace ces moments où la défense se déplace sur « la scène du crime », à savoir le camp d’Auschwitz-Birkenau, pour attester de l’horreur. Notons que les preuves apportées devant la Cour furent sensiblement les mêmes que celles amenées dans le livre de Jean-Claude Pressac (ancien négationniste repenti, qui, de son côté, privilégia l’approche technique pour rendre compte des chambres à gaz d’Auschwitz   ), à la différence que ce sont ici des historiens, des avocats, puis un juge, qui, avec en tête les arguments de David Irving, se sont penchés sur les archives des plans des chambres à gaz.

Le film décrit parfaitement ces heures de batailles juridiques et rend palpable l’angoisse collective qu’un tel procès ne pouvait manquer de générer. Car ce procès, légitime ou non (aurions-nous mis en jugement la véracité de la bataille d’Austerlitz ?), c’était en quelque sorte l’histoire même en train d’être jugée : si Deborah Lipstadt perdait ce procès, les négationnistes pouvaient clamer la victoire de leurs arguments.

Le film pose subséquemment la question essentielle du procès : une cour de justice est-elle apte à juger l’Histoire ? Mais est ce l’Histoire que nous jugeons ou un homme qui nie l’histoire ? Les juges ne sont pas des historiens, mais la justice, avec son principe d’impartialité, tient un rôle majeur dans de nombreux procès impliquant des négationnistes. À l’idée que « la justice instaure un dogme de vérité en histoire », critique souvent entendue par rapport aux lois instaurées contre le négationnisme, on comprend avec ce procès qu’au contraire, le tribunal permet de prouver la falsification intentionnelle d’un auteur et de mettre en avant ses intentions politiques, parfois inavouées.

À l’évidence, le film se trouvait dans l’impossibilité pratique de montrer le procès dans sa totalité. Richard Evans, spécialiste d’Irving, est singulièrement mis en avant dans le film, alors que d’autres experts ont aussi participé activement au procès : Christopher Browning, conseiller sur la question de la Solution finale, Peter Longerich sur le rôle de Hitler lui-même dans ce processus, Wolfgang Benz, sur le nombre de victimes, Roger Eatwell, et Robert Jan Pelt, sur les positions politiques extrémistes d’Irving en Grande Bretagne, Hajo Funke, sur les positions politiques extrémistes du même Irving en Allemagne, et Brian Levin, sur le même problème dans le cadre des Etats-Unis.

Le procès, qui a donné une définition précise du négationnisme, permit aux chercheurs de la défense de revenir d’Auschwitz avec des plans des chambres à gaz, des rapports écrits par les Nazis, des témoignages de membres survivants des Sonderkommandos, ces unités de travail composées de Juifs forcés de travailler dans les chambres à gaz. Une fois que tous les témoignages, rapports et comptes rendus furent compilés, la défense fut en mesure de prouver que David Irving mentait.

 

Le « rapport Leuchter »

Le film ne fait que survoler cette question, mais durant le procès, le « rapport Leuchter » a constitué un enjeu important. Fred A. Leuchter, « spécialiste de la peine de mort par gaz aux États-Unis » et « chef ingénieur » – appelé au second procès du négationniste canadien Ernst Zündel au Canada en 1988 – a cherché à prouver dans un rapport pseudo-scientifique que les chambres à gaz n’avaient pas existé comme moyen d’exécution. Le rapport Leuchter est un tournant dans l’histoire du négationnisme. David Irving, ainsi que d’autres négationnistes, ont affirmé être devenus négationnistes suite à ce rapport qui aurait été la preuve évidente d’une supercherie. La Cour de justice canadienne a pourtant démenti ledit rapport, dont les allégations ont définitivement été réfutées par le travail de recherche de Jean-Claude Pressac. Durant le procès de Deborah Lipstadt contre David Irving, le rapport fut à nouveau réfuté par l’avocat de la défense Richard Rampton. David Irving fut placé dans la position où il devait soit l’accepter, soit le refuser. On peut donc regretter que cet élément majeur soit à peine évoqué dans le Procès du siècle. En outre, une erreur fâcheuse s’est glissée dans le film au moment où les historiens et les avocats de la défense sont dans le camp d’Auchwitz. Dans le film, Richard Rampton déplore que le rapport Leuchter n’ait pas été contesté juste après sa publication, alors qu’en fait, il le fut dans un ouvrage publié en 1990, dirigé par Shelly Shapiro (ed), Truth Prevails: Demolishing Holocaust Denial: the End of « The Leuchter Report »   , ainsi que dans des rapports scientifiques   .

 

Un agenda politique

L’agenda des négationnistes est un agenda politique. Il s’agit du deuxième point de la défense : prouver les contacts d’Irving avec la sphère néo-nazie. Durant le procès, de nombreuses lettres d’Irving échangées avec des négationnistes et néo-nazis ont été apportées à la Cour, prouvant des contacts dès les années soixante-dix et les décennies suivantes. Cet aspect de la défense a, hélas, disparu du film.

Le film aurait pu aussi pointer l’antériorité du manque de méthode historique de David Irving. Déjà, dans son livre, publié dans les années soixante sur les bombardements des Alliés de la ville allemande Dresde en février 1945, Irving augmentait de manière injustifiée le nombre de morts durant les bombardements afin d’intensifier la brutalité des Alliés. Sa méthode fut alors contestée et jugée anti-historique. Puis, en 1977 dans son ouvrage sur Hitler, il apportait une lecture partiale du parcours du Führer, cherchant à le déculpabiliser de ses crimes, à l’instar des historiens révisionnistes américains qui devinrent également négationnistes. C’est d’ailleurs à cette époque que David Irving entra en contact avec des négationnistes.

