Avec La guerre civile n’aura pas lieu (Cerf, 2017), David Djaïz, haut fonctionnaire, essayiste et enseignant à l’Institut d’études politiques de Paris, nous propose un éclairage des troubles qui agitent la société française à la lumière de la notion de guerre civile. Une plongée historique et philosophique passionnante qui nous permet de mieux penser ces phénomènes de violence inédits.

 

 

Nonfiction: Vous ouvrez votre essai sur le spectre de la guerre civile qui plane sur notre société depuis les attentats perpétrés par Mohammed Merah en plein campagne présidentielle de 2012. Ces attentats, dites-vous, ont été les prémisses d’une séquence historique inquiétante qui a vu des djihadistes « homegrown » assassiner de sang froid d’autres français. Pour comprendre ce phénomène, vous introduisez la notion de la guerre civile, la stasis que vous présentez comme le double négatif de la polis qui fonde toute communauté politique. Pourquoi mobiliser cette notion de guerre civile pour expliquer ce qui nous arrive? En quoi nous offre-t-elle un éclairage décisif sur ces troubles qui traumatisent la société française?

David Djaiz : Depuis les tueries du toulousain Mohammed Merah en 2012, notre pays est frappé par ce qu’il faut bien appeler des djihadistes « homegrown », que l’on pourrait également, pour éviter l’anglicisme, nommer « djihadistes maison ». Mohammed Merah, les frères Kouachi, Amedy Coulibaly, les tueurs du Bataclan… sont autant des compatriotes. Ils sont nés en France, ont grandi en France, ont fréquenté l’école française, ont travaillé en France. Certes, beaucoup d’entre eux ont effectué des séjours dans des zones de combat djihadiste au Proche et au Moyen-Orient où ils ont fait l’expérience d’une violence et d’une barbarie insoupçonnables qui les rendent ensuite insensibles au partage d’affects civiques communs.

Pour autant, il me semble qu’il y a une coupure entre le terrorisme djihadiste de facture classique qui a frappé le monde entier entre les années 1990 et 2011, et ce qui se passe en France depuis 2012. Lorsque des compatriotes prennent les armes pour assassiner sauvagement d’autres concitoyens, qui plus est des civils innocents, il en va à proprement parler d’actes de guerre civile. Il ne s’agit pas d’une guerre civile, puisque celle-ci suppose l’affrontement entre des factions constituées. Or les djihadistes homegrown sont pour le moment bien seuls. Il ne s’agit pas non plus d’une guerre puisque la guerre suppose une relation d’extériorité et d’étrangeté entre deux belligérants qui n’existe pas lorsque les tueurs viennent des entrailles de la société.

Mais nous avons affaire à des « actes de guerre civile ». Parler d’actes de guerre civile, et pas seulement d’attentats terroristes, a une vertu éminente : cela oblige à déplacer la focale, et à s’interroger sur ce que ces actes disent de nous, du corps civique français, au moins autant que sur ce qu’ils disent des « terroristes »… La société est comme un corps : elle n’est pas impérissable, elle est traversée d’affects, qui peuvent être bons ou mauvais. Il faut essayer de comprendre quelle est cette maladie de la société qui conduit des concitoyens, certes une infime minorité, à prendre les armes contre leurs semblables. C’est là qu’intervient l’archéologie philosophique. Une plongée dans l’origine du concept de guerre civile, autant que dans certaines de ses configurations historiques, nous aide à répondre à cette question. Dans la Grèce de Thucydide, ce mal propre de la société s’appelle stasis, et nous le savons depuis cette époque, il hante toute société à la manière d’un spectre. La stasis, qui signifie en Grec aussi bien la guerre civile que la sédition, la rébellion, la division… est en réalité une puissance de fragmentation consubstantielle au corps politique, à la polis. Stasis et polis, guerre civile et société politique entretiennent en réalité une relation étrange, une parenté aussi intime qu’obscure, et c’est ce que nous enseigne la lecture attentive des Anciens, Thucydide au premier chef, qui fait le récit des guerres civiles qui déchirent les Cités grecques dans le sillage de la guerre du Péloponnèse.

