Au programme de ce nouveau numéro du JT de Socrate, qui interroge l’actualité au prisme de la philosophie : le programme radical de François Fillon et ses récentes envolées complotistes sonnent-elles le retour en grâce des contempteurs des Lumières et des Droits de l’homme qu’étaient Maurice Barrès et Charles Maurras ?
Faut-il s’étonner du rapprochement manifeste de Jean-Christophe Fromantin, maire de Neuilly, de la droite portée par François Fillon, dont plusieurs protagonistes se sont illustrés récemment par un dessin antisémite à l’encontre de Macron, renvoyant à un passé que les français feraient bien de garder présent à l’horizon de leur pensée ? De la gauche au centre-droit, les Français se gargarisent souvent de leur Déclaration des droits de l’homme pour dénoncer la négligence dans laquelle la tient le nouveau discours de la droite filloniste décomplexée.
C’est oublier que trop souvent, la courbure de nos désirs contrarie la justesse de nos décisions : citer les Droits de l’Homme pour manifester son inquiétude à l’égard de la campagne de François Fillon n’a désormais plus guère de sens, puisque le programme qui est devenu celui de LR appartient à une tradition contre-révolutionnaire qui ne les tient guère en estime – bien au contraire. Si Jean-Christophe Fromantin, à l’origine des 577 pour les législatives, s’est rapproché de lui, c’est parce que lui-aussi cultive cette tradition contre-révolutionnaire, et que la « charité » qu’il réclame en est le fondement naturel, au nom du rejet de cette Déclaration révolutionnaire considérée trop formelle. Un rejet que fait résonner les voix des chantres de la réaction anti-Lumières, Maurice Barrès et Charles Maurras.
Retour à la morale ?
De puis la mise en cause de son exemplarité en matière de droit et de morale, le discours de campagne de François Fillon est entièrement guidé par une vision complotiste : média, journalistes, financiers… tous semblent avoir rejoint une armée secrète, prête à tout pour le réduire au silence D’accusé, le voici hissé au rang de victime. Soupçonné de fraudes atteignant des montants vertigineux, il propose la tolérance zéro pour la délinquance en col bleu. Immoral, il prône le retour aux valeurs de la morale. Les juges s’exprimeront sur le premier aspect ; quand au second, il est aussi affaire de philosophie.
Ce dont il s’agit, ce n’est pas de cette morale des Lumières défendant l’autonomie réfléchie de l’individu, un dialogue entre chacun afin de produire une entente résultant du conflit des opinions – pas d’un consensus mou - au service de la paix. Sa morale est moralisatrice, morale du mépris à l’égard de ceux qui ne rentrent pas dans le cadre communautaire catholique. Tout le contraire de la morale de la raison faisant place à l’individu telle que la concevait Kant. La morale ici à l’œuvre est radicalement opposée à celle de la philosophie des Lumières. L’individu est impuissant devant la force des choses. Il ne peut qu’accepter l’ordre naturel des choses et s’en consoler par la foi.
Le retour à la contre-révolution et le refus des Droits de l’homme
Si la campagne présidentielle de 2012 fut placée sous les auspices de la position rousseauiste (pour la soutenir ou la combattre), si la Déclaration des Droits de l’Homme occupait le cœur des débats comme valeur essentielle de la République, si les divergences portaient sur la nature de la République, un véritable glissement est en train d’opérer sous nos yeux. Le candidat Fillon est entièrement tourné vers Maurras et son communautarisme catholique, signifiant ainsi son refus de la loi de séparation de l’Église et de l’État, la loi de 1905. Communautarisme qui a comme effet de renforcer les tensions communautaires. Au cœur de la polémique se trouve en réalité un véritable refus de la nation, qui passe par un rejet de la laïcité, réduite à l’anticléricalisme selon une volonté manifeste de ne pas distinguer croyance et foi religieuse.
Parmi les contre-révolutionnaires auxquels nous renvoie une telle réhabilitation de la religion catholique et le refus de la nation, on ne peut négliger la référence au philosophe anti-révolutionnaire Amboise de Bonald (1754-1840), tel qu’il s’exprime dans une parodie de la Préface à la Critique de la Raison Pure de Kant :
« Si, révélant à la pensée le mystère de ce nœud invisible et puissant qui, dans la société politique, de toutes les volontés ne fait qu'une volonté, de tous les pouvoirs ne fait qu'un pouvoir, de toutes les forces ne fait qu'une force, de tous les hommes ne fait qu'un homme (…) : l'ambition déçue de ses espérances s'indigne contre la barrière que la nature veut opposer à ses desseins, et l'homme, entraîné par l'ambition, rejette les inspirations dein la nature ; et, s'éloignant de l'idée simple et vraie de l'unité et de l'indivisibilité du pouvoir, se perd dans les combinaisons laborieuses de la division et de l'équilibre des pouvoirs. »
Que signifie ce long propos ? C’est une mise en accusation de la raison philosophique. Pour Bonald la raison est activité de distinction : c’est ce à quoi renvoie le mot « critique ». Elle ne cesse de produire des jugements, c’est-à-dire, au sens propre, des séparations, des distinctions, des définitions : elle passe au « crible ». C’est du moins ainsi qu’il faut l’entendre chez Kant, à la lecture de De Bonald. Ce travail du concept par la division entretient les distinctions sociales, et il les fonde. Que faut-il comprendre ? Les idéaux politiques sont le résultat de la réflexion humaine, incapable de faire obstacle à son orgueil démesuré. Disons même que la raison calcule son intérêt – au sens de ratio – et que les inégalités seraient établies entre les hommes par la toute puissance de la raison. Conclusion de l’auteur : mieux vaut en rester à la nature, car toute correction humaine est facteur d’aggravation.