Dans ce film hollywoodien à la dramaturgie manichéenne, le personnage de David Irving est montré comme l’archétype du méchant extrémiste irrécupérable. Sans remettre fondamentalement en cause cette désignation, on peut cependant regretter que les paradoxes du personnage soient à ce point minimisés. Le film fait le choix de ne pas mettre en avant les nombreux soutiens reçus par Irving dans l’intelligentsia anglaise et internationale. David Irving est perçu, dans le film, comme un loup solitaire. Or s’il est vrai que tout au long du procès, il chercha à se présenter seul (il s'agissait pour lui d'une stratégie médiatique visant à être perçu comme une victime), il bénéficia néanmoins de nombreux appuis de négationnistes. Et le film, malheureusement, ne présente guère l’influence et la force de ce négationnisme international.

 

L’impact du procès, du film

David Irving fut débouté, son accusation de diffamation fut rejetée, et le juge ajouta que le spécialiste de la Seconde Guerre mondiale était un négationniste actif, un antisémite et un raciste, ayant manipulé les faits historiques dans le but de les rendre conformes à ses convictions néo-nazies.

Malgré ce jugement exemplaire qui eut pour principale conséquence de le ruiner financièrement, David Irving a poursuivi sa carrière, et est invité dans de multiples conférences et dans de nombreuses universités (par exemple à l’université d’Oxford par une association d’étudiants, en octobre 2007). Sa réputation de spécialiste de la Seconde Guerre mondiale n’a pas beaucoup failli. Il a même existé une sorte d’amnésie collective à un tel point que David Irving a été interviewé en 2015 par le Jerusalem Post sans que le jugement du procès ne soit cité (interview que j’avais d’ailleurs dénoncée à l’époque   . Son succès ne tarit pas non plus puisque lorsqu’on tape « Holocaust Historian » sur Google, David Irving est le premier historien apparaissant dans les images, et sa page Wikipédia se trouve en 3e position de la recherche.

Cet échec cuisant de David Irving ne freinera pas non plus les autres négationnistes. En 2006, le négationniste français Robert Faurisson avait intenté un procès contre l’avocat Robert Badinter, accusant ce dernier de diffamation à son encontre. Comme Irving, Faurisson a été débouté. Faurisson réitéra des procès en diffamation contre le journal Le Monde et la journaliste Ariane Chemin, en 2014 et dans une autre procédure en cours pour l’année 2017 (jugement attendu le 6 juin). Pour ces différents procès en diffamation, la réponse de la justice fut exemplaire, mais, à vrai dire, peu importe l’échec de leurs accusations. La stratégie des négationnistes est limpide : utiliser la cour de justice comme une tribune pour mettre la Shoah en procès et se présenter comme de simples victimes qui n’aspirent qu’à défendre la liberté de débat historique.

Ce film a soulevé maintes interrogations et pas mal d’encre a coulé à bon ou à mauvais escient à son sujet, comme lorsque fut proposée une comparaison avec la loi Gayssot en France alors qu’il n’y a aucun rapport entre ces procès en diffamation (intentés par les négationnistes eux-mêmes) et la loi Gayssot (qui permet d’attaquer en justice ceux qui nient le génocide des Juifs).

Le film a également amené Deborah Lipstadt à s’expliquer sur son combat lors de nombreuses conférences, chose salutaire dans notre époque de « post-vérité ». Il est bien sûr essentiel d’expliquer que les négationnistes se basent sur des faits alternatifs, mais il ne faut non plus tomber dans le piège d’affirmer que la vérité n’est pas relative comme l’a effectué l’historienne   . L’historien tend peut-être vers la vérité absolue mais il n’a pas la prétention de l’atteindre. Il travaille sur des documents en constante évolution. Il est ainsi perpétuellement dans la critique et la révision des événements. Observant un contexte, il écrit l’histoire avec une mosaïque de documents. Les négationnistes jouent avec cette complexité de l’histoire, ils nient l’authenticité des documents historiques en notre possession, donnent une fausse interprétation d’autres documents et finissent par construire une histoire fictive.

Peut-on affirmer que la problématique négationniste sur l’aspect technique des chambres à gaz s’est refermée avec le procès ? L’argument sur l’impossibilité technique des chambres à gaz a été réfuté dans le livre de J-C. Pressac, le procès de David Irving, ainsi que les ouvrages des témoins de la défense qui ont suivi   . Cependant, les négationnistes n’ont pas cessé d’écrire sur cet aspect technique. Même si rien de nouveau n’apparaît dans leurs analyses, la forme en fut améliorée, rendue plus efficace, avec des vidéos très élaborées telles que celles du négationniste américain Eric Hunt. Face à la progression du négationnisme dans l’ère de la post-vérité, le film de Mick Jackson présente un intérêt pédagogique majeur. Il pose des questions essentielles sur l’histoire, l’historiographie, l’antisémitisme, le néo-nazisme, sur les enjeux de mémoire et le rôle de la justice. Depuis sa sortie, il est devenu aux Etats-Unis un outil auprès des professeurs d’histoire qui souhaitent répondre aux doutes de certains élèves, en leur permettant de faire la différence entre les faits historiques et les manipulations négationnistes mélangées à un agenda politico-idéologique concernant le temps présent. Malgré les quelques réserves que nous avons apportées, nous confirmons la profonde utilité sociale d’un film comme Le Procès du siècle

 

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