Comprendre cela permet en réalité une chose : il n’est pas possible d’annihiler, c’est-à-dire de réduire à zéro, les affects de guerre civile et les tentations sécessionnistes qui sont à l’œuvre dans la société. L’unité de la société est le résultat du compromis et de l’assemblage toujours précaire de la multiplicité. A cet égard, la politique n’est pas la réduction au silence des affects de guerre civile, mais bien plutôt leur canalisation et leur aménagement dans des limites acceptables. Autrement dit, un indice de maturité politique tient dans la capacité à convertir les affects de guerre civile en une énergie sociale positive. Le conflit social en est une illustration dans les sociétés démocratiques: on s’affronte non pas autour de la race, de l’ethnie, de la religion, c’est-à-dire de principes inconditionnés et « non transigeables », mais autour du partage de la richesse, des conditions de travail, des droits sociaux. C’est un indice de maturité démocratique : entre les deux camps adverses, salariat et patronat par exemple, il y a une sorte d’horizon commun et de respect des formes démocratiques, même si cela n’a pas toujours été le cas et que l’inscription de certains droits sociaux, comme la grève ou la manifestation, a parfois été acquise de haute lutte et au prix de violences terribles.

En revanche, lorsque vous avez des individus qui mitraillent à la kalachnikov leurs concitoyens simplement parce qu’ils les considèrent comme des mécréants et des croisés dont le seul tort est de participer d’une société « corrompue» et « satanique », vous avez allègrement franchi le seuil d’acceptabilité de la conflictualité civile. Il n’y a pas de terrain de négociation ou de compromis possible avec ces individus et ces actes de guerre civile peuvent mener à la décivilisation et à la dislocation du pacte politique à une vitesse inouïe. C’est pour cela que le djihadisme homegrown nous fait si mal depuis 2012 : non seulement parce qu’il vole des vies innocentes, et nous confronte au spectacle d’une barbarie archaïque dont nous sommes déshabitués, mais aussi parce qu’il nous dit quelque chose de nous-mêmes : une partie, même infime, de la société a fait sécession d’avec les fondamentaux du pacte politique, qui sont d’ordre méta-politique, et qui sont la possibilité de partager un horizon en commun.

 

Nonfiction : Pour comprendre les rouages de la guerre civile, vous explorez des épisodes historiques marquants. Vous revenez ainsi longuement sur le cas athénien. En 403 avant JC, pour sortir d’une guerre civile meurtrière et ressouder la communauté, les citoyens d’Athènes ont organisé l’amnésie collective par décret. Ce dernier gravait dans le marbre « une politique publique du silence » fondé sur l’oubli des troubles intestins qui avaient opposés les Athéniens entre eux. Cet exemple soulève une question essentielle: celle de la manière dont une société peut sortir de ce type d’affrontements mais surtout sa capacité à les qualifier et à les penser. Loin de cette approche, nous, Modernes, fonctionnons à l’inverse par commémorations et cérémonies d’hommage aux victimes. De quoi nos réactions aux actes de guerre civile sont-elles le nom?

David Djaiz : D’abord, je ne peux pas répondre à une telle question sans rendre un hommage à Nicole Loraux. C’est en hypokhâgne que j’ai découvert les travaux de cette helléniste, historienne et anthropologue française, décédée trop tôt. Dans La Cité divisée, l’oubli dans la mémoire d’Athènes elle raconte comment Athènes a réussi à se reconstruire politiquement en 403 avant J.-C. après avoir fait l’épreuve d’une terrible guerre civile opposant les Démocrates au parti des Trente tyrans. Effectivement les Grecs organisent par décret une amnésie collective qui vaut également amnistie des responsables des atrocités commises. Le meilleur moyen de surmonter la guerre civile qui a déchiré le tissu civique athénien est d’interdire de se remémorer les horreurs passées. Ce qui est intéressant, c’est l’articulation entre le décret écrit interdisant la remémoration du passé qui se conjugue au passif impersonnel en tant qu’il s’applique à tous : « il est interdit de rappeler les horreurs passées » ; et le serment oral que chaque citoyen doit prêter à la première personne du singulier : « je ne rappellerai pas les horreurs passées ». Si l’on devait faire une déconstruction de la notion même de contrat social, on se rendrait compte que cette articulation entre un passif impersonnel et un engagement actif à la première personne est en réalité au fondement de tout pacte politique.

