Un ouvrage éclairant sur le parcours des précepteurs francophones et les pratiques éducatives dans la noblesse russe.

Le titre de cet ouvrage est bien trouvé : Quand le français gouvernait la Russie fait référence à la pratique, courante parmi la noblesse russe des XVIIIe et XIXe siècles, d’embaucher des précepteurs francophones (français ou suisses). Il fait aussi bien sûr allusion au fait que le français est la langue des élites russes de l’époque : la haute noblesse communique en français, même au sein de la famille.

En Russie, c’est au XVIIIe siècle que se mettent en place des institutions d’enseignement étatiques, par exemple l’université de Moscou, le Corps des Cadets ou l’Institut Smolny pour les jeunes filles de la noblesse. Pourtant, le plus souvent, les jeunes nobles sont toujours éduqués dans le cadre familial. Les familles qui le peuvent s’assurent les services de précepteurs, souvent étrangers. C’est encore souvent le cas au XIXe siècle : dans les années 1870, plusieurs précepteurs sont en charge de l’éducation des enfants de l’écrivain L. Tolstoï.

Même si l’enseignement à domicile reste la règle, cette pratique est de plus en plus critiquée, comme le souligne en introduction Vladislav Rjéoutski, qui a réuni les textes. Il y a plusieurs raisons à cela. D’abord, les précepteurs manquent souvent de qualifications, notamment lorsque les familles rechignent à débourser suffisamment pour s’assurer les services d’une personne compétente. Ensuite, dans un contexte de valorisation croissante du discours patriotique, il semble de moins en moins acceptable que la jeunesse russe soit formée par des étrangers. C’est ainsi que les critiques se multiplient envers les précepteurs étrangers, notamment français, présentés comme d’anciens domestiques voire des déserteurs ou des délinquants, ignares et aux mœurs plus que douteuses   .

Quand le français gouvernait la Russie s’intéresse justement à ces précepteurs et conseillers français et suisses de la noblesse à travers leur correspondance et d’autres documents relatifs à leur activité. Chaque document est précédé d’un commentaire qui en précise le contexte et les enjeux. V. Rjéoutski a choisi de donner la parole aux éducateurs eux-mêmes plutôt qu’aux employeurs et aux anciens élèves, dont le témoignage est mieux connu. Il souligne que la quasi-totalité des textes ont été rédigés sur le vif, alors que les documents en général étudiés sont des mémoires qui présentent donc un témoignage moins spontané. On trouve à la fois des correspondances entre le précepteur et son employeur, où l’on voit ce qui est attendu du précepteur, et des lettres plus privées, révélatrices de la façon dont le précepteur vivait son activité.

Le portrait qui se dessine est plus nuancé que la caricature du précepteur français qu’on trouve dans la littérature de l’époque : les précepteurs décrits ne sont pas d’anciens domestiques, ils ont reçu une solide éducation. Certains s’engagent dans la carrière de précepteur par conviction   . Cependant, pour la plupart d’entre eux, l’aspect financier reste primordial : ils peinent à trouver une place en Europe et saisissent le voyage en Russie comme une chance de gagner leur vie. Leur séjour en Russie a souvent aussi des raisons politiques, diverses suivant les époques : on trouve des nobles qui fuient la Révolution   , un franc-maçon qui quitte l’Europe à cause des pressions de l’Eglise catholique sur la franc-maçonnerie   et, chez Tolstoï, un ancien communard   . La présence parmi les précepteurs de libres penseurs et de sympathisants de la révolution a été décriée à l’époque, les commentateurs craignant qu’ils n’exercent une mauvaise influence sur les enfants. Les auteurs des commentaires notent que certains éducateurs sont effectivement des libres-penseurs   et que la religion n’est citée qu’au passage et probablement pour la forme dans l’un des plans d’éducation présentés   . Cependant, ils soulignent que les précepteurs restent en règle générale discrets sur leurs opinions, surtout auprès de leurs pupilles.

