À l'Odéon-Théâtre de l'Europe, Stéphane Braunschweig révèle la pièce de Tennessee Williams. Dans cette œuvre singulière, qui présente comme un simulacre de procès perdu d'avance, l'héroïne finit par tout écraser d'un récit terrifiant, dont la puissance, de nature métaphysique, ne peut s'articuler à rien, pas même à la trop humaine méchanceté de son entourage.

 

La scène est séparée du public par un grand rideau translucide blanc et légèrement drapé, derrière lequel on devine un haut décor, quelques chaises, et, autour d'un halo de lumière, de la couleur : une irisation de bleus et de verts, assez vite engloutis cependant par la grise blancheur du rideau. Lorsque le spectacle commence, que le noir se fait dans la salle, quelqu'un là-haut, quelque géant, ou bien Tennessee Williams lui-même, ou encore ce qu'on appelle dans la pièce "Dieu", semble renverser sa bouteille d'encre. Une coulée d'écoline rouge se déverse sur le rideau. Puis enfin celui-ci se lève, et nous apercevons l'autre côté de cet écran étrange. 

 

Luce Mouchel (en haut), Marie Rémond.

 

Ce début est comme la couverture d'un livre, qu'on ouvre non pas sur une page imprimée, mais sur une boîte magique, le plateau et ses trois murs, où paraissent, là, deux personnages. Ils arrivent par un chemin qui serpente au milieu d'un jardin tropical. Elle, c'est une mère, mais aussi une femme extrêmement riche, une américaine, coloniale, qui place son existence à un niveau de supériorité tel, que son chagrin lui-même ne saurait anéantir sa volonté de puissance. Et, en l'occurrence, sa volonté de vengeance (Mrs Venable, Luce Mouchel). Sans doute est-elle bien anéantie par la mort de son fils, et elle marche avec une canne, et elle s'assoit avec précaution. Elle ressemble à une convalescente très affaiblie. Mais elle remâche, c'est visible, une haine et une rage dont on va comprendre qu'elles sont à la racine de l'action dramatique.

Elle a fait venir le second personnage, un médecin et chirurgien psychiatre (Docteur Cukrowicz, Jean-Baptiste Anoumon), qui semble être à la pointe de la recherche de ce temps-là, et qui a besoin de fonds, bien évidemment. Mais s'il veut l'argent, il faut qu'il opère : il faut qu'il lobotomise une jeune fille, la jeune nièce qui a assisté à la mort du fils, et que la mère a fait interner dans un asile de fous. Lobotomiser, c'est enfoncer une longue aiguille dans le crâne et y faire suffisamment de dégâts pour que la personne, sans cesser de vivre, n'ait plus grand chose d'humain, ayant troqué ses souffrances psychiques contre une tranquillité de plante verte. 

 

Jean-Baptiste Anoumon, Virginie Colemyn (Mrs Holly), Marie Rémond

 

Les crimes de la nièce sont les suivants : usurpation (elle a pris la place de la mère auprès du fils, pour un voyage en Afrique dont il n'est pas revenu), et diffamation (elle raconte à qui veut l'entendre une histoire à la fois scandaleuse, honteuse et invraisemblable, concernant les circonstances de cette mort - rendez vous compte : la mort d'un poète ! fils à Maman, de surcroît). Il faudra donc requalifier les faits. Il faudra juger d'un cas de folie aggravée. Et il faudra enfin remédier au scandale par cette réduction clinique au silence : la lobotomie.

L'action se résume donc à un procès. L'instruction à charge est menée par la mère du poète. La défense, molle, ridicule et intéressée, est menée par la mère et le frère de la jeune fille. Le juge est le docteur, et ce même homme (la cause de l'humanité pèse ici sur lui seul) est aussi le bourreau. Enfin, les témoins et l'accusée ne faisant qu'un, en la personne de la jeune fille, Mrs Venable la fait venir (Catherine Holly, Marie Rémond). Les comédiens sont magnifiquement dirigés, et ils vont faire monter l'intensité de ce cauchemar, où se négocie une sorte de marché délirant qui voudrait qu'on compensât une mort sauvage à l'étranger par une mort sauvagement civilisée, à la maison, une mort chirurgicale (comme les fameuses frappes du même nom), scientifique. 

À l'humanité supposée du docteur répond la véracité de la jeune fille, et il s'agit de savoir si cela peut suffire à nous sauver, eux et nous, vu que Dieu a renversé sa bouteille d'écoline sur le rideau, en commençant, et que le sang appelle le sang. 

