Dans un quotidien saturé d’images, les Visual Studies décryptent comment une culture voit le monde, et comment elle le rend visible.

Le nombre grandissant d’images dans notre environnement est un lieu commun déjà assez ancien. Mais sa constitution en corpus universitaire est plutôt récente, après n’avoir soulevé aucun intérêt académique durant longtemps, sauf d’imprécation. La bande dessinée, la publicité, les images affichées sur le frigo, les films, le virtuel, la photographie, etc. se trouvent pourtant désormais dotés d’une dignité nouvelle puisqu’ils font l’objet de réflexions de la part de chercheurs. Ceci n’est cependant qu’un constat : cela revient aussi à prendre la mesure d’un phénomène qui s’étend à des domaines de plus en plus vastes (l’imagerie scientifique, la photographie de presse, etc.).

Car il faut aussi s’interroger sur le devenir scientifique de ces recherches. Il faut non moins examiner comment elles constituent leur objet à partir de ces recueils, quelle est l’unité de ce corpus, et ce qu’on appelle, à cette occasion, la « culture visuelle ». En effet, les travaux portant sur la vue et le visuel sont désormais incontournables, qu’on les englobe dans la notion de Pictorial Turn (Mitchell) ou de ce Visual Turn devenu une préoccupation des sciences sociales. Ils sont devenus essentiels à notre compréhension de nos sociétés, comme de pans entiers de l’histoire des arts qu’ils contestent comme une discipline fermée, alors qu’ils ont une prédilection pour les modèles transdisciplinaires, ainsi que plusieurs auteurs le soulignent (dont Arnaud Maillet et Martin Jay).

 

Archéologie des visual studies

Du point de vue universitaire, toujours à la recherche de la spécificité de cet objet – dont beaucoup voudraient faire un paradigme, ce qui poserait peu de problème si on n’utilisait pas cette notion avec la signification de Zeitgeist (esprit du temps) –, ces travaux sont subsumés, couramment, sous le titre des Visual Studies (calqué sur celui de Cultural Studies) ou « Études visuelles ». Du point de vue plus général encore, ce rassemblement constitue un espace de discussion autour de l’image, ancré dans l’idée selon laquelle on ne doit pas aborder l’image comme texte. Car il n’est pas de langage universel des images : les images ne peuvent être désincarnées, elles ne sont pas uniquement optiques, et il importe de les saisir en tenant compte de leur légitimation. Cela vaut pour la photographie de presse passée dans le champ artistique récemment, par exemple, ainsi que l’explique Audrey Leblanc. Dans cet espace de discussion sur les images, certains propos sont fort contestés : par exemple, à rebours de certaines interprétations, Jacques Rancière affirme que les images ne veulent rien. A ces études, on associe souvent, de nos jours, les noms de James Elkins, Philippe Descola, Tom W. Mitchell, Hans Belting... Mais Pierre-Olivier Dittmar affirme que la préhistoire des études visuelles se trouve chez Champfleury (et, en 1869, son Histoire de l’imagerie populaire), alors que Maxime Boidy se contente de remonter à Bruno Latour (mettant en jeu, dans les années 1980, un nouveau rapport au visible dans les sciences sociales). Néanmoins, ils prolifèrent aussi en dehors des universités. De fait, cela amplifie encore les objets pris en compte.

 

Une logique propre de l’image

L’ouvrage présenté ici ne prétend pas construire ou imposer une doctrine unifiante à ce corpus d’images, et à la notion même d’image telle que déployée dans ces recherches de Visual Studies. Il se présente plutôt comme un recueil de textes, de diverses provenances : parfois contradictoire, cette diversité donne une belle vue d’ensemble des travaux en cours et des références utilisées. Pour simplifier un peu les données, on peut dire que, explicitées dans ce recueil dirigé par le titulaire de la première chaire universitaire de Visual Studies en France, les Visual Studies s’inquiètent de la vue et du visible, se demandant généralement comment une culture voit le monde et comment elle le rend visible. Ces articles, issus d’un colloque, ne font pas uniquement référence aux arts, mais aussi aux sciences (l’optique), aux médias (télévision), etc.