Mais revenons-en au serment d’oubli. A première vue il y a en effet une opposition entre l’art grec d’extinction de la guerre civile et notre conception moderne de la sortie du conflit intestin, comme l’a pointé Giorgio Agamben dans son séminaire de Princeton d’octobre 2001 sur la guerre civile. Quand les uns font profession d’amnésie, les autres font au contraire œuvre d’hypermnésie. Nous sommes dans la remémoration, dans la commémoration, dans la déploration, mais aussi dans la justice, puisqu’un des éléments des politiques de la mémoire est de pouvoir traquer et juger les coupables. Cependant, si l’on y regarde de plus près, il y a une similitude entre les deux : l’oubli des malheurs passés à Athènes n’est possible que si tout le monde reconnaît, au fond de lui-même et au moment de prêter serment, que cette expérience traumatisante est déterminante pour le pacte civique à venir. Autrement dit, l’amnésie n’est possible que sur fond d’hypermnésie. En psychanalyse, on appelle ça un refoulement. Cette politique n’est pas saine, et on ne peut pas être d’accord avec Aristote lorsqu’il dit que les dirigeants athéniens qui l’ont décidée se sont comportés « de la manière la plus politique ».

 

Nonfiction : Vous analysez également les guerres de religion dans la France de la deuxième moitié du XVIème siècle. Une discorde civile qui n’est pas apparue au moment de l’introduction de la Réforme en France mais qui est progressivement montée en puissance sur plusieurs décennies. Vous identifiez à ce titre trois conditions qui ont permis l’éruption de la violence. C’est le « triangle d’actualisation ». De quoi s’agit-il? Ce schéma est-il toujours d’actualité pour comprendre ce qui traverse la société française?

David Djaiz : Ce triangle d’actualisation est une ressource essentielle pour comprendre le passage de la guerre civile larvée et en puissance, qui au fond est toujours-déjà là, à une guerre civile effective qui donne la pleine mesure de sa force de dévastation. En réalité il permet de rendre raison des guerres civiles interconfessionnelles, c’est-à-dire des guerres civiles qui se déploient sur fond de polémique théologique, avec un arrière-plan messianique. A cet égard il y a d’étonnantes similitudes entre les interminables guerres de religion que traverse l’Europe, et notamment la France, au XVIe siècle, et la situation contemporaine.

Bien sûr il faut se garder du démon de l’analogie et encore davantage de la tentation de l’édification, mais je suis convaincu que cette plongée dans le passé permet de donner de l’épaisseur et de la complexité à des problèmes présents. Cela permet déjà d’éviter de dire des grosses bêtises, par exemple que l’islam est la seule religion au sein de laquelle des gens ont justifié et autorisé le massacre de civils… Je crois que l’on a oublié ce qu’a été la férocité des guerres de religion en Europe et la virulence de ces « guerriers de Dieu » dont la Ligue parisienne est emblématique.

J’en reviens au triangle d’actualisation. Comme son nom l’indique, il désigne la réunion de trois conditions qui permettent au conflit intestin encore spectral de prendre chair dans la société et de la ravager. Première condition : l’existence d’un groupe en fusion qui a fait sécession d’avec la société dans laquelle il vit. Ce peut être la Ligue parisienne, cette « union de conjonction et de société très fraternelle avec Jésus-Christ », comme ce peut être l’asabiyya djihadiste décrite par le philosophe médiéval Ibn-Khaldûn, vue comme une dissidence armée vivant dans les marges des États pacifiques.

