Comment utiliser le numérique, à bon escient, dans une cure psychanalytique ?

Frédéric Tordo (*) fait partie des quelques psychanalystes qui, comme Serge Tisseron, tentent de théoriser l’usage des outils numériques dans leur clinique. Premier ouvrage de l’auteur, le numérique et la robotique en psychanalyse est un livre important dans ce domaine en voie d’émergence par son ambition affichée.

 

Comment aborder le numérique ?

On peut considérer qu’il existe, globalement, deux façons d’aborder le sujet du numérique en psychanalyse, correspondant précisément aux définitions que l’on donne à ce terme de « sujet » dans cette discipline. Autrement dit, deux façons d’aborder le champ du numérique, suivant que l’on fait usage de la théorie lacanienne du sujet ou non. Ainsi certains auteurs partent de l’aspect mathématique du numérique, et analysent les potentiels effets de la révolution numérique sur le langage, donc sur le sujet, étant donné que la question du sujet de l’inconscient est intimement liée à celle du langage chez Lacan. C’est le cas par exemple de Gabriel Lombardi (L’Aventure mathématique, liberté et rigueur psychotique, Cantor, Gödel, Turing), de Nestor Braunstein (Malaise dans la culture technologique), de Geoffroy Willo   ou encore Christian Flavigny, dans ses deux articles « Le virtuel : un site pour l’inconscient ? »   et « Trame virtuelle, chaîne signifiante »   .

D’autres auteurs choisissent au contraire d’étudier nos relations avec les objets numériques, d’analyser ainsi leurs effets psychologiques sur un sujet. Ils s’intéressent alors aux jeux vidéo, aux réseaux sociaux ou encore aux robots, pour saisir leurs éventuelles incidences sur les dimensions tant psychique que sociale. C’est dans cette perspective que s’inscrit Frédéric Tordo.

Les deux approches sont intéressantes. Il est certain qu’elles vont différer sur la question du langage, ou sur leur définition du sujet. Mais toutes deux peuvent se rejoindre sur la question du virtuel. Le virtuel pourrait même être une sorte de trait d’union, dans le sens où il permet d’aborder à la fois la question de l’image, mais aussi celle du langage à travers la dimension de simulation du virtuel, comme le fait justement Christian Flavigny. Les images numériques sont produites à partir de langages informatiques. La numérisation du monde étant ce mouvement actuel où tout objet (texte, musique, vidéo) peut se voir transformer en ce nouvel équivalent général qu’est le code, après la monnaie.

Si certains livres sont régulièrement structurés autour d’une sorte de « pour ou contre », ou « quels dangers avec… », le parti-pris est ici, résolument, de poser la question du comment utiliser le numérique, à bon escient, dans une cure psychanalytique, et partant de là, de se donner les moyens de penser cet usage.

 

Le virtuel psychique ?

C’est à partir du concept de « virtuel psychique » que F. Tordo entreprend de théoriser cette question. Depuis plusieurs années, en effet, S. Tisseron travaille ce concept de « virtuel psychique » en s’inspirant des travaux du philosophe Pierre Lévy   , notamment à travers son ouvrage Rêver, rêvasser, virtualiser, du virtuel psychique au virtuel numérique (2012), ou encore d’un numéro de la revue Psychologie clinique   .

La première partie du livre, intitulée « Le sujet virtuel, et le travail du double », n’aborde pas les relations avec les objets numériques, mais pose le cadre théorique à partir duquel l’auteur les présentera dans un second temps. C’est une partie dense et difficile, dans laquelle de nombreux concepts sont convoqués ou construits. Le cadre qu’il pose, c’est donc ce registre du virtuel psychique que F. Tordo associe à la notion d’empathie, et à celle de réflexivité. Enfin, il présente les pathologies limites, car c’est à partir de celles-ci que l’auteur a travaillé le plus ses usages du numérique.