Ces précepteurs sont donc assez éloignés de la caricature brossée à l’époque, cependant V. Rjéoutski soulève avec raison la question de la représentativité des personnages étudiés : embauchés par les familles de la plus haute noblesse et même par la famille impériale, ils se distinguent de précepteurs moins privilégiés (ce qui n’empêche pas les conflits entre le précepteur et ses employeurs). D’ailleurs, eux-mêmes témoignent de la présence de nombreux précepteurs peu qualifiés : l’un des témoins souligne que sa place était auparavant occupée par des « laquais »   , un autre relaie le discours sur le manque de compétences des précepteurs et promeut l’enseignement public   .

L’ouvrage est éclairant sur la diffusion en Russie des nouvelles théories pédagogiques qui naissent en Europe au XVIIIe siècle, notamment celles de Locke et Rousseau, qui écartent la contrainte. Leur influence transparaît dans presque tous les textes, quoiqu’ils ne soient jamais nommés. Catherine II, qui règne de 1762 à 1796, donne le ton dans les Instructions qu’elle rédige pour l’éducation de ses petits-fils : les chercheurs soulignent l’influence probable de Locke et Rousseau, mais l’impératrice disait ne pas aimer le Genevois   . Le rôle des éducateurs européens dans la diffusion de ces nouvelles idées n’est pas univoque. Quelques-uns les suivent d’assez près, comme James qui, avec l’aval de son employeur, renonce à dispenser un enseignement traditionnel à son élève de 7 ans et privilégie la douceur dans ses relations avec lui   . Certains principes s’imposent de manière presque universelle, par exemple l’importance de l’activité physique. Le Clerc, qui compose un programme pour les élèves du Corps des Cadets, insiste sur l’aspect ludique de l’enseignement et prévoit de nombreuses récréations, surtout pour les plus jeunes   . Tous ne renoncent en revanche pas aux punitions, voire aux châtiments corporels   , et rares sont ceux qui renoncent à un enseignement traditionnel. De plus, on observe un écart entre le discours et les pratiques. Ainsi, le précepteur des petits-enfants de Catherine II ne contredit pas dans son programme d’éducation les principes énoncés par l’Impératrice, qui prescrit de susciter l’intérêt plutôt que de contraindre à étudier ; cependant, dans la pratique, il punit ses élèves et leur fait honte de leur ignorance   . V. Rjéoutski souligne également que la princesse Golitsyne, dans ses lettres à ses enfants, emploie le vocabulaire de l’amitié prôné par Rousseau, mais pour exercer un véritable chantage affectif. Il faut souligner que l’attachement à de nouveaux principes éducatifs vient parfois des nobles russes plus que des précepteurs, comme dans le cas de Catherine II, et, en tout cas, que ces principes ne peuvent être mis en œuvre qu’avec l’accord des parents.

Les textes présentés sont divers et évoquent bien d’autres aspects du parcours d’un précepteur et de l’évolution des pratiques pédagogiques. Une grande place est ainsi accordée au statut délicat du précepteur, à la fois maître et domestique. Par ailleurs, on voit s’imposer la nécessité pour les jeunes nobles d’étudier la langue russe, l’histoire et la géographie de leur pays et d’acquérir des connaissances pratiques. V. Rjéoutski insiste sur la diversité des parcours, mais également sur celle des approches pédagogiques, qui interdisent de voir dans les précepteurs un bloc homogène et de s’avancer trop loin dans la définition de traits communs aux pratiques éducatives dans les différentes familles. Au XVIIIe siècle, la nécessité de maîtriser le français apparaît comme le plus petit dénominateur commun.

Les commentaires de chaque texte sont très éclairants. Il manque peut-être en introduction quelques éléments de contexte, notamment sur la mise en place des établissements d’enseignement et des réformes qu’ils connaissent, qui servent de point de comparaison dans l’étude de l’éducation à domicile. V. Rjéoutski cite les ouvrages de référence sur ce sujet, mais un bref historique aurait sans doute rendu l’ouvrage plus accessible aux non-spécialistes.

 

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