Deuxième condition : l’existence d’une doctrine à dimension messianique ou eschatologique, dont se saisit le groupe en fusion évoqué précédemment. Cette dimension « messianique » est nécessaire pour faire pleinement sécession d’avec le reste de la société, en révoquant les « valeurs communes » qui définissent le pacte politique de toute société. Dans le cas de la Ligue, il y a le rejet de la politique de modération du roi Henri III, décrit comme un tyran satanique qu’il est juste et bon d’assassiner, ce qui finira par se produire sous les coups de poignard du frère lai Jacques Clément… au nom d’une légitimité supérieure, celle de la parole de Dieu. Il y a aussi cette idée eschatologique que l’heure du jugement dernier est arrivée et que le royaume de France va être le théâtre de l’affrontement entre les forces de l’Antéchrist, en l’occurrence les soutiers du roi Henri III, et la société de Jésus-Christ… Dans le cas du djihad global, on remarque la même idéologie eschatologique et anti-politique : le contrat social démocratique est contesté, au nom de la reconstitution de l’union effervescente des croyants, une oumma à la fois incandescente et fantasmée. Le référent eschatologique est évidemment présent dans l’imaginaire des militants du djihad. Un seul exemple : le nom de la revue anglophone du prétendu Etat islamique n’est autre que Dabiq, qui désigne cette ville du nord de la Syrie où, selon une eschatologie islamique tardive, les forces de l’islam sont censées affronter, avant la fin du monde terrestre, les armées byzantines croisées.

Troisième condition : le recours à une violence que j’appelle salvifique ou sotériologique. Cette violence découle logiquement de la rencontre d’un groupe en fusion et d’une idéologie messianique. Elle est employée lorsqu’un tel groupe incandescent, pénétré d’idéologie messianique, ne reconnaît plus à ses ennemis la dignité minimale requise pour assurer à un combat à la loyale. L’ennemi est alors un ennemi absolu que l’on affronte dans le cadre d’une guerre « juste », au sens médiéval, dans lequel la fin « surnaturelle » justifie le recours à tous les moyens. L’ennemi est cette chose qui doit être dégradée, souillée dans l’exercice d’une violence inouïe. La souillure est la condition de la purification : c’est la dynamique archaïque et païenne de l’immolation qui est ici réactivée. A cet égard, la violence de Daech, tout comme la violence de la Ligue parisienne, empruntent davantage à une violence païenne qu’à une violence divine. Il devient licite de tout faire pour « écrabouiller » littéralement l’ennemi. Denis Crouzet a raison de faire remarquer que les massacres et supplices infligés par les factions catholiques extrémistes au XVIe siècle rappellent étrangement le mode opératoire des séides de l’Etat islamique.

 

Nonfiction : Vous introduisez ensuite une figure qui a marqué le XXème siècle: celle du partisan animé par l’idéologie qui remplace le partisan « tellurique ». Vous dites à ce titre, « le partisan ne défend plus un Heimat, un terreau et un terroir, mais se fait l’agent d’une entreprise stratégique qui, bien qu’agie localement, est pensée globalement ». Cette bascule s’est produite sous l’effet de la montée en puissance des grandes idéologies. Qu’est-ce qui différencie le partisan du djihadiste?

David Djaiz : Le premier à avoir défini le personnage conceptuel du « partisan » est le juriste, théologien et philosophe allemand Carl Schmitt, dans son ouvrage Théorie du partisan. Pour Schmitt la fin des guerres de religion en Europe est permise par l’institution de l’Etat dans sa version absolutiste, mais aussi par l’instauration d’un certain ordre des relations internationales qui codifie les relations entre Etats européens et définit les conditions de la paix et de la guerre.

Nous pourrions parler d’ordre westphalien à son propos, en référence aux Traités de Westphalie de 1648 qui mettent fin à la guerre de Trente Ans, le dernier avatar des guerres civiles interconfessionnelles commencées un siècle plus tôt. Cette grammaire des relations internationales a prévalu du XVIIe au début du XXe siècle, et elle définissait les règles de vie commune sur le continent européen, en temps de paix comme en temps de guerre. La guerre n’était plus que chose conventionnelle et réglée, subordonnée à un but précis, et surtout elle était monopolisée par les États qui voyaient s’affronter leurs armées régulières en bataille rangée. Si l’ordre westphalien est considéré comme le paradigme dominant des relations internationales jusqu’à la boucherie de 14-18 qui voit ce paradigme voler en éclats, il commence en réalité selon Schmitt à se fissurer dès le début du XIXème siècle avec l’apparition de la figure du partisan espagnol qui résiste à l’invasion des armées napoléoniennes. Ce partisan a été immortalisé par le portrait de Juan Martin Diaz, « l’Empecinado », réalisé par Goya. Contrairement au soldat régulier en uniforme qu’il affronte, le partisan n’a pas la régularité avec lui, pas même la légalité. Il est contraint à l’action clandestine et violente de type guérilla ainsi qu’au sabotage, qui constitue l’embryon de ce que nous connaissons aujourd’hui sous le nom de terrorisme. Mais ce partisan estime avoir la légitimité de son côté, et à ses yeux la légitimité prime la régularité et la légalité : il défend sa « chère patrie » de l’invasion étrangère.