L’opinion affirme encore que l’image représente, comme s’il lui était naturel d’opérer ainsi, sans qu’on tienne compte de l’imagination à travers l’histoire du regard, de la mémoire et des phénomènes de projections historiques et culturels sur l’image (englobant l’idée que l’image tiendrait moins son pouvoir d’autre chose que de la croyance dans les pouvoirs de l’image, selon Ralph Dekoninck). Or, les images ne peuvent exister dans l’espace social en dehors d’un cadre d’intelligibilité plus large, où elles cohabitent avec de nombreuses autres formes culturelles. Cette illusion de naturalité de l’image lui est dommageable. Un article de Carl Havelange sur la question du portrait (toujours dit ressemblant) montre que l’invention du portrait est plutôt une affaire de valeurs, d’idéologie (on réserve à l’homme seul le privilège de l’intériorité), d’une politique, bien plus que de technique de reproduction fidèle du modèle. Comme un autre article (d’Arnaud Maillet) insiste sur le Moyen Âge, et notamment sur la théorie du visuel chez Ibn Khaldun, et un article met au défi ces restes d’une théorie de la mimèsis, en interrogeant la construction des images scientifiques avec variations en fonction des « progrès » de la connaissance (ainsi le dinosaure, devenu pour nous un gros lézard, fut longtemps un monstre plus ou moins romantique).

Insistons d’ailleurs sur le fait que les images sont liées à leur puissance de plasticité et à la possibilité de les reconfigurer afin d’atteindre, ébrécher, abraser les idéologies... Cela, même si elles peuvent aussi être enfermées : dans des exposition par exemple, qui prennent constamment le risque de faire du spectateur le témoin privilégié et le garant d’un type de lisibilité et de visibilité. Alors qu’il n’est guère que simple témoin.

 

Prise de pouvoir et contrôle de l’image

En tout cas, il est certain que les images pensent, contrairement à ce qu’un usage décoratif du terme prétend. Mais cette formule est équivoque. S’agit-il uniquement de désigner par là une propriété constitutive de l’image ou, comme tend à le souligner Jacques Rancière, ce qui dans l’image résiste à la pensée dès lors qu’elle correspond au principe d’activation de plusieurs régimes inscrits en elle, faisant alors droit à différents ordres de configuration du sensible ?

Il ne faut pas oublier cependant que la vision a des limites non pas physiques, mais toujours enserrées dans le rapport avec un pouvoir visuel, de même que les images participent du pouvoir (elles servent le pouvoir, et elles ont un pouvoir). Ce que montre clairement un article de Magali Nachtergael montrant comment les pratiques artistiques des Femen, ou d’autres groupes activistes, œuvrent subtilement pour déformer les miroirs idéologiques. Elles font preuve de liberté créative. Elles utilisent les ressorts de la vision pour travailler les représentations par la brèche, et mettre en pièce le genre, la domination, l’exclusion... Ce qui pose le problème de la manière dont l’usage des images a le pouvoir de déjouer les normes.

Le pouvoir se prend grâce aux images ; puis il les contrôle, grâce aux spectacles, mais aussi aux expositions qui ne sont rien d’autre que des dispositifs de savoir, qui se donnent moins à voir qu’à consulter (Morad Montazami). Encore est-il possible aussi de les déjouer avec des objets qui ne tombent plus dans la représentation, mais désignent seulement une présentation. Ne pas faire image permet de suspendre le sens. L’exemple des Femen, cité ci-dessus, le prouve.

Enfin, le contrôle s’exerce aussi de l’intérieur même des images, et dans la suspicion portée à leur rapport à la vérité. Un article (Rémy Besson) examine à ce propos le rapport que le film Shoah, de Claude Lanzmann, entretient avec « la vérité » – puisque ce film prétend être plus vrai que les autres films dans la mesure où il ne place par d’intermédiaire entre les acteurs de l’histoire et le spectateur. C’est évidemment un discours qui ne tient pas compte de la question du montage (celui du film en question fut opéré par Ziva Postec). Notons d’ailleurs que les réalisateurs ont plutôt désigné leur film comme une « fiction du réel ». L’auteur de l’article propose alors une archéologie de l’image, sensible aux enjeux de circulation du film et tenant compte de sa réalisation qui, en fait, impose un rapport complètement différent à la vérité. Il examine la construction du récit à partir des recadrages, séquences non montées, reprises, etc. qui ont fait le film.

 

En finir avec les interprétations mécaniques

Un point central, d’ailleurs, et qui n’est pas réservé aux Visual Studies, est le refus de la compréhension mécanique des rapports image-spectateur. Selon cette compréhension, l’image est traitée comme une cause, et le spectateur, comme le porteur des effets suscités par l’image. Ceci, évidemment, au lieu de prendre en compte le rapport image-spectateur. La question des effets de l’image est un présupposé classique.