C’est ainsi au nom de la raison égoïste qu’est refusée la Déclaration des Droits de l’homme. Si on citait davantage De Bonald, on y découvrirait un argument proche de celui que Marx soulèvera lui-aussi contre cette Déclaration : son formalisme vide.
La stratégie du complot
Le complot, c’est le repli sur des valeurs faussement traditionnelles, le refuge dans la haine, la peur.
C’est manifestement le seul moyen trouvé par le candidat aux Présidentielles pour se réapproprier les voix errantes qui dérivaient vers d’autres candidats. Est-ce alors le programme de Fillon qui a séduit Jean Christophe Fromantin ?
Ce dernier est au départ un entrepreneur, qui veut surtout que la citoyenneté se révèle par la parole laissée aux territoires. Mais les territoires, ce n’est pas la terre de Maurras. Que vient alors faire dans ce lisier celui qui se déclarait « catholique pratiquant revendiqué », ayant « défilé contre le « mariage pour tous » et fait partie des sept députés qui ont refusé l’année dernière de voter la résolution réaffirmant le droit des femmes à l’avortement ». Il déclarait aussi au Huffington Post :
« Si – au nom de la laïcité – nous devons lisser nos expressions culturelles, au prétexte de leurs héritages religieux, alors il est fort à parier que dans quelques années la France aura perdu jusqu'aux fondements de son identité et de son potentiel de développement. »
Les valeurs de la démocratie chrétienne, notamment le principe de subsidiarité qui privilégie l’homme, les territoires, l’entreprise, sont pour lui une source d’inspiration « dans un monde qui change » : tout comme Caritas in veritate, l’encyclique sociale de Benoît XVI, et l’exhortation apostolique Evangelii gaudium du pape François, dans lesquelles il s’est plongé depuis qu’il s’est engagé en politique. Benoît XVI en appelle à une conversion radicale de l'homme : il part des fondements de l'agir humain, à savoir l'Amour éclairé par la Vérité, selon les termes de la Première Lettre de saint Paul aux Corinthiens . L’entreprise s’est substituée au travail, l’amour de l’homme à la famille et les territoires à la patrie. On assiste à une extension des trois principes pétainistes, dans un souci d’adaptation pragmatique au temps présent.
Le risque, c’est le déracinement, explique Jean-Christophe Fromantin. Ouvrons le livre Les déracinés de Maurice Barrès, lui aussi proche de Louis de Bonald. Dans ce texte publié en 1897, Barrès décrit les vicissitudes d’un groupe de jeunes Lorrains sous l’influence d’un professeur kantien et gambettiste. Une fois montés à Paris pour tenter d’accomplir un destin cosmopolite, la morale prêchée par le charismatique enseignant va agir en profondeur sur leur être. En tentant d’accéder à l’universel, les étudiants vont se défaire de leurs attaches régionales, du lien charnel à la terre et d’un certain particularisme. Cette « élévation » va pour beaucoup se transformer en chute, en perdition. Arrivés dans la capitale, les Lorrains les plus pauvres ne croiseront pas la gloire, seulement l’isolement et le vice. Ainsi la morale de l’autonomie kantienne produirait-elle tout simplement son contraire. Pourquoi, dès lors, François Fillon se soumettrait-il à ses préceptes, puisqu’il n’y adhère pas ?
La charité selon Fromantin
Tout cela serait donc bien plutôt, explique alors Fromantin, une affaire de charité. Cette charité qui, comme l’écrivait Saint Paul, « ne passera jamais ». La politique a ses affaires à régler, et les turpitudes financières qui caractérisent la vie en ce bas monde en égratignent plus d’un. Face à ces conditions de la vie terrestre, la charité introduit un ordre qui ne produit aucune norme ou convention humaine – et qui fait passer au second plan les exigences de la justice sociale...
Pour faire face au risque constant de réduire la charité au palliatif, Pie XI, dans Quadragesimo anno, fixe le concept de « charité sociale », en articulation avec celui de « justice sociale ». Si la justice sociale est définie comme norme objective de l’ordre juridique, économique et social, la charité sociale est posée comme « l’âme de cet ordre » (QA 95). En consacrant le concept de charité sociale, Pie XI puis Pie XII intègrent la justice sociale dans une source et un horizon proprement théologaux. Il s'agit d'une vision de l'humanité à partir et en vue de Dieu . Qu’implique surtout une telle conception de la charité ? La fin des luttes politiques et la disparition de la liberté politique. Ni l’égalité, ni la liberté ne demeurent.
C’est cela Fillon et Fromantin réunis