Stéphane Braunschweig revient sur l'interprétation de Soudain l'été dernier, qu'il vient de monter à l'Odéon-théâtre de l'Europe, dont il est le nouveau directeur. Il remet en cause l'idée que le théâtre de Tennessee Williams soit psychologique, et nous explique comment sa scénographie cherche à révéler le caractère allégorique et la « fulgurance poétique » de cette pièce. 

 

 

Nonfiction : Certains voient dans Soudain l'été dernier un  « polar psychologique ». Sans doute à tort, car ce qui est en cause dans cette pièce, ce n'est pas le destin de l'héroïne. Qu'elle s'en sorte ou non, on ne le saura pas, et c'est indifférent. Il n'y a pas de suspens autour de son cas. La fable se résume donc plutôt ainsi : une jeune fille vient nous montrer, par le récit d'une expérience terrible, que le mal radical est à la racine de l'existence - Dieu est méchant (et cette méchanceté traverse l'humanité, c'est sans remède). Stéphane Braunschweig, est-ce que l'héroïne de Soudain l'été dernier, c'est vous ?

Stéphane Braunschweig : Je pense que Tennessee Williams se retrouve beaucoup dans ses personnages. Il est aussi bien dans la figure de Sébastien le poète mort, que dans sa propre mère, que dans Catherine. Cette jeune fille, c'est donc plutôt lui. 

Maintenant, ce personnage vient, disons, affirmer quelque chose que les gens ne veulent pas entendre, qui s'exprime par un récit qui est peut-être en partie fantasmé, et donc fictionnel, quelque chose qui touche à une sorte de vérité du monde. De ce point de vue là, la jeune fille, Catherine, rejoint une figure d'artiste, une figure de poète. Et d'ailleurs son texte est éminemment poétique. 

Quant à moi, je ne me considère pas comme un poète, mais comme un interprète. Comme un artiste,  sans doute, mais comme un artiste-interprète. Le texte de Tennessee Williams n'est pas le mien, ce ne sont pas mes mots, et j'éprouve de la modestie devant ceux qui savent écrire avec les mots. 

En l'occurrence, je m'intéresse à une des fonctions du théâtre, que je crois être reprise ici, qui est de donner accès à une certaine âpreté du monde, à travers des fictions.

Ce personnage de jeune fille exprime une vertu. Qu'est-ce que c'est, la vertu de l'artiste de théâtre ?

Cette pièce met en scène l'opposition entre quelqu'un qui ne veut pas voir et quelqu'un qui voit. L'artiste, c'est celui qui voit. Et qui essaie d'ouvrir les yeux de ceux qui ne veulent pas voir. 

Mais est-ce qu'on peut croire dans cette vertu de l'artiste, aujourd'hui ? Est-ce qu'on peut croire qu'il cherche vraiment à voir ?

La vertu de l'artiste, ce n'est pas l'innocence immaculée. L'innocence, c'est parfois l'ignorance et aussi parfois une forme de pureté. Je ne pense pas que les artistes soient purs. En revanche il y a une vertu que j'aime bien, c'est la candeur. La candeur c'est ce qui permet de retrouver parfois un regard d'enfant sur le monde. 

Est-ce qu'elle est candide, cette jeune fille ?

La candeur ce n'est pas tout à fait être candide. Quand on dit  « candide », on repart sur l'ignorance. Il peut y avoir de l'effroi dans un regard de candeur. 

Et précisément c'est cela que la jeune fille conjugue : l'effroi et la candeur. Mais est-ce donc ce que vous, vous êtes venu dire : le mal est radical ?

Je ne crois pas que, personnellement, j'arrive à voir les choses en terme de bien et de mal. La réalité est complexe, et d'ailleurs, chez Tennessee Williams, on voit bien que le personnage de Sébastien peut être tantôt bon, tantôt mauvais. Les signes peuvent s'inverser. 

L'intérêt du personnage de Catherine tient aussi au fait qu'elle est folle amoureuse de son cousin. Ce qui ne l'empêche pas de découvrir sa monstruosité. Les éléments objectifs d'un jugement de valeur sont très mêlés, presque confus.

Le mal, c'est donc une valeur relative, et une expérience mélangée. Mais est-ce qu'on peut tenir le mal à distance, l'enfouir, le maintenir au loin, comme nous maintenons les guerres au plus loin possible de l'Europe ? Et n'est-ce pas précisément le sujet de la pièce, cette mise à distance qui tourne au déni ? Est-ce qu'on peut profiter sans remords d'être loin du mal ?