Cette conception « territoriale », tellurique dirait Schmitt, du partisan mute au XXème siècle sous le double effet de la mondialisation des techniques et de l’information, ainsi que de la diffusion des grandes idéologies transnationales dont le marxisme-léninisme n’est pas la moindre. Le partisan ne défend plus un terroir, mais il devient un militant qui est l’agent d’une cause mondiale partout où il se trouve ce qui en fait selon Schmitt le vecteur d’une « guerre civile mondiale ». Avec le djihad global, nous retrouvons la même configuration militante à la fois réticulaire, rhizomique et globalisée qu’avec la révolution communiste mondiale. Le djihad est une idéologie universelle pensée globalement, mais agie localement, puisqu’il existe aujourd’hui des dizaines de variantes du djihad, de la Corne de l’Afrique aux Philippines en passant par le Caucase, la Chine et bien sûr la zone syro-irakienne.

Cependant il y a une différence de taille entre le militant communiste du XXème siècle qui cherche à faire de « nombreux Vietnams », selon la formule de Guevara, et le djihadiste du XXIème siècle qui cherche à étendre le domaine du califat partout où il se trouve. Si l’idéologie communiste porte en elle quelque messianisme, c’est uniquement de manière métaphorique : il s’agit avant tout d’une idéologie politique qui cherche à faire advenir ici et maintenant les conditions d’une vie et d’une société meilleures. À cet égard, l’ennemi, qui est le capitaliste ou l’Etat bourgeois, n’est pas absolutisé : il reste toujours un espoir de le faire participer à cette société meilleure. À mon sens le djihadisme ne partage pas du tout cet objectif politique d’instauration d’une société plus juste. L’advenue du « califat bien dirigé », prospère et juste, n’est pas du tout la priorité de ces djihadistes qui ne conçoivent leur action que dans le mouvement et la violence. La priorité est bien plutôt eschatologique : il s’agit de porter le combat contre les armées croisées à l’approche de la fin du monde et du jugement dernier. Cette coloration eschatologique rend la démarche djihadiste incompatible avec toute entreprise politique. C’est pour cela qu’il est absolument impossible de « négocier » avec les séides de Daech. Quel terrain d’entente, quel « sol » commun peut-on avoir avec ces gens qui considèrent ne pas « habiter » ce monde, mais le royaume des cieux, et qui refusent jusqu’à la notion même de temps historique ? La guerre qui nous est déclarée à cet égard est une guerre totale, absolue. Donc avec le djihad global nous ne sommes pas dans la même forme de « guerre civile mondiale » qu’avec le marxisme-léninisme. Nous sommes dans une forme à la fois pré- et post-politique, pré- et post- moderne, sacrificielle, absolue, inconditionnée, eschatologique et effrayante de combat. Aucun compromis, je le répète, n’est hélas possible avec ce type de cancer.

