Un manifeste humaniste sur la nécessité d’envisager la Terre en tant que « société planétaire » fondé sur le constat d’un « changement d’échelle ».

A l’heure où le thème de la nation revient en force, le titre du dernier essai de l’anthropologue Marc Augé apparaîtra, au choix, comme une provocation, un anachronisme ou une anticipation. L’Avenir des terriens, sous-titré « Fin de la préhistoire de l’humanité comme société planétaire », reprend et développe une conférence donnée par son auteur dans le cadre de la Biennale de la démocratie de Turin en 2013. Cette dernière portait sur « l’utopie et [le] possible » et amenait Augé à aborder les problématiques liées de l’accélération de l’histoire, du progrès mais aussi des rapports entre société et individu. Plus largement, l’ancien président de l’EHESS reprend ici une partie des conclusions des travaux qui ont fait sa renommée, notamment autour du concept de « non-lieux »   .

 

Le constat de Marc Augé est simple : nous assistons à un « changement d’échelle » imposé à la fois par la « globalisation technologique et la diffusion des connaissances de la macrophysique. » Science et société n’ont jamais été aussi imbriquées. L’utopie libérale décrite par Francis Fukuyama dans La Fin de l’histoire a fait place à une « oligarchie planétaire » et à une explosion des inégalités. Nous nous dirigerions vers une « planète à trois classes sociales : les puissants, les consommateurs et les exclus. » Nous serions loin de l’idéal d’une « société Terre dont les libres citoyens égaux en droit et en fait partageraient l’espace au mieux de l’intérêt commun. » Avec le développement du numérique et des réseaux, nous nous habituons néanmoins à réfléchir à « l’échelle planétaire », ce qui met à mal ce qu’Augé qualifie d’« idéologie du lieu » comme expression géographique, voire historique, du lien social. Enfin, en dépit des progrès scientifiques et techniques, l’avenir – aux chemins incertains – fait peur.

Comment sortir de cette impasse ? Marc Augé propose d’adopter pour cela la méthode d’investigation scientifique avec la « pratique de l’hypothèse », vérifiable et révisable. Il va jusqu’à se demander si la « connaissance » n’est pas le but ultime de l’existence humaine, compatible avec celui du bonheur. Paradoxalement, l’absence ou le refus de projection dans l’avenir permettrait une construction scientifique de ce dernier. En conséquence, la seule utopie valable serait celle de « l’éducation pour tous […] dont la réalisation est […] susceptible de freiner, puis d’inverser celle de l’utopie noire qui semble parfois aujourd’hui en voie de se réaliser, d’une société mondiale inégalitaire, majoritairement inculte, illettrée ou analphabète, condamnée à la consommation ou à l’exclusion, exposée à toutes les formes de violence prosélyte, de régression idéologique et, en fin de compte, au risque d’un suicide planétaire. »

Au centre de la vision de Marc Augé se trouve l’idée d’un « homme générique », autrement dit de l’universalité et d’une fraternité de l’humanité. Il prône un retour à une forme d’universalité   face aux paradigmes de la « différence », c’est-à-dire le « culturalisme », et de « l’indifférence », illustré par les travaux de Bruno Latour, qui donne une large place aux « non-humains ». Pour Augé, « l’enjeu de la vie démocratique est de garantir la liberté (individuelle) sans perdre le sens (social), autrement dit de conjuguer les trois dimensions de l’humain : la dimension individuelle, la dimension culturelle (sociale et relationnelle) et la dimension générique. » Contribuer à l’émergence d’une société planétaire (et donc solidaire), seule solution viable pour affronter les défis de demain selon Augé, en revient à se poser à nouveau deux questions fondamentales : « quelle est la finalité de l’existence humaine ? Que faire pour la réaliser ? » Pour cela, la fiction et ce qu’il nomme « l’ethno-fiction » seraient des outils précieux afin d’imaginer des réponses adaptées à ces enjeux.

 

L’Avenir des terriens tient à la fois du manifeste humaniste et du plaidoyer pour le rôle que doivent jouer les sciences sociales, l’anthropologie en premier lieu, dans la prise de conscience de la dimension planétaire de nos existences et de la nécessité d’envisager une réelle destinée commune pour l’humanité. Augé insiste en effet beaucoup sur la place cruciale de l’anthropologie comme instrument de connaissance de l’autre. Il est donc facile de lui reprocher de voir en premier lieu le monde avec des lunettes de savant, comme lorsqu’il considère le savoir comme l’une des finalités de nos existences. Néanmoins, à l’heure où la tentation du repli et le désintérêt pour la vérité des faits gagnent du terrain face à des problèmes globaux et complexes, un tel rappel est loin d’être inutile