C'est une question qui traverse le spectacle, en effet. Le récit de Catherine réfère à une expérience placée au loin dans le passé, dans l'espace, et que tout le monde veut ignorer. Mais c'est aussi loin que dans la vie, lorsqu'on crée des murs et des barrières pour ne pas voir les choses. La misère du monde qui surgit à la fin est aussi sous nos yeux. 

 

 

L'art théâtral aujourd'hui, est partagé devant la question de « quoi faire après Auschwitz ». Il y a ceux qui font le choix du divertissement, qui mettent la barbarie entre parenthèse et font ce que Julien Gosselin dénonce comme « vieux théâtre ». Il y a ceux qui cherchent la remédiation, comme par exemple Daria Deflorian et Antonio Tagliarini : ils « aiment » le public et cherchent, sans se décourager, à réunir les morceaux brisés de notre humanité. Enfin il y a ceux qui, comme Warlikowski, cherchent la rupture : ils affirment leur « haine du théâtre », un théâtre qui serait structurellement mensonger, et ils proposent des spectacles qui déchirent le public, ou du moins sont censés le faire. 

Avec Soudain l'été dernier, où vous situez-vous ?

Je ne me situe pas du côté d'un désespoir et d'un cynisme absolus. Je ne suis pas du tout religieux, mais j'ai tout de même une foi certaine dans le théâtre, dans la capacité des artistes à exprimer, et donc à ouvrir les yeux. Évidemment, on n'ignore pas Auschwitz, et surtout pas. Je ne suis pas du tout pour un théâtre de divertissement. Mais je crois à la force de la fiction, à la force des récits, et à la capacité de retrouver du lien à travers les récits. Si donc je devais m'inscrire dans l'une des trois catégories, je dirais que je me sens tout de même plus proche de Daria Deflorian que de Christophe Warlikowski. Mais je ne sais pas si c'est ce qui ressort de ce spectacle-là, Soudain l'été dernier.

Il ne propose pas une remédiation. Il n'est pas un cri non plus, mais il affirme tout de même que rien ne peut plus aller de soi. Il s'en tient à l'expression de la vérité, à une sorte d'état aigü du questionnement. N'est-ce pas là une justification suffisante pour avoir choisi cette pièce, précisément, comme la pièce qui devait initier votre direction et votre contribution artistique au théâtre de l'Odéon ? 

C'est une remarque intéressante. Mais moi, mon travail est, de pièce en pièce, de creuser un sillon, d'articuler des réalités psychiques avec des réalités sociales, politiques, économiques, sans que les unes déterminent nécessairement les autres. La complexité du monde est lisible à l'articulation du psychique, du social et du politique. Pour moi, il n'y a pas de hasard à l'origine du choix de cette pièce. Elle est à l'endroit exact de cette articulation de toutes ces dimensions de la réalité humaine. J'essaie par là de donner à lire, encore une fois, la complexité du monde.

Vous avez pourtant hésité à la monter. C'était un projet destiné au théâtre de la Colline, avant votre nomination à l'Odéon.

J'hésitais pour une raison de fond. Le théâtre de Tennessee Williams a cette réputation d'être un théâtre éminemment psychologique. J'ai hésité à monter la pièce parce que j'ai eu peur que cela ne reste que ça. Il me semble qu'on a trouvé le moyen de faire entendre autre chose. 

Cette pièce, qui a un côté très statique, se situe-t-elle dans l'œil d'un cyclone ?

L'intérêt de cette image, c'est que dans l'œil d'un cyclone il y a une place vide, une place manquante. Et que tout le mouvement se fait autour de ce vide.

Une autre image : est-ce une pièce où l'on conduit le public à méditer sur la mort d'Empédocle, comme s'il était sur les pentes d'un cratère ?

Pourquoi pas, en regardant les sandales que le volcan recrache ? Il y a effectivement des sandales, quelque part, dans le jardin. De fait, c'est une pièce qui travaille sur un être disparu. On peut imaginer pendant toute la pièce qu'il s'est suicidé, car c'est une forme de suicide qu'il a vécue, donc de ce point de vue, Empédocle, oui.

Il y a plusieurs tragédies emboîtées les unes dans les autres : celle du poète (son homosexualité qui lui vaut une mort violente), celle de Catherine (la vengeance de la mère), celle de l'humanité (le mal radical). Or l'action (qui pourrait constituer une tragédie classique) est inhibée par une narration (le recit final de Catherine). Ce récit écrase tout. Du coup, si on n'est pas dans un polar, si on n'est pas non plus vraiment dans une tragédie, quel effet sur le public fallait-il rechercher ?