Comme le rappelle F. Tordo, la catégorie du virtuel appartient depuis fort longtemps à la philosophie : présente dans la scolastique, elle a été plus récemment retravaillée chez Deleuze dans Différence et Répétition. Dans le sillage de S. Tisseron, F. Tordo souhaite ainsi la fonder en psychanalyse. Et pour ce faire, il en montre les prémices chez différents auteurs comme Nicolas Abraham, Bion ou encore Winnicott. Il s’agit de tenter de la dégager de deux autres notions qui s’en rapprochent, et avec lesquelles elle partage cependant certaines caractéristiques, à savoir l’imaginaire et le fantasme. Enfin, pour mieux définir à quoi lui sert ce concept de virtuel psychique, F. Tordo l’articule au travail de subjectivation, c’est-à-dire, comme Raymond Cahn le définit dans La fin du divan, le « travail de transformation et d’appropriation subjective, à partir des capacités de la psyché à s’informer de son propre fonctionnement, à se représenter que celui-ci représente son activité représentative »   .

L’idée majeure de l’auteur sera de penser, avec ce virtuel, une sorte de boucle réflexive au sein de laquelle le sujet va pouvoir se réapproprier sa propre expérience à différents niveaux, au cours d’un travail de subjectivation porté par une psychothérapie. Cette boucle réflexive rappellera par la suite la boucle informationnelle, qui se met en place à l’extérieur lorsqu’un sujet se connecte avec une machine numérique.

F. Tordo s’inscrit à la fois dans le courant de la psychanalyse qui cherche à mettre en avant la notion d’empathie, en s’appuyant notamment sur les neurosciences, et dans le courant qui valorise la notion de réflexivité, à partir de Nicolas Abraham ou encore René Roussillon. Il propose de son côté une théorisation originale (notamment à travers une notion appelée Autrui-en-soi) qui répond aux problématiques de la subjectivation, que l’auteur a rencontrées dans sa fréquentation des pathologies limites. Si l’on comprend bien, d’un point de vue théorique, que cet appareillage conceptuel est une solution qu’a trouvée F. Tordo pour s’appareiller (pour reprendre l’expression de Pierre-Henri Castel), précisément, à ces patients limites, il est malheureusement parfois difficile d’entendre cet usage à travers les récits cliniques. Ainsi, sans rentrer dans le détail d’une discussion théorique qui dépasserait le cadre de ce compte-rendu de lecture, je me suis interrogé sur l’articulation théorico-clinique de cette première partie, dans le sens où l’argumentation théorique devient parfois d’une lecture difficile, précisément lorsque ce registre du virtuel et les notions construites à partir de lui, perdent leur consistance clinique.

L’idée générale de cette première partie est donc de parcourir les grandes étapes des fondements d’un sujet, les processus dits archaïques, afin de dégager tous les éléments qui participent à la construction des futurs processus de subjectivation. Ces derniers sont conçus comme des sortes de boucles débutant chez un « proto-sujet », passant par un Autre primordial soutenant certaines opérations, qui seront par la suite introjectées. C’est la problématique du double qui est donc au cœur de ces processus, et qui va être mobilisée par la suite à travers la pratique des médiations.

 

Le double au sein des médiations numériques

La seconde partie du livre, « Le sujet augmenté ou le numérique en psychanalyse », aborde plus directement la clinique lorsqu’elle est traversée par l’usage du numérique du côté des patients, ou bien lorsque le clinicien en fait lui-même usage pour soutenir le travail psychothérapeutique.

F. Tordo développe alors ce qu’il appelle les « auto-empathies médiatisées » par le numérique à travers trois étapes   , qui sont : une externalisation (soit de contenus subjectifs, soit de l’Autrui-en-soi), l’installation d’une duplicité entre ce qui est placé dans l’objet médiateur (la machine, l’avatar du jeu vidéo, le robot) et l’espace psychique, et enfin les processus d’introjection de la libido précédemment investie dans les objets externes.

L’auteur expose comment le numérique, dans ses différentes déclinaisons, est approprié à la médiation dans certaines psychothérapies. Autrement dit, comment ce numérique peut devenir un objet de médiation, au même titre que les autres, dont il s’agit alors de penser les caractéristiques, afin de l’ajouter à ceux que l’on utilise déjà.