Il y a une autre subtilité. Le djihad contemporain est à la fois une guerre civile mondiale au sens de Schmitt, mais aussi, lorsqu’il se développe à l’intérieur d’une société, et fabrique des apprentis djihadistes homegrown, une guerre civile locale et territorialisée. C’est cette double dimension à la fois locale et globale, à la fois proche et lointaine, du djihad qu’il faut bien saisir et que Ibn-Khaldûn avait déjà identifiée lorsqu’il étudiait l’origine du renversement des empires par les bandes armées qui en vivent aux marges, conjuguant esprit de corps et prédication religieuse. Olivier Roy depuis ses travaux de jeunesse sur les moudjahidines d’Afghanistan jusqu’à son dernier livre (Le djihad et la mort) répète quelque chose qui me paraît absolument fondamental : le djihad contemporain ne peut pas être compris sans penser son articulation avec le fait tribal, ce qui en fait une dynamique à la fois pré-moderne, si l’on conçoit que la tribu est une forme d’organisation antérieure à l’instauration de l’Etat-nation, et post-moderne, si l’on conçoit que la dimension transnationale et réticulaire du fait tribal, qui se joue des vieilles frontières, s’articule parfaitement avec la mondialisation de l’information et le progrès technique. Nous retrouvons donc là le paradoxe de ce djihad à la fois local et global, proche et lointain. Il installe en réalité une compénétration étonnante entre le coin de la rue, en l’occurrence les terrasses du XIe arrondissement, et ce qui se passe à Raqqa ou à Kaboul. Du reste, ce n’est pas un hasard si le djihad prospère mieux qu’ailleurs dans des zones tribales indifférentes à l’autorité de l’État-nation : arc sunnite syro-irakien, montagnes afghanes, Corne de l’Afrique… Le fait tribal, l’asabiyya khaldûnienne, est en définitive son meilleur engrais dans un monde où les États-nations vacillent. C’est pourquoi je reste persuadé que la meilleure manière de casser la dynamique ascensionnelle du djihadisme reste l’édification partout où cela est possible d’un État de droit fort, impartial, démocratique et bien gouverné. Le djihadisme se repaît à l’inverse des États défaillants, corrompus et autoritaires.

Examinons maintenant le djihadisme homegrown, celui qui m’occupe, entre autres choses, dans le livre : force est de constater que son berceau se trouve également dans des zones complètement délaissées aussi bien par l’Etat de droit que par l’Etat social, notamment les banlieues. La quasi totalité des djihadistes homegrown ont grandi dans ce que l’on appelait naguère des « zones urbaines sensibles » comme l’avait fait remarquer le géographe Pierre Beckouche. C’est dans ces territoires délaissés et déshérités que germent ces nouvelles « asabiyyat urbaines » qui fournissent la ressource humaine à l’émergence d’un djihad archaïque au cœur de métropoles pourtant prospères et démocratiques, mais puissamment inégalitaires.

 

Nonfiction : Dans son roman Guerilla (Ring, 2016), l’écrivain Laurent Obertone imagine l’embrasement du pays et son basculement dans la guerre civile suite à une bavure policière dans une cité sensible. Un scénario qui n’est pas sans rappeler des événements récents. Pensez-vous ce scénario probable dans la situation actuelle?

David Djaiz : Je ne crois pas du tout ce scénario possible. Ce genre de vision amalgame à dessein les actes de guerre civile commis par des djihadistes français avec les problèmes de délinquance et d’insécurité rencontrés par certains de nos concitoyens au quotidien afin de faire germer l’idée qu’une grande insurrection se prépare et qu’elle n’attend au fond qu’une étincelle pour se déclencher, par exemple une bavure policière. Or il y a une vraie barrière d’espèce entre les actes commis par une poignée de djihadistes français, et le problème de l’insécurité qui mérite cependant d’être pris au sérieux.

Les Français en sont dans leur grande majorité parfaitement conscients, même si l’audience et les scores de vente d’un livre comme Guérilla d’Obertone ou le succès des thèses de Zemmour constituent autant de « signaux faibles » de ce que j’appelle un « désir mêlé de crainte », qui constitue l’affect de guerre civile par excellence. Les Français n’amalgament pas djihadisme et délinquance. En revanche, puisque nous en sommes à parler des « amalgames », je constate que beaucoup de gens supportent de moins en moins l’injonction à « ne pas faire d’amalgame » entre islam et djihadisme. C’est vrai que cet injonction a quelque chose d’agaçant et de paresseux intellectuellement. Plutôt que de bêler « pas d’amalgame ! », il vaut mieux prendre le taureau par les cornes et questionner la spécificité et la complexité du fait djihadiste, fait de continuités et surtout de ruptures avec la matrice islamique. C’est avec ce genre d’approches lucides et informées qu’on désamorcera précisément les amalgames et le sentiment islamophobe qui malheureusement croît dans notre société et qui peut demain fournir du carburant à des groupes identitaires d’extrême droite tentés de passer à l’action en rétorsion.