Pendant toute la pièce on s'attend à un affrontement entre les deux femmes, et finalement l'affrontement dévie sur le récit, et même avorte sur le récit. Au profit de quelque chose d'énorme. Et donc, pour répondre à votre question, ce que je cherchais à produire sur le public, c'est une sensation d'effroi. Et ce que je demande à l'actrice, c'est de communiquer son effroi. C'est une sensation très intéressante, l'effroi. Et, pour revenir au contexte psychiatrique de l'époque, c'est comme un électro-choc. Ça réveille.

 

 

Dans Soudain l'été dernier, l'action est inhibée par un moment singulier où l'effroi, vous l'avez dit, doit faire contagion dans tout le public. Est-ce qu'on est dans l'art théâtral, ou bien dans la nouvelle, ou même dans le roman ?

On n'est pas dans le roman, on n'est pas dans la nouvelle. On est bien dans l'art théâtral. D'autres pièces de Tennessee Williams sont beaucoup plus romanesques. Un tramway nommé désir, etc. sont de grandes pièces romanesques. Soudain l'été dernier a beaucoup plus une valeur d'allégorie. C'est plus une pièce allégorique et poétique qu'une pièce romanesque. L'effroi qu'elle produit, c'est comme la fulgurance d'un poème de René Char.

 

 

Et quant au rapprochement de Soudain l'été dernier avec Au Cœur des ténèbres

Je n'y ai pas pensé spécialement.

Et la mort de Pasolini   ?

C'était difficile, en revanche, de ne pas y penser.

 

 

Peut-être que ce rapprochement avec la mort de Pasolini désoriente les critiques, qui ont tendance à dire que c'est l'homosexualité qui est au bout de cette histoire ? 

C'est une question de réception de la pièce en fonction de l'époque. Au moment où Tennessee Williams l'écrit, la question de l'homosexualité est beaucoup plus au cœur de la pièce que maintenant. Aujourd'hui, à mon sens, ce qui se révèle encore plus que l'homosexualité c'est la pédophilie, et le tourisme sexuel. Dans les années 50, on était apparemment plus choqués par l'homosexualité en tant que telle que par la pédophilie.

Ce qui est encore plus troublant, c'est qu'il soit tué par des enfants. C'est que des enfants soient des tueurs.

Bien sûr, mais les enfants tueurs, c'est la révolte des bébés tortues par rapport aux oiseaux carnassiers. Il faut bien qu'il y ait les oiseaux carnassiers pour se révolter. La perspective est renversée. Les bébés tuent les carnassiers.

Peut-être est-cela le mal ? Quand la boucle est bouclée, le monde renversé, et qu'il n'y a plus d'innocents ni de coupables ?

Peut-être. Mais il ne s'agit pas tant que ça de bien et de mal. Plutôt de ce monde darwinien où règnent la nécessité et l'étrangeté du désir.

 


 

Au sujet de la scénographie : le jardin qui occupe le plateau donne-t-il un style naturaliste à la mise en scène ?

Non, je ne pense pas. Le jardin n'est pas complètement naturaliste. Sous certaines lumières, à un moment donné, il se naturalise, mais au départ il ne l'est pas. La première image qu'on a du jardin est même très peu naturaliste. Quand le rideau se lève, le jardin est plongé dans une atmosphère froide et glaçante. Pour moi c'est l'image d'un jardin mort. On commence allégoriquement le spectacle par une image de nature morte. Il n'y a même pas de personnages dedans puisqu'on ne les voit arriver que petit à petit, et c'est à  mesure que les êtres vivants rentrent en scène que le jardin va reprendre des couleurs. À partir du moment où on pose une image aussi peu naturaliste, on est tout de suite dans une dimension allégorique, à mon avis.

Le côté maquette, et même boîte à insectes, des trois murs est frappant. Cela rappelle les vitrines d'un musée d'histoire naturelle d'avant Darwin, un côté non-naturel du naturalisme. Le jardin paraît exprimer un état erroné de la nature, comme s'il ignorait le phénomène de l'évolution.

C'est un jardin mort. Maintenant, la pièce, quand elle raconte le massacre des bébés tortues, est bien darwinienne. Il s'agit bien de la cruauté et de la survie.

Et donc la scène représente ce qui va être nié, elle pose un imaginaire qui ne peut pas prospérer.

Et c'est pourquoi le jardin change de couleur, il change de nature, grâce aux éclairages et à la visée subjective qui en résulte. Par la suite, on évacue ce jardin, en partie. Les murs arrivent. On dépouille le jardin. 

