En attendant le « IN » du festival d'Avignon 2017, le Birgit Ensemble s'est produit sur une péniche, les 30, 31 mars et 1er avril derniers. Une façon plaisante, et très appréciée d'un public de happy few, de présenter un specimen réduit et adapté de ses deux prochains spectacles, lesquels sont en cours d'écriture et de montage. 

 

 

Il s'agissait de la péniche « La Pop », amarrée quai de la Loire, sur le bassin de la Villette, à mi-distance de la douane de Ledoux et de la rue de Crimée. « La Pop » se présente comme un « incubateur de musiques mises en scènes ». Le Birgit y incubait Cabaret Europe.

 

 

Un travail duel

Ce n'était pas une bande-annonce, mais une petite œuvre à elle toute seule, comme un poste avancé de la petite troupe qui se dirige, pleine de courage et de vaillance, vers la muraille avignonnaise. Pour qui n'aurait pas vu Berliner Mauer : Vestiges, ni Pour un prélude, les deux premiers spectacles de ce qui forme, avec les deux prochains, une tétralogie historique   , l'occasion était belle de faire la connaissance de ces enfants prodiges. Enfants, car les plus jeunes ont aujourd'hui 26, les plus vieux viennent tout juste de passer 30 ans. La compagnie a été fondée il y a trois ans, suite à la création de Berliner Mauer, un spectacle qui lui-même s'enracine dans la fin de leurs études au Conservatoire. C'est dire l'essor fulgurant de ces phénomènes. 

 

Les doutes d'Angela Merkel (Anna Fournier)

 

On dira ce qu'on voudra des filières d'excellence (en l'occurrence l'Ecole Normale Supérieure, le Conservatoire National Supérieur d'Art Dramatique), il est clair que lorsqu'elles repèrent, instruisent et stimulent l'épanouissement d'artistes déjà si forts, sans étouffer leur liberté créatrice, sans les inscrire dans des institutions pyramidales où pantoufler, ni leur donner trop la grosse tête, mais plutôt l'autorité de réunir ces mêmes institutions au service de la création, on a envie de les féliciter. 

Ce cadre énergique et fécond était sans doute nécessaire pour lancer les deux jeunes femmes auteurs et metteurs en scène, Julie Bertin et Jade Herbulot. Il semble qu'elles y aient ajouté la ressource exigente d'un travail duel qui leur permet, comme l'a dit Julie Bertin dans l'entretien public qu'elle a donné à La Fabrica   le 27 février dernier, de dépasser leurs égos respectifs. À elles deux, elles articulent une dialectique qui va tout droit à l'intérêt théâtral du spectacle, à sa cause esthétique, c'est-à-dire aussi à la cause du public.

 

Europe (Anaïs Thomas)

 

Lutter contre la haine de soi.

C'était donc sur cette péniche, ou plutôt dedans. Dans la largeur de cette barge, la scène était disposée en « bifrontal », et aussi grande que deux places de parking. Un piano droit, une guitare et quelques percussions, des micros... et des boissons pour le public, avant de commencer. Quatre comédiennes et chanteuses, deux comédiens, pianistes, guitaristes et chanteurs, ont alors animé une soirée de cabaret, émouvante, comique, poétique, et pertinemment dynamique, sur le thème de notre Europe, et de deux parmi ses récentes crises épouvantables : le siège de Sarajevo, la dette grecque.

Notre Europe et non l'Europe, c'est vraiment le cas de le dire, même si nous répugnons toujours au sentiment de posséder notre bien, nous autres les Européens. Nous avons passé tant de siècles à mettre la main sur celui des autres, chez nous et ailleurs, à asservir les peuples d'outremer et à nous entretuer nous-mêmes jusqu'à plus soif ! Aussi est-ce plutôt de nous-mêmes qu'il s'agit, et de lutter enfin sainement contre quelque chose qui n'est pas l'oubli. Non pas l'oubli en effet, mais plutôt l'ignorance, le désintérêt et le déni. Et à la racine de ces trois-là : la culpabilité, le désespoir et le dégoût. Lutter contre la haine de soi.

 

Aléxis Tsípras (Antoine Louvard), discours de soirée électorale

 

Comme le Homère de l'Iliade, l'Eschyle des Perses, et le Shakespeare des pièces historiques, le poète prend en charge, comme une sorte de mission, le devoir de figurer une histoire subjective. Ce récit rend chair et sens à ce qu'on a (et à ce qu'ils ont, nos parents) vécu.

