La revue Véganes s’impose d’emblée comme un point de repère essentiel face à la profusion des écrits sur le végétalisme.

A l’heure où à gauche, depuis Nuit Debout, se pose la question de la convergence des luttes, voilà qu’une proposition se dessine dans une perspective originale. Etre végane, c’est d’abord s’opposer au spécisme, compris par les adeptes du véganisme dans les mêmes termes que le racisme. Alors que le racisme revient en définitive à penser qu’une race serait supérieure aux autres, les spécistes estiment qu’une espèce, en l’occurrence humaine, aurait tous les droits sur les autres, notamment celui de les maintenir en captivité et les exploiter pour les manger, se divertir (corrida, équitation, zoo) ou s’en vêtir.

 

Convergence des luttes

L’équipe de la revue l’annonce sans ambages dans un texte programmatique intitulé « Pourquoi nous sommes véganes » et placé avant le sommaire : « Nous sommes véganes, enfin, parce que nous sommes écoféministes et humanistes. Nous condamnons toutes les formes de privilèges injustes ou de discriminations arbitraires : spécisme bien sûr, mais aussi capacitisme [discriminant les personnes vivant un handicap], racisme, classisme, sexisme, hétérosexisme, transphobie, grossophobie, etc. Nous croyons que c’est à l’intersection de ces oppressions qu’il faut penser la lutte. »

Rien d’étonnant, dès lors, à ce que la revue qui contient 54 textes sur moins de 180 pages (avec de nombreuses illustrations), propose aussi des articles féministes : ainsi de celui par lequel Magenta Baribeau propose de « Sauver la planète un utérus à la fois », ou de la recension, plus convaincante, du livre de Carol J. Adams, La politique sexuelle de la viande par Françoise Armengaud. D’autres articles encore font le lien avec l’écologie, comme celui de Mélissa de La Fontaine qui aborde les déménagements à vélo ou les propositions pour mettre fin à la production de déchets.

 

Voltaire végane

Une rubrique « Documents », particulièrement intéressante, montre que si le véganisme est récent comme doctrine (son apparition sous cette domination est concomitante de la création de la Vegan Society en Grande-Bretagne en 1944), on trouve des textes décisifs chez des auteurs comme Voltaire, que présente Renan Larue. Chez le philosophe des Lumières, la défense des animaux se présente clairement comme une extension de l’humanisme au même titre que le féminisme, l’appel à la tolérance ou la remise en cause de l’esclavage. « Qu’y a-t-il (…) de plus abominable que de se nourrir continuellement de cadavres », demande celui qui profite d’un dialogue imaginaire entre un chapon et une poularde pour rappeler que Pythagore avait ramené d’Inde une première forme d’antispécisme (des extraits de ce savoureux dialogue sont proposés sur deux pages). Deux pages sont aussi consacrées à Elisée Reclus, fondateur de l’anarchisme écologique, avec une superbe reproduction de son portrait par Nadar. L’article de quatre pages sur les anarchos-végétaliens des années 1920 en France, par Christiane Bailey, prolonge les textes présentés de la pensée de Reclus. Rejetant à la fois le capitalisme, le colonialisme et le spécisme, il s’agissait pour eux, comme le note l’auteure, de « ne pas attendre une hypothétique révolution prolétaire, mais [de] mettre immédiatement en pratique les conditions de notre libération en cessant de dépendre d’un système qu’on condamne. » Voilà une autre pensée antisystème que ce que proposent actuellement les candidats à l’élection présidentielle en France !

 

Contre-culture rationaliste

Car Véganes est bien en ce sens une revue « contreculturelle » visant à changer profondément la société. Dans son éditorial, la co-fondatrice de l’association L214 connue du grand public pour ses vidéos tournées dans les abattoirs, Brigitte Gothière, appelle à « un autre monde à construire ensemble », s’appuyant sur « la rigueur du raisonnement éthique, les preuves scientifiques de la sentience des animaux [capacité de ressentir des émotions et des désirs], l’injustice et la cruauté de leur sort dévoilées au grand jour ». Le véganisme est bien un courant politique et éthique rationaliste, et c’est pourquoi on pourra regretter que certains articles comme celui de Magenta Baribeau, d’une inspiration malthusianiste discutable, ne contiennent aucune source pour les chiffres avancés (chaque bébé américain serait voué à devenir responsable de l’émission de 1644 tonnes de CO2 sur la durée d’une vie, l’empreinte carbone liée à l’alimentation d’un « grand amateur de viande » serait de 3,3 tonnes de C02 contre 1,5 pour un.e végane, etc.).

Si le premier numéro d’une revue est rarement parfait, et avec celui-ci, le pari est largement réussi, avant tout dans la variété des sujets et des publics concernés. L’équipe de rédaction, visiblement franco-québécoise, propose ainsi un « Petit guide de survie pour les ados véganes » où Lora Zepam vous explique comment garder la tête haute si on se fait « niaiser » par les ami.e.s, retraçant son propre parcours lorsque, encore adolescente, elle est devenue végane – ce qui l’a manifestement conduite à se retrouver « un peu fuckée » par moment. Avec un style alerte, jeune sans être démagogique et néanmoins responsable, elle insiste sur la nécessité de complémenter son alimentation en vitamine B12.

Ce ton enjoué, parfois drôle, est important pour lutter contre le cliché qui voudrait que les végétariens et véganes soient des individus tristes vivant dans la privation. Dans sa recension du livre de Françoise Armengaud (Apprendre à lire l’éternité dans l’œil des chats), Martin Page insiste au contraire sur la joie et le plaisir. La quinzaine de pages sur la cuisine végane, avec de nombreuses recettes (pour faire des « fromages cendrés » ou des « Fettucine Alfredo à la noix de coco ») s’inscrivent dans cette démarche, tout comme les pages consacrées au site VegOresto permettant de trouver aisément en France des restaurants offrant des plats végétariens ou véganes.

Pas de dogmatisme non plus, et on lira avec profit dans la rubrique « Transition » le témoignage d’Ina Mihalache (YouTubeuse connue pour sa chaîne « Solange te parle ») qui « essaye de devenir végane ». Lorsqu’on constatera que cette revue contient aussi une rubrique cinéma, des conseils de livres pour enfants et tout un dossier « génération végane », on comprendra qu’il s’agit bien de proposer une vision sociétale globale du véganisme qui est aussi, tout simplement, une vision d’avenir jugée nécessaire pour des raisons simultanément éthiques, politiques et environnementales.

 

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