À ce sujet, vous avez dit à Hervé Pons en 2012 (pour une interview publiée sur le site de l'INA) que vous aimiez bien placer les changements de décor au milieu de l'action théâtrale. Dans Soudain l'été dernier, effectivement les murs de l'hôpital psychiatrique apparaissent soudain. Pour quelle raison exactement ?

Pour moi, les changements de décor sont moins des changements d'espace que des articulations de structure. Ici, clairement, il y a deux événements scéniques : la descente des murs et la montée des lianes. Cela représente des articulations structurelles. Les murs descendent au moment où Catherine comprend qu'elle est piégée, et qu'on va lui faire son procès. Au début, en effet, elle ne sait pas pourquoi on l'a fait venir. Quant aux lianes, elles disparaissent au moment où on va entrer dans le récit, c'est-à-dire au moment où on va aller vers le dépouillement des apparences. D'ailleurs, avant que les lianes remontent, et une fois que les murs sont descendus, nous  projetons de la lumière frontalement sur les lianes, ce qui les multiplie par des dizaines d'ombres. On en a donc beaucoup plus, ce qui donne un univers extrêmement enchevêtré. Ensuite on a un univers lissé et dénudé. Il ne reste plus que le tronc d'un grand arbre, les plans inclinés qui sont au sol et les murs capitonnés. Mais l'essentiel c'est toutes les sensations que le public peut éprouver à partir de là. Car ces dispositions scénographiques ne visent pas à produire une symbolique, mais une sensation. La sensation n'exclue pas la signification, mais la sensation d'enfermement quand les murs arrivent, ou la sensation du jardin qui reprend vie avec la lumière, ou celle de ces lianes qui dégagent l'espace, c'est plus important que leur sens intellectualisé. Ces éléments scénographiques jouent sur un niveau plus charnel, plus physique.

Ces dispositions préparent et complètent l'état d'émotion où est placé le public, une émotion qui grandit en intensité jusqu'à la fin.

Ajoutez qu'au moment où toutes les lianes remontent, on coupe la sonorisation   . On passe à des voix naturelles et directes. Les voix des comédiens ne sont plus amplifiées, ce qui crée une nouvelle écoute. Le public est presque obligé de tendre un peu plus l'oreille. On crée une tension d'écoute tout à fait différente.

 

 

La convention du quatrième mur, c'est-à-dire la convention selon laquelle les comédiens ignorent complètement la présence du public, est très forte pendant toute la pièce...

... jusqu'au moment où Catherine avance et fait face au public. Elle ne traverse pas pour autant le quatrième mur, elle met seulement son effroi  en tension. Elle fait exister la salle, elle s'adresse au public. C'est pourquoi la convention du quatrième mur est d'abord si bien respectée. Elle l'est d'autant plus au début que c'est important pour moi que tout d'un coup ce quatrième mur soit percé.

C'est vraiment un monde-boîte, d'où va sortir un diable ?

Disons qu'on ouvre le spectacle sur une boîte, et on finit par déchirer un voile. 

 

 

D'autant plus qu'au début de la pièce, et même avant son début, il y a ce grand voilage translucide devant la boîte, sur lequel se déverse une bouteille d'encre. Qu'est-ce qui vous a commandé ce jeu de lumière ? Pourquoi commencer le spectacle comme ça ?

C'est une transposition de la didascalie liminaire, où Tennessee Williams écrit que dans le jardin on a l'impression qu'il y a des organes arrachés. Il y a donc un côté jungle sanglante. On voit bien que pour lui, l'important c'est une sorte d'image subliminale reproduisant la mort de Sébastien.  Il parle de membres arrachés, d'un corps déchiqueté. J'avais donc besoin d'une sorte de présence préliminaire du sang. Et comme je voulais un rideau de plastique, comme une serre, j'ai pensé qu'il fallait faire couler du sang, ou un sang d'encre, ça revient au même, sur ce plastique. Et évidemment, cela le transforme en rideau rouge - petit clin d'œil au rideau rouge du théâtre bourgeois.

Et c'est un prologue.

Et c'est un prologue où l'on entend, par la bande son, les cris des oiseaux carnassiers. On ne les réentendra pas par la suite. L'important c'était de les avoir entendu une fois.

Le rideau de plastique, translucide, produit un effet morbide. Les objets et les couleurs, derrière, sont enserrés, effectivement comme des momies naturelles, ou des chenilles dans leur cocon.

Ce prologue donne le la en quelque sorte. Ce n'est pas mon genre d'ailleurs. En général je n'aime pas qu'un spectacle commence par une image ou un son. Là j'étais dans la nécessité d'interpréter la didascalie de Tennessee Williams, et cela a donné ce rideau, puis ce sang.