C'est dans ce registre, apparemment, que s'inscrivent Julie Bertin et Jade Herbulot. Leurs deux spectacles d'Avignon nous montreront dans quelle mesure elles ne déméritent pas, toutes proportions gardées, d'Eschyle et de Shakespeare. Non pas au sens où il y aurait à égaler ces grands modèles, mais au sens où il y a, pour tout artiste, une place à prendre dans la culture de nos émotions et de nos idées, un esprit à incarner, et une signification historique à chanter. Les deux jeunes artistes ont manifestement l'intuition que le public européen, sinon le peuple, attend son hymne et ses héros contemporains.

 

 

Quand l'effet de mémoire l'emporte sur l'effet de savoir

Elles nous ont donné dans ce Cabaret Europe un très plaisant avant-goût de tout cela. C'était tout à fait prometteur. Le volet Sarajevo était particulièrement émouvant, avec ses chants bosniaques, ses témoignages et récits (comme cette journée de l'élection Miss Sarajevo où les fleurs ont du mal à rivaliser avec les armes). Le volet athénien était plus drôlatique. Il nous a valu par exemple la complainte désopilante d'Angela Merkel, à laquelle on a envie d'attribuer la mention « vaut le détour ». 

Et puis, comme en contrepoint et en surplomb, le personnage d'Europe, qui se lève, toute nappée de poésie mythique. Plus tard, gravement affectée de l'incurie des Européens, elle interprète avec une sorte de calme divin rempli de noire fureur le tube du groupe Nirvana, Smells like teen spirit. Cette chanson fit le tour du monde en 1991. Américaine, elle ne résonne pas moins parfaitement aux oreilles européennes de la génération dite X, précisément celle qui a vécu, impuissante, de près ou de loin, Sarajevo.

 

Sarajevo sous le tir de snipers assassins

 

Julie Bertin, dans le même entretien, a évoqué cette situation étrange pour les jeunes comédiens : ils jouent l'histoire européenne devant un public qui est, pour une part, plus âgé qu'eux, et qui par là « en savent plus long » sur le sujet. Il est vrai que la documentation la plus complète sur les événements de l'époque ne remplace pas l'expérience vécue. Il y a pour chacun un champ particulier de perception sensible qui s'appelle la mémoire et qui ne peut pas être remplacée par l'histoire. 

Pour cette fraction du public, la chanson de Nirvana, par exemple, risque d'avoir la puissance multipliée de l'effet de mémoire et non plus de l'effet de savoir. Les autres ne pourront pas comprendre pourquoi ceux-là ont les larmes aux yeux. C'est que, plus jeunes ou plus vieux, le curseur de la mémoire affective personnelle est placé plus près ou plus loin. C'est ainsi que la chute du mur de Berlin produit des ondes plus serrées que son érection en 1961, à moins qu'on ait aujourd'hui au moins 75 ans. Les snipers de Sarajevo déchirent encore le cœur de certains en tous sens et les empêchent de dormir. Au point peut-être qu'ils ne pourraient en soutenir la représentation au théâtre. 

 

 

L'art médecine de l'âme

Voilà de quoi méditer ce qui distingue l'historien, de l'artiste qui se mêle d'histoire. L'historien construit des faits, élabore des savoirs qui sont comme des perspectives fondées sur ces faits. À défaut de garantir l'objectivité absolue, il garantit la possibilité de revenir interroger la construction de ces faits et l'élaboration de ces perspectives. Sa position est scientifique.

L'artiste est plutôt un médecin de l'âme, qui fait usage du poème comme d'un puissant remède à la détresse des humains. Il travaille la mémoire et la sensibilité subjectives. Il chante indéfiniment, et chanter fait du bien. Chanter fait du lien. Chanter panse les plaies. Chanter fait reprendre courage, et comprendre mieux ensuite, lorsque de sens rassis on en vient à l'histoire, qu'il y a quelque chose de valeur à sauver.

L'Europe, après tout, a su aussi, et sait peut-être encore, ne pas démériter de l'humanité (fonder et promouvoir l'état de droit, effacer les frontières, laisser circuler librement les biens et les personnes, respecter la diversité des langues et des cultures, inventer l'Etat providence, inventer la démocratie ...).

 

 

Vidéo du Birgit Ensemble. Chanson populaire bosniaque : Emina

 

 

Julie Bertin et Jade Herbulot

 

À voir au festival d'Avignon 2017 : 

Memories of Sarajevo, Gymnase Paul Giéra, du 9 au 15 juillet, relâche le 12

Dans les Ruines d'Athènes, même lieu, mêmes dates.

 

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