À la suite de Walter Benjamin, et à la lumière de Tolstoï et de Virginia Woolf, ce bref essai réexamine la façon dont le roman moderne parvient à poser la question du sens de l'existence.

Tout en étant de dimensions modestes, l’essai de Dominique Rabaté se situe dans la mouvance de plusieurs importantes études du genre romanesque parues au cours des deux dernières décennies, et dont la plus récente – et la plus remarquée – est La Pensée du roman de Thomas Pavel   . Le point de départ en est la réflexion de Walter Benjamin dans un article de 1936 sur Nicolas Leskov. Benjamin, qui se plaçait lui-même dans la filiation de La Théorie du roman (1920) de György Lukács, y présentait une distinction entre le genre du récit d’une part – sur le modèle des œuvres de Leskov, par exemple La Lady Macbeth du district de Mtsensk –, où “le conteur” (tel est le titre de l’article de Benjamin) fait passer une morale reflétant les valeurs de la communauté pour laquelle il écrit ; et d’autre part le roman moderne, où l’auteur, désormais isolé dans un univers fragmenté, n’exprime plus qu’une expérience personnelle. Le “sens de la vie”, qui pour Benjamin est au centre de tout vrai roman, n’est plus dès lors que le sens d’une “vie”, comme le dit bien le titre du chef-d’œuvre de Maupassant, ou même d’une “vie à soi”, si tant est, comme le souligne D. Rabaté en prenant notamment l’exemple de Madame Bovary, que la vie puisse être définie comme quelque chose que l’on possède.

Comme toute théorie visant à rendre compte d’un genre littéraire dans sa totalité, la définition de Benjamin invite à lui trouver des exceptions. On peut s’interroger par exemple sur le degré de réalité de cette unanimité perdue, ou tenter de lui trouver des équivalents modernes (Le Don paisible de Cholokhov émanation des valeurs partagées de la Russie soviétique des années trente ?). D. Rabaté répond à cette objection en liant le roman moderne à un environnement politique reposant sur le respect de la liberté individuelle. Une autre question serait évidemment le traitement à réserver aux romans modernes qui n’entreraient pas dans la définition et seraient donc, selon la terminologie de Benjamin, de “faux romans” ? Il n’en reste pas moins que la plus grande partie du canon romanesque des XIXe et XXe siècles s’intègre bien dans les paramètres proposés par ce dernier. Parler du roman en termes de “sens de la vie” a deux avantages supplémentaires : celui de nous permettre de sortir de l’impasse formaliste qui a connu son apogée au cours des décennies du Nouveau Roman, et celui de le faire en des termes plus ouverts et plus subtils que la sempiternelle question du “réalisme”. On peut dire, pour prendre six exemples presque au hasard dans le domaine français, que dans La Condition humaine, Que ma joie demeure, La Joie, La Nausée, Les Cloches de Bâle et La Peste, Malraux, Giono, Bernanos, Sartre, Aragon et Camus posent chacun la question du sens de la vie et y apportent des réponses divergentes. Mais la réponse, et on l’on ne peut sur ce point que se rallier à la position défendue ici par D. Rabaté, importe moins que la question, qui souvent reste en suspens. Lorsque Faulkner, en intitulant son roman le plus célèbre Le Bruit et la Fureur, nous renvoie explicitement au fameux passage de Macbeth où Shakespeare fait dire à son personnage que la vie n’a aucun sens, il n’en pose pas moins à son tour, à sa manière, la question du sens de la vie.

Pour illustrer son propos, D. Rabaté consacre deux chapitres à analyser deux œuvres qui vérifient l’une et l’autre la pertinence de la définition de Benjamin. Le premier, pourtant plus proche par sa longueur de la nouvelle que du roman, est La Mort d’Ivan Ilitch de Tolstoï, qui est précisément l’œuvre que Lukács analyse au terme de la Théorie. Ce récit de la mort d’un “homme quelconque” date d’après la conversion de Tolstoï et pourrait sembler être écrit à des fins édificatrices. Or s’il y a bien une ascèse, qui conduit à la fameuse “dernière pensée” d’Ivan Ilitch (“[La mort] n’existe plus”), elle est rendue problématique par la position du conteur – qui prétend rendre compte des derniers instants de son personnage comme s’il avait en lui-même fait l’expérience – et demeure donc plus ni moins ambiguë que celle contée par Flaubert à la fin d’Un cœur simple, où le perroquet ouvre à Félicité les portes du Paradis.

L’autre roman qui fait l’objet d’une analyse, particulièrement fine et intéressante, est To the Lighthouse de Virginia Woolf. (À la traduction traditionnelle, La Promenade au phare, l’auteur, qui avoue mettre l’œuvre au-dessus de toutes les autres de Woolf, préfère celle adoptée en 1993 par Magali Merle, Le Voyage au phare ; ni l’une ni l’autre n’est satisfaisante, car il ne s’agit à proprement parler ni d’une promenade, ni d’un voyage, mais d’une expédition – le mot revient à plusieurs reprises dans le texte – ou, si l’on veut, d’une excursion.) Ce roman si émouvant, dont le cadre est une maison de vacances aux îles Hébrides, à trois époques différentes, avant et après la Première Guerre mondiale, avant et après la mort de Mrs. Ramsay, le principal personnage, a apparemment pour sujet premier celui du temps et de la durée ; D. Rabaté montre que la question du sens de la vie y est tout aussi importante et que ces deux thèmes y sont inséparables. “Quel est le sens, le sens de tout cela ?” “Quel est le sens de la vie ?” se demande au début de la troisième partie Lily Briscoe, l’artiste, dont l’achèvement du tableau coïncide avec le débarquement des Ramsay sur l’îlot du phare – expédition promise dix ans plus tôt et toujours remise – ainsi qu’avec la fin du roman. La réponse à ces questions, évidemment, n’existe pas, sinon sous la forme de fugaces “épiphanies”, ces courts-circuits temporels, d’interprétation incertaine, auxquel D. Rabaté s’est intéressé par ailleurs   .

En conclusion, D. Rabaté s’interroge sur la nature de l’exemplarité dans la fiction moderne. Pris entre l’impossibilité d’une morale collective et le caractère irréductible, intransmissible de l’expérience subjective – tel Ivan Ilitch incapable de faire le lien entre le “Caius est mortel” du syllogisme philosophique et le “je vais mourir” de sa situation actuelle –, le roman tend à s’établir dans l’entre-deux, entre le personnel et l’impersonnel, et c’est là que réside, selon l’auteur, son pouvoir de séduction.

Dommage qu’il faille déplorer une fois de plus que l’habillage de ce stimulant essai soit déficient. Italiques manquants, guillemets béants en fin ou en début de ligne, emploi incohérent de la majuscule, on ne sait s’il faut attribuer ces violations du code typographique à l’imprimerie de la Manutention à Mayenne ou à José Corti (Quantum mutatum ab illo !) : dans le doute, c’est l’un et l’autre que l’on coiffera du bonnet d’âne