Il donne le la et il engendre aussi un mouvement, qui va de la découverte de ce jardin mort, ou  « naturalisé » (comme on dit des animaux empaillés), dans cette boîte qui enserre le jardin, jusqu'à son dépouillement et jusqu'au terme inévitable, c'est-à-dire la rupture, ou la fissure du 4ème mur.

Exactement. Quant à l'éclairage, la lumière fige au début le décor dans une image morbide, ensuite des couleurs plus chaudes reviennent à mesure que la mère fait revivre Sébastien à travers son récit, et puis à partir du moment où les murs blancs arrivent, on reblanchit, on redurcit, on multiplie ces lianes jusqu'à ce qu'elles remontent. Pour la musique, il n'y en a pas, sauf vingt secondes de Mozart au moment où la mère raconte qu'avec son fils ils construisaient leurs jours comme des statues. Et sinon on entend des oiseaux dans les lianes.

Et quand Mrs Venable est hors-scène, qu'elle est censée attendre son cocktail, que la mère et le frère de Catherine sont arrivés et sont aussi hors-scène, on croit percevoir une activité et des bruits.

Mais pourtant c'est le silence total à ce moment. Ce qui n'empêche pas les comédiens de faire exister l'extérieur. 

 

 

Vous avez dit que chez vous, la scénographie précède la dramaturgie.

Plus exactement, je dirais que l'intuition scénographique permet de donner une direction à la dramaturgie. Pour arriver à faire un espace, il  ne faut pas que j'aie tout compris. Il ne faut pas que j'aie tout analysé. J'ai besoin de pouvoir avoir une sorte de vision. Et pour Soudain l'été dernier, ça s'est passé comme ça. Je ne savais pas exactement comment ça bougerait. Par exemple, je ne savais pas à quel moment exact cette montée des lianes aurait lieu. J'aurais pu aussi remonter les murs à la fin. 

Comment avez-vous fait pour aider Marie Rémond dans sa scène finale ? Les comédiens ont-ils travaillé un jeu particulier ? 

Pour Marie, la difficulté c'est d'être à la fois possédée par sa vision, puisqu'elle dit qu'elle parle sous l'empire de visions, et en même temps qu'elle transmette ses visions. À chaque fois qu'elle n'était que dans la vision, je lui disais :  « Attention, là tu ne transmets pas. » Et quand elle transmettait sans être dans la vision, elle était trop dans le récit, et je le lui indiquais aussi. Je ne peux pas vous en dire beaucoup plus. C'est des secrets de cuisine. Les siens et les miens.

C'est une pratique intuitive ?

Au théâtre, on cherche. Elle joue, et puis je lui dis :  « mais non là ce n'est pas tout à fait ça. Il faut que tu reviennes sur ceci ou cela. »

C'est  « cent fois sur le métier remets ton ouvrage » ?

Oui, tout à fait.

Et est-ce que c'est fixé au bout d'un moment ? 

Oui, c'est fixé, mais dans les limites d'un art vivant. Elle peut être traversée pendant une représentation par des choses qui font que ce ne sera jamais exactement pareil. Mais il y a quand même, disons, un chemin fixé. 

Est-ce qu'elle a pu prendre appui sur le jeu des autres comédiens, dans lequel transpire une espèce de violence larvée, de petitesse, de mesquinerie ?

Son point d'appui, je pense que c'est la fragilité de tous les personnages. Même le frère et la mère. Ils font preuve de mesquinerie, mais de fragilité aussi. Je pense que cette humanité est un soutien. 

Parce que c'est un art difficile et d'une finesse tout de même étonnante, ce qu'elle arrive à faire.  Tout repose sur ses épaules. Est-ce que c'est aussi tout l'ensemble scénographique qui la porte ?

Il est agencé dans ce but.

 

 

Vous avez dit aussi à Hervé Pons que le public ne doit pas sortir de la salle avec la nostalgie de la représentation, mais doit être réjoui de retrouver le monde. Qu'est-ce qui nous donne le désir de vivre, lorsqu'on sort de Soudain l'été dernier ?

Ce n'est pas la question exactement. Quand vous êtes dans le divertissement, c'est horrible de revenir au monde, puisque le divertissement était là pour vous le faire fuir. En revanche, quand vous avez l'impression de mieux le comprendre, ou de mieux le voir, je trouve que ça donne des forces pour l'affronter. 

 

David Richard, peintre et décorateur de l'Odéon-Théâtre de l'Europe, nous raconte la fabrication du décor de Soudain l'été dernier.

 

 

 

 

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