 

À droite : Glenn Marausse (Georges Holly)

 

Or, ce qui, sur le plateau, d'une manière admirablement exprimée par la mise en scène, va venir tisser l'étoffe du salut, c'est la narration.

En Justice, la narration se limite à l'exposé des faits. L'interprétation de ces faits donne lieu à discussion, pour préparer un jugement. Tout passe à la moulinette du droit et de la rhétorique. Et comme Dieu (ce "Dieux des Armées" de l'Ancien Testament) renverse l'écoline aussi sur les tribunaux, une nécessité terrifiante, qui travaille au corps des discussions, condamne les innocents comme les coupables, presque indépendamment de ces valeurs (l'innocence, la vérité). Quiconque s'est approché de l'institution judiciaire a appris pour son compte qu'il n'y sert à rien de raconter son histoire. On ne vous écoutera pas. Il s'agit de faits et de droits. Et Mrs Venable a commencé de réunir les éléments de faits et de droits qui feront que Catherine sera nécessairement dévorée.

Mais nous ne sommes pas tout à fait dans un tribunal. Nous sommes dans un jardin, où la forme judiciaire a d'emblée pris un aspect aussi sauvage que la cause en discussion. Et nous ne sommes pas tout à fait dans un jardin, mais devant un plateau magique, un plateau de théâtre où se défend la cause humaine. Sur ce plateau, chacun entoure Catherine. Le docteur la pousse à raconter. Et la narration va l'emporter. Elle ne va peut-être pas tout à fait sauver Catherine, mais elle va au moins nous emporter, nous, public. 

 

Scène du film de Joseph Mankiewicz

 

La narration a généralement ce caractère puissant d'invasion, qui fait qu'elle s'installe dans notre esprit et y plane longuement. Le temps passe et nous y rêvons encore. Les grands romanciers sont les maîtres de cet effet. Au théâtre, une narration n'est que l'auxiliaire de l'action, tout au plus, comme lorsque Scapin raconte... une histoire, précisément (que le fils de Géronte est retenu prisonnier dans une galère turque, où l'on demande ce que diable il allait faire). Mais Tennessee Williams semble avoir voulu donner à la narration la fonction dramatique primordiale, ici. La tragédie de Catherine, en effet, bien qu'elle soit épouvantable, ne nous tirera pas exactement les larmes de frayeur et de pitié qu'une tragédie classique produirait. C'est que la tragédie de Catherine enveloppe une autre tragédie, celle du poète qui est mort là-bas, et que cette tragédie-là en enveloppe à son tour une autre, qui est celle du massacre universel en lequel Dieu a fait consister le monde. 

Ce monde fini de tragédies emboîtées les unes dans les autres, à la façon de la cosmologie grecque et de sa musique des sphères, chante dans nos cœurs déboussolés. L'effarement de Catherine est ainsi le soutien d'une narration qui fait chanter en nous une petite musique invasive. C'est peut-être là l'effet théâtral que Stéphane Braunschweig est allé chercher dans la pièce de Williams. Ainsi comprend-on que tout était agencé pour arriver à cette narration sublime, et, qu'au terme de ce moment d'élévation, tout étant dit, il n'y ait plus qu'à refermer le livre. Consummatum est, le ver est dans le fruit : nous, le public, nous repartons chez nous, c'en est fait, Catherine (c'est-à-dire Marie Rémond, qui excelle), et le Dieu des Armées, nous hantent.

Au reste, l'analogie de structure entre Soudain l'été dernier et Au cœur des ténébres, la célèbre nouvelle de Joseph Conrad, est frappante. Même envoûtement devant la sauvagerie et même intention de produire une certaine contagion douce et douloureuse par le moyen d'une œuvre d'art. Ici l'art romanesque, là l'art théâtral, mais ici comme là : primauté du narratif. Dans les deux œuvres une image initiale est une métonymie du nœud de l'intrigue : chez Conrad la rencontre abrupte des Romains civilisés et des sauvages insulaires celtiques, à l'embouchure de la Tamise ; chez Williams le massacre des bébés tortues sur la plage des îles Galapagos. Et dans les deux cas une expérience métaphysique au terme de laquelle rien ne sera plus jamais comme avant, à Bruxelles comme à la Nouvelle Orléans.
 

Katharine Epburn et Elisabeth Taylor

 

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