Le jeu vidéo, devenu un des objets culturels les plus appréciés des adolescents et des jeunes adultes, en est un très bon exemple, car il offre la possibilité à un sujet de se représenter dans un espace virtuel, mais surtout, d’effectuer des actions à travers la relation que le joueur va instaurer avec son avatar. Plus globalement, le numérique serait en effet un médiateur propice lorsqu’on cherche à travailler la réflexivité d’un sujet, du fait d’un certain nombre de caractéristiques qui le rend apte à recueillir, et à inscrire, justement, quelque chose du sujet. Ce dernier peut se faire représenter dans les différents espaces d’Internet, il peut y laisser des traces en manipulant paradoxalement cette matière numérique sans jamais la toucher concrètement. Enfin, ce sujet peut utiliser la médiation du numérique dans son rapport à un autre sujet afin de rendre la relation moins anxiogène pour lui, lorsque les corps réels ne sont pas en présence. La façon dont un joueur de jeu vidéo va instaurer une relation avec son double numérique (son avatar) est dépliée suivant la dimension de l’action, de la sensorialité et de l’affectivité, de la pensée, et enfin, de la prise de compte de la conservation de son propre avatar. La question directrice sera donc de savoir comment cela peut relancer ou favoriser « le travail du double », théorisé précédemment.

L’auteur est donc tout à fait convaincant lorsqu’il présente le numérique comme ce terrain propice à cette extériorisation d’une partie de soi pour, en retour, pouvoir en jouer. Ce qu’il appelle les trois étapes de l’auto-empathie médiatisée. En le lisant, on se dit que c’est bien la troisième étape, « l’introjection technologique » (« l’élargissement du Moi »), qui n’a pas lieu dans les situations de jeu excessif. Cette introjection pourrait-elle d’ailleurs avoir lieu sans la médiation d’un autre être humain ? Mais F. Tordo ne tient pas ce discours que l’on voit parfois apparaître, celui d’un numérique qui serait thérapeutique en lui-même. Evoquant la question du transhumanisme, il replace d’ailleurs les relations entre l’humain et la technologie sous l’angle de l’hybridation, d’un désir d’hybridation   . Ainsi si l’objet technologique « n’est pas véritablement assimilé » subjectivement, il peut en résulter une relation fétichiste à cet objet technologique. Il relate à ce sujet un cas particulièrement saisissant   , celui de Charles.

Cependant, à propos de l’idée de transhumanisme, on peut aussi s’interroger sur la reprise du terme « augmenté » et ses déclinaisons psychanalytiques produites par l’auteur, comme celle de « sujet augmenté », ou encore de « transfert augmenté ». F. Tordo précise que « l’augmentation de l’homme » possède plusieurs significations. Mais justement, l’une d’elle concerne « l’amélioration de la nature humaine, (…) de l’ensemble de l’humanité, avec le projet virtuel de création d’un homme nouveau, un post-humain. »   . Ne serait-il pas possiblement gênant de faire rentrer ce terme « augmenté » dans le raisonnement psychanalytique ?

Cette seconde partie, axée sur les médiations, propose également une relecture attentive du cadre analytique du côté de la façon dont le numérique pourrait interroger la règle fondamentale de la libre association, celle que l’on invoque en demandant au patient : « Dites ce qui vous passe par la tête, sans vous censurer ». Que se passe-t-il lorsque nous nous mettons à jouer à des jeux vidéo avec un patient en séance ? Comment « écouter » les actions du patient-joueur au sein de l’espace vidéo-ludique ? Comment pratiquer « l’attention flottante » dans ces instants-là ? Etc. Si les jeux vidéo sont longuement étudiés, l’usage du numérique à distance à travers le mail, les SMS ou les séances par Skype, est également abordé de façon très instructive. Les cas cliniques sont multiples et tout à fait intéressants en ce qu’ils décrivent très bien l’usage du numérique, soit du côté du patient, soit de l’analyste, et en ce qu’ils interrogent clairement la possibilité de théoriser cet usage partagé. Autrement dit, comment ces usages peuvent participer pleinement de la dynamique de la cure.

 

Demain, les robots

L’auteur a enfin regroupé dans une troisième partie ses réflexions sur la robotique. Il y développe les deux pôles qui, selon lui, structurent nos relations avec les robots, mais également son usage des robots comme objet de médiation, notamment avec des enfants autistes.

