Tous les jeudis, Nonfiction vous propose un Actuel Moyen Âge. Cette semaine, une crise des migrants à Corfou... en 1473 ?

 

Les îles grecques, tout comme les côtes italiennes ou espagnoles, font partie des zones d’interface de la Méditerranée. Elles servent de passage aux flux des marchandises et des hommes, dans des conditions qui dépendent beaucoup de la situation politique et économique : on n’accueille pas les migrants de la même manière en période d’abondance et en période de crise.

Or à Corfou, en 1473, c’est la crise, et les habitants se plaignent :

« Des personnes étrangères sont venues dans cette ville et dans cette île (…) et habitent ici. Ils ont pris le nom de Corfiotes, et chaque jours ils commettent mille infractions (…) Qu’ils soient condamnés à des peines corporelles, et non à des amendes (…) afin que l’on sache bien que les fidèles Corfiotes originaires de ce lieu ne mènent pas une telle vie   »

Malfaiteurs ou réfugiés ?

Demander des peines corporelles pour les nouveaux habitants de l’île, c’est demander que leur soit appliquée une justice différente, et plus dure, que celle qui s’applique aux autres Corfiotes. C’est donc une décision grave, et c’est pourquoi les Corfiotes ont décidé de la porter devant la plus haute autorité dont ils relèvent : Venise.

Car au XVe siècle, Corfou fait partie d’un vaste empire maritime vénitien. Pour mieux tenir les routes du commerce, Venise s’est lancée depuis le XIIIe siècle dans la conquête d’îles et de villes côtières dans l’Adriatique et la mer Egée. Mais ces territoires sont alors menacés : Venise est en guerre contre l’Empire ottoman, avec l’espoir de stopper l’avancée des Ottomans dans les Balkans, peut-être même d’étendre ses propres territoires dans la région.

Corfou est donc soumise à une double contrainte : d’une part elle doit fournir des hommes pour le front, et d’autre part elle accueille les populations qui fuient les zones de combat. Pas étonnant que la situation y soit tendue.

 

Combien de personne peut-on accueillir ?

Combien de réfugiés Corfou a-t-elle accueilli depuis le début de la guerre ? Difficile à dire. Le flux des réfugiés a probablement commencé avant le début de la guerre. Dès la prise de Constantinople, en 1453, de nombreux orthodoxes ont choisi l’exil vers des îles grecques sous domination vénitienne. Des Latins et des juifs ont pu s’y ajouter depuis que la guerre a commencée en 1463.

Tout le monde ne fuit pas devant l’armée ottomane : pour certaines communautés, ou pour certains individus, faire allégeance au sultan permet d’éviter une conquête violente, ou même d’améliorer sa position sociale. Il n’empêche, Corfou a certainement vu sa population doubler à l’époque. Et ce n’est qu’un début, la population de l’île continue de croître : entre 1499 et 1503 elle passerait de 37 000 à 60 000 habitants   . Peut-être faut-il imaginer une île où plus de la moitié de la population est « réfugiée ».

Pourtant la croissance démographique n’est jamais retenue comme un problème en soi. Dans un monde où la main d’œuvre est précieuse, on s’inquiète d’abord de pouvoir nourrir tout le monde. En ensuite, seulement, les Corfiotes s’inquiètent du maintien de leurs privilèges.

 

Grand remplacement ou grand déclassement ?

Car les Corfiotes qui, en 1473, adressent à Venise pour demander de punir plus sévèrement les nouveaux-venus, ne représentent pas l’intégralité de la population. Il s’agit uniquement des citoyens : c’est-à-dire les classes supérieures, celles qui jouissent de droits politiques. À part cette partie privilégiée de la population, les autres habitants n’ont pas vraiment plus de droits que les réfugiés nouveaux-venus. La mesure qu’ils réclament est donc avant tout une mesure de distinction : elle permettrait de séparer les nouveaux corfiotes des anciens, même lorsqu’ils ne sont pas citoyens.

Or quelques années plus tard, au début du XVIe siècle, les citoyens corfiotes renouvellent leur plainte, mais cette fois dans un tout autre domaine : ils protestent parce que certains des nouveaux Corfiotes sont désormais parvenus à obtenir des droits de citoyenneté. Par mariage, par grâce, ou par d’autres moyens, ils sont parvenus à obtenir des droits politiques, et la majorité du conseil se plaint que, parmi ses rangs, siègent maintenant d’anciens réfugiés.

D’une plainte à l’autre, de la fin du XVe siècle au début du XVIe siècle, l’évolution est frappante. Elle montre que la fermeture face à l’arrivée de nouveaux venus n’est pas que le fait des couches sociales les plus basses : elle se rejoue à tous les niveaux, dès lors, en fait, que l’on craint de se voir remplacé. Mais ces deux plaintes suggèrent aussi un autre aspect : dans un monde où les bras humains sont encore la première source d’énergie, personne ne songe jamais à leur interdire l’accès à l’île. Pas même lorsqu’ils deviennent, probablement, la moitié de la population.

 

Pour aller plus loin :

- Νicolas Karapidakis, Civis fidelis : l’avènement et l’affirmation de la citoyenneté corfiote (XVIe-XVIIe siècles), P. Lang, 1992

- Peregrine Horden et Nicholas Purcell, The corrupting sea : a study of Mediterranean history, Blackwell, 2000.

- Suraiya Faroqhi, The Ottomans empire and the world arount it, I. B. Tauris, 2006.

 

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