Or, les articles ne cessent d’y revenir. Par exemple à propos d’un comportement de vote suscité par une affiche électorale dont on attend une grande efficacité. L’exemple pris ici (par Gianni Haver) est celui d’une affiche suisse auto-gribouillée comme en une ironie à l’égard des vandales. Il faut évidemment tenir compte des habitudes électorales préalablement acquises. Le rapport entre le visuel et le comportement électoral n’est pas mécanique. Le visuel est une construction : sa lecture et sa compréhension doivent être rapides, l’émetteur du message doit être perçu immédiatement. Et le regard ne l’est pas moins. Si le visuel est mobilisé pour produire des effets, la participation de ce visuel à un comportement uniforme du récepteur est incertain. Le message peut être reçu autrement par le récepteur ; il prend parfois des sens qui ne sont pas prévus, ou que l’émetteur ne maîtrise pas entièrement. Le sens d’une image se situe en rapport avec d’autres images et en rapport avec une formation du récepteur. Autrement dit, et finalement, il n’y a rien de naturel, immédiat ou évident dans le fait de pouvoir relier une œuvre d’art à un changement induit dans un spectateur, comme l’on relierait une cause à son effet. Plus encore, aucune déduction n’est possible, entre une œuvre imagée, l’effet qu’elle suscite sur le spectateur, et la possibilité que ce dernier s’engage dans une action politique. Au demeurant, les exemples étudiés, loin de notre contexte, montrent clairement que la lecture de l’image ne va pas de soi, et que la connaissance (ici nécessaire, sur place implicite) du contexte est un élément décisif de la capacité de lire.

On pourrait d’ailleurs, à cet égard, prendre le cas du portrait dans la peinture classique, puisque celui-ci montre fort bien qu’il n’y a rien de mécanique à cette tentative de figuration de l’humain, comme le montre Carl Havelange en s’appuyant sur la question du visage telle que développée par Emmanuel Levinas. Le portrait ne s’épanouit qu’avec la modernité. Il répond à une raison historique (celle de l’introduction dans la peinture de personnes particulières).

C’est à partir de ces motifs qu’une partie des articles de ce recueil se centre sur une réflexion épistémologique. La question ne porte pas seulement – mais aussi – sur la nécessité de savoir ce que les études visuelles apportent dans le cursus universitaire. Elle est bien de savoir si on peut définir par là un champ nouveau du savoir, ou s’il s’agit plus banalement d’une approche pluridisciplinaire. Un article dresse un inventaire des différences entre les Américains et les Européens sur ce plan (Thomas Golsenne). L’important est de comprendre qu’il ne s’agit pas d’une mode (Maxime Boidy), même si on en a parfois l’impression, à ne voir cités que des colloques et des recherches doctorales.

 

La visualité

Il est certes impossible de construire, dans les limites de cette chronique, une quelconque synthèse théorique des études visuelles contemporaines. Il suffira d’insister sur un point : la notion de « visualité ». En début d’ouvrage, elle est référée à Thomas Carlyle (par Nicholas Mirzoeff), et contribue à construire deux traits saillants des Visual Studies : l’idée même d’une édification de la vision et de la visibilité, et celle d’une possibilité d’émancipation en milieu visuel. L’auteur nous montre à l’œuvre un subtil jeu historique sur la prise d’un droit de regard de ceux qui sont exclus et qui révèlent la visualité dominante, les techniques de colonisation de l’espace visuel, la visualisation et le rapport du haut vers le bas de l’échelle sociale instauré par l’imagerie. Quant à l’émancipation, elle est citée, mais elle n’est pas suffisamment développée dans ce volume. On peut dire pourtant que la culture visuelle s’exerce contre la visualité. Elle revendique ce droit de regard à l’encontre de la police du visuel.

Encore une fois, les expositions culturelles fonctionnent bien comme des politiques visuelles : on peut se demande en effet comment fonctionnent au fétichisme les agencements, les collections, les vitrines, et les contre-projets qui les mettent au jour, par exemple ceux de Marcel Broodthears (le département des aigles). Les musées seraient-ils des entreprises de mystification du spectateur, lui ôtant son réel pouvoir interprétatif ? De manière ambiguë, on néglige l’attention nécessaire à la corporéité du spectateur, mais on tente de tenir compte de son confort (ce que Denis Diderot explicite depuis longtemps). Jusqu’au moment où des artistes changent les dispositifs, annulent les vitrines et se contentent du display des objets sur le sol, obligeant le sens à errer... dans des étalages anti-esthétiques dans lesquels les objets n’entretiennent pas de liens logiques entre eux, mettant à l’épreuve un jeu infini.

Il n’est pas certain que le détour par Champfleury et sa conception de la culture visuelle populaire résolve aisément le problème, d’autant qu’il décrit cette culture comme affective, naïve, pulsionnelle... La « culture populaire » est un concept qui est par conséquent aussi délicat à manier (condescendant ?) que les autres. Doit-elle être cantonnée dans l’art brut ou naïf ? S’agit-il d’images faite pour le peuple ou par le peuple ? Le caractère didactique des images au Moyen Âge est aussi très contestable ; mais une bonne synthèse de cette question, dans la deuxième partie de l’ouvrage, en suivant Hans Belting, rappelle le cadre d’incertitude et de méthode qui devra être celui de toute étude des images à venir.