 

Nonfiction : Votre ouvrage s’achève sur une réflexion sur les moyens d’empêcher la guerre civile qui vient. Vous soulignez que la réponse ne peut plus être seulement étatique et régalienne. Comment désamorcer donc le spectre de la guerre civile?

David Djaiz : Je suis parfaitement conscient que, dans mon livre, la réflexion sur les moyens est beaucoup plus embryonnaire que l’archéologie historique qui la précède. En effet nous sommes face à une page blanche et tout reste à inventer. Néanmoins le passé nous fournit là encore quelques ressources. Face à la montée des intransigeances des années 1560, Michel de L’Hospital alors chancelier de France œuvre pour l’unité interconfessionnelle et la tolérance civile vis-à-vis des Huguenots. Son action est dans l’ensemble un échec puisqu’il ne parvient pas à enrayer la spirale de violences qui aboutit quelques années plus tard aux massacres de la Saint-Barthélémy. Néanmoins son discours peut être aujourd’hui d’un grand ressourcement.

En mettant l’accent sur la vertu civique et la réconciliation, il donne un exemple de ce que j’appelle les politiques morales, ces politiques immatérielles qui ne sont ni les politiques sécuritaires qui s’impriment dans la chair au moyen de disciplines, ni les politiques socio-économiques qui s’occupent de la circulation et de la répartition des richesses. Les politiques morales sont un autre nom pour désigner les vertus publiques. La responsabilité de l’homme d’État n’est pas de les générer puisqu’elles germent dans les cœurs des citoyens mais il peut les développer, les aiguiser et les orienter. Pour cela il existe des moyens ici et maintenant : le développement d’un véritable service civil en complément du service civique, qui serait de nature à recréer ce creuset républicain qu’était le service militaire ; l’enseignement de l’histoire globale de la France à l’école, ce qui implique d’enseigner aussi bien les guerres civiles interconfessionnelles du XVIème siècle que le passé colonial de la France afin de réconcilier les mémoires autour d’une histoire certes conflictuelle mais désormais partagée ; l’émergence d’un véritable « islam français » qui serait le résultat d’une incorporation et d’une appropriation culturelle véritables, et pas simplement d’une structuration verticale et autoritaire du culte, à la manière jacobine.

Bien sûr, ces « politiques morales » sont difficiles à mettre en œuvre, mais c’est pourtant la condition nécessaire pour éviter la descente aux enfers. Je regrette que ce sujet ne soit pas suffisamment évoqué dans la campagne présidentielle qui se déroule actuellement, car il me paraît être le sujet essentiel pour l’avenir de notre pays et de notre société. Je serais heureux d’entendre par exemple un candidat proposer la création d’un « Ministère de la cohésion nationale et de l’engagement civique », dont l’objet serait précisément de définir un projet de vie et un horizon républicain communs, irréductibles à la somme des individualités ou des communautés qui constituent notre société, au moyen de politiques publiques concrètes. Un tel ministère pourrait avoir dans son périmètre la politique de soutien et de développement du tissu associatif, vital pour créer des liens non marchands entre les citoyens ; la montée en charge du service civique et son éventuelle conversion en service national ; la mise en récit d’une histoire plurielle et conflictuelle mais partagée ; pourquoi pas la gestion des cultes…

Ce serait un signal extrêmement puissant et positif de confiance dans la société française, dans sa capacité à la fois de résilience face à la souillure du terrorisme, et de réinvention d’un projet commun. Ce qui est certain, c’est que l’Etat régalien, cet « extincteur de guerre civile », selon la formule de Schmitt, a été rudement mis à l’épreuve ces dernières années. Et reconnaissons qu’il a remarquablement tenu : merci à nos préfets, à nos forces de police, à nos magistrats, à nos services de renseignement qui font chaque jour un travail patient et discret qui empêche l’embrasement. Mais l’État régalien ne peut plus faire face tout seul à ce péril. Il est temps de réactiver les vertus publiques au cœur de la société

 

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