Toujours à partir de la notion d’empathie, il y aborde ce qu’il nomme « la robophilie », entendue comme « la passion, l’amour, l’attachement, l’empathie pour un robot, éventuellement accompagnés de sa composante sexualisée » - tandis que « la conduite humaine avec un robot réduite à sa simple expression sexuelle serait à ranger au compte d’une nouvelle forme de fétichisme avec un objet technologique »   . F. Tordo explore également l’autre versant de notre rapport aux robots, à savoir la peur, en la nommant « robophobie ». Ce faisant, il revisite la fameuse théorie de l’uncanny valley de Masahiro Mori : « plus un robot humanoïde est proche de l’humain, plus ses défauts nous paraissent monstrueux et inquiétants. Cependant, lorsqu’un robot a atteint un haut niveau de ressemblance, il est alors mieux accepté. Le terme de ’vallée’ est ainsi employé pour désigner cette zone à franchir au-delà de laquelle les imperfections non-humaines ne provoquent plus d’inquiétudes. »  

F. Tordo propose de concevoir cette peur des robots en trois temps. Le premier correspondant à l’établissement d’une relation empathique avec lui, sur le mode du lien à l’animal par exemple. Le second temps s’installe lorsque surgit l’inquiétante étrangeté, due au fait que le robot présente forcément des décalages, des détails qui vont déranger notre capacité à identifier les émotions simulées, notre tendance à attribuer un esprit ou des traits de personnalité au robot humanoïde, autrement dit, lorsque les robots nous apparaissent comme « des humains discordants »   . La réflexion de F. Tordo est tout à fait intéressante et débouche sur un paradoxe qu’il s’agit surtout non pas d’évacuer, mais de maintenir pour préserver une relation ’saine’ vis-à-vis des robots.

Enfin, à l’aide de sa clinique, l’auteur théorise de façon tout-à-fait pertinente le robot dans le champ des médiations, au sein d’une psychothérapie psychanalytique. Cet objet particulier qu’est le robot (particulier car c’est un objet qui cherche à simuler certaines qualités du vivant, donc à sortir en quelque sorte du monde des objets) pouvant, selon l’auteur, « tout comme l’avatar (…) accueillir une externalisation, prenant la forme d’une ‘présomption’, d’une partie de la vie psychique de l’enfant »   . F. Tordo développe par exemple l’idée de théâtralisation par le thérapeute de ce qui va se mettre en scène entre l’enfant et le robot. Il présente également comment certaines qualités du robot pourront être mises à profit dans le travail sur les enveloppes psychiques de l’enfant, mais également sur la tridimensionnalité. En lisant son travail à partir de deux robots spécifiques (le MIP et l’Alpha 1S), on se dit que comme les robots disponibles pour le grand public ne vont cesser d’évoluer, leurs caractéristiques techniques risquent fort d’évoluer elles-aussi considérablement. Il s’agira alors de continuer le travail de théorisation, tant ces caractéristiques pourront apporter d’autres dimensions importantes à cette possible médiation robotique dans le champ clinique.

Dans la lignée du texte de Freud « Considérations sur le plus commun des ravalements de la vie amoureuse », l’auteur termine son ouvrage sur une réflexion sur le devenir de la sexualité masculine à l’ère du numérique, où les robots deviennent possiblement une nouvelle forme de fétichisme.

 

Une invitation en direction des psychanalystes

Le livre de F. Tordo constitue donc une invitation sérieuse faite aux cliniciens à ne pas reculer devant les outils numériques, que ce soit pour penser les usages de leurs patients, ou pour les utiliser en séance comme objets de médiation. De fait, la pratique révèle tout l’intérêt de la démarche qui consiste à faire travailler la théorie psychanalytique à l’aide – ou à partir – de la question du numérique ; qui consiste à faire du numérique une sorte de levier, à partir duquel s’approprier certains pans de la théorie psychanalytique, sans chercher à « l’appliquer » à l’objet numérique, mais au contraire, en mettant au travail une clinique du sujet et du social.

Etant donné ce que les usages numériques viennent bousculer (notre rapport aux autres, à l’espace, au temps, au savoir, à notre corps, etc.), on peut se demander si l’un ne pourrait pas apporter quelque chose à l’autre, et inversement. C’est incontestablement ce à quoi procède aussi F. Tordo dans ce livre. Sur ce point, il se montre même plutôt radical quant à cette confrontation numérique-psychanalyse, en posant que le numérique pourrait transformer la psychanalyse. Il écrit à ce sujet qu’« une autre psychanalyse est en marche, portée par une génération inscrite dans l’histoire de la culture du numérique, et décomplexée, dans ses pratiques, de l’usage de celle-ci. Il s’agit essentiellement de l’utilisation des médiations numériques, et maintenant robotiques, mais encore de l’ensemble des technologies pour soutenir le transfert dans la cure analytique. »   L’avenir nous dira s’il a raison.