Décédé samedi dernier à l'âge de 78 ans, Miguel Abensour était un philosophe de renommée internationale, dont la pensée et les écrits auront durablement marqué le champ de la philosophie politique contemporaine. Professeur émérite de Science politique à l'université Paris-Diderot et ancien président du Collège international de philosophie auquel il était resté très attaché, Miguel Abensour est l'auteur d'une œuvre importante, composée d'un nombre impressionnant d'articles, de plusieurs livres consacrés au lien entre utopie et démocratie et à des auteurs comme Benjamin, Marx, Arendt, ou encore Saint-Just dont il édita les Œuvres complètes, en collaboration avec Anne Kupieck. Proche au cours des années 1970 de Claude Lefort et de Cornelius Castoriadis, il prit part à l'aventure des revues Textures et Libre où il s'agissait de réinventer une politique émancipatrice en référence à la critique du stalinisme qu'avait menée dans les années 1950 le groupe Socialisme ou Barbarie.
Miguel Abensour aura exploré les conditions d'une critique de la politique qui ne se limite pas à une critique de l'exploitation économique, mais enveloppe une mise en question plus générale, et sans doute plus radicale, de la domination. « Critique de la politique » est en effet le nom de la collection que dirigea pendant plus de quarante ans Miguel Abensour, d'abord aux éditions Payot, et depuis 2016 aux éditions Klinsckieck. C'est aussi le nom d'une constellation de penseurs qui sont tous travaillés par un désir commun de liberté, ainsi que de pratiques et d'événements qui attestent que les humains peuvent trouver en eux-mêmes les moyens de sortir de la servitude. Refusant d'étayer son exigence démocratique radicale sur un fondement philosophique se donnant comme indiscutable, la critique de la politique s'exprime ici et maintenant, du côté des dominés, dans un geste de rupture avec des positions de surplomb qui ont trop souvent justifié les dérives autoritaires, pour ne pas dire totalitaires, des politiques imposées d'en haut à des masses foncièrement rétives. Ce que partage à cet égard des auteurs aussi divers que Maximilien Rubel, Claude Lefort, E. P. Thompson, Theodor W. Adorno, Pierre Clastres, Hannah Arendt, William Morris, Walter Benjamin, Auguste Blanqui ou Emmanuel Levinas, dont Miguel Abensour aimait nourrir sa pensée, c'est sans doute une certaine sensibilité libertaire, une inclinaison à penser la politique du côté de ceux d'en bas. Une préoccupation récurrente traversait en effet l'œuvre de Miguel Abensour : « pourquoi la majorité des dominés ne se révolte-t-elle pas ? » Et les auteurs qu'il interprétait apportent autant de lumières à l'exploration de cette énigme initialement formulée par le jeune La Boétie.
L'intelligibilité de la domination, de ses nouvelles formes et de ses racines théoriques, se fait ici indissociable d'une pensée de l'émancipation qui, fidèle aux sentinelles anonymes de la liberté, tente d'abolir la division entre dirigeants et exécutants. Dans cette perspective, le premier écueil serait de réduire la domination au phénomène de l'exploitation, comme s'y adonna un certain marxisme bas de plafond. Une fois écartée cette dérive « économiciste », il faut encore éviter les philosophies de l'histoire qui, par déterminisme, en concluent à l'inéluctabilité d'une fin heureuse ou à l'impossibilité de s'extraire du règne de la violence. Millénaristes ou catastrophistes, ces approches font fi de l'inhérente contingence de l'histoire et prétendent détenir un savoir sur sa destination finale. Miguel Abensour se tenait également à l'écart des pensées « substitutistes » qui, se fondant sur une vision misérabiliste des dominés, consacrent la gloire du penseur éclairé, élevé au statut de sauveur des masses aliénées. Il attirait l’attention sur ces possibles dérives, dont il dressait une généalogie sans concession. Il pointait les angles morts qui risquaient de ruiner les efforts d'une pensée de l'émancipation. Et il invitait ses lecteurs à poursuivre cette traque, pour débusquer les foyers d'inversion qui ne manquent jamais de ressurgir. Ce qui ne signifiait nullement pour Miguel Abensour l'abandon d'une politique qui viserait au-delà de la simple gestion des affaires publiques dans un cadre consensuel, mais sa ré-élaboration au moment où sa mémoire perdue demande à être rachetée, impliquant d'après Walter Benjamin, l'une de ses références centrales, que les classes opprimées ne doivent pas se battre au nom d'un futur inéluctable, mais pour répondre à l'appel des générations de vaincus, et rendre ainsi justice à ceux que le cortège des vainqueurs a si longtemps piétinés.
Miguel Abensour fut autant un éditeur pour qui l'acte de publication était un acte de pensée à part entière. En tant qu’éditeur, Miguel Abensour avait choisi d'endosser les habits du passeur plutôt que de tirer la couverture à lui, en utilisant la collection qu'il dirige pour promouvoir sa propre pensée. On peut en effet considérer la collection « Critique de la politique » à la manière d'un espace où s'est vue diffuser, non la pensée d'un maître ou d'une figure tutélaire à destination d'un public avide d'adhésion, mais des explorations utopiques de la réalité sociale et politique, à travers les recherches originales de penseurs soucieux de dessiner les formes d'une politique où se verrait abolie la division entre les hommes faits pour commander et ceux voués à l'obéissance.
Nous avons personnellement connu Miguel Abensour, nous avons entretenu avec lui une amitié durable, marquée par une fidélité réciproque. Nous avons aujourd'hui une dette envers Miguel Abensour. Mais la dette, lorsqu’elle est intellectuelle et non financière, n’est pas cette chose mauvaise dont il faudrait au plus vite s’acquitter, se libérer, afin de restaurer un rapport d’égalité. Elle est plus proche du don que du prêt, de la gratuité que de l’intérêt. La meilleure façon d’honorer une dette intellectuelle n’est pas de rendre au créancier – et que lui rendrait-on, d’ailleurs ? – mais de préserver le souffle de ce qui fut transmis. Tous ceux qui ont fréquenté Miguel Abensour, tous ceux qui l'ont lu et se sont enrichis de sa réflexion et de son travail lui sont redevables – en se situant dans son sillon, ils contribuent eux aussi, par leur pensée, par leurs écrits, par leur sensibilité au monde, par leur attitude tout simplement, à cette critique de la politique qui est avant tout critique de la domination et désir d'émancipation. Cette fidélité à la singularité qui fut celle de Miguel Abensour doit se comprendre aussi comme une fidélité à ce qui persiste de ce désir d'utopie que l'histoire a trop souvent réprimé. Pour reprendre Walter Benjamin, à qui Miguel Abensour aimait se référer, c'est à travers la remémoration des rêves de bonheur réprimés que l'action utopique parvient à se déployer, réactivant ainsi les virtualités émancipatrices dont sont porteuses les actions mues par le désir de liberté, même les plus infimes et les insignifiantes au regard de l'histoire universelle. La critique de la politique peut donc se comprendre à la manière où, pour paraphraser Stendhal, la mémoire des utopies vaincues contient une promesse de bonheur.
Au-delà du penseur qui aura marqué plusieurs générations, c'était une personne d'une grande délicatesse et d'une profonde douceur. Le "choix du petit", pour reprendre la formule qu'il avait empruntée à Canetti à propos de Kafka, exprime au mieux le rapport qu'il nouait, et aux autres, et à la pensée, marqué par le souci de toujours respecter la singularité de ses interlocuteurs et le refus d'exercer sur eux le moindre pouvoir intellectuel.
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