Nikos Foufas propose de faire un point sur les rapports entre la pensée de Marx et la civilisation gréco-latine antique.
Nikoas Foufas, docteur en philosophie, est l’auteur de plusieurs textes sur les pensées de Hegel et Marx. Avec ce quatrième ouvrage, il propose une introduction au thème du dialogue entre la pensée de Marx – et de certains héritiers – avec l’Antiquité gréco-latine. À vrai dire, comme le précise l’introduction, c’est plus la question de la lutte des classes qui sera étudiée, à partir de certains écrits de Marx, et de certaines analyses de la Grèce antique tirées notamment d’un livre classique de l’historien anglais G.E.M. De Sainte Croix (1910-2000) .
En accord avec un certain rythme de la pensée, Foufas propose d’étudier trois regards complémentaires portés sur la Grèce antique. Dans la première partie du livre, c’est le regard du jeune Marx philosophe qui rédige une thèse de doctorat sur les pensées de Démocrite et Épicure. La même partie du livre restitue également le regard du Marx plus mature, plus scientifique, qui fait des comparaisons entre la Grèce antique et le système capitaliste moderne dans Le Capital. Dans la seconde partie, Foufas étudie dans quelle mesure les concepts de Marx permettent d’étudier la Grèce antique, en particulier à la lumière du livre de De Sainte Croix. Le projet de l’auteur est donc clairement de « comprendre l’impact que l’Antiquité a eu sur le penseur allemand [Marx] » et de mieux « concevoir l’effet des idées de Marx sur une lecture matérialiste d’une formation sociale-historique particulière » .
Marx, lecteur des penseurs antiques
Au début de la première partie, Foufas présente quelques éléments de la biographie de Marx qui témoignent de son rapport à la Grèce antique. L’auteur estime que Marx, issu « d’une famille relativement aisée », de par son éducation, a très tôt été amené à s’intéresser à la culture gréco-latine classique. Dès 1837, à l’âge de 19 ans, il passe l’été à traduire des textes d’Aristote, Tacite, Ovide. Par ailleurs, le mouvement de l’hégélianisme de gauche devient rapidement une de ses principales influences intellectuelles . Marx dépassera assez vite la façon dont ces « jeunes hégéliens » évoquent l’Antiquité, préférant se concentrer sur la critique matérialiste contenue dans les auteurs grecs antiques. Selon Foufas, Marx est attiré par l’élément « prométhéen » et le « matérialisme de l’aléatoire », comme dirait Althusser, qui sont contenus dans les philosophies de Platon, de Démocrite, d’Épicure. On peut lire cette appropriation spécifique de la philosophie grecque par Marx à travers sa thèse de doctorat sur La différence de la philosophie de la nature chez Démocrite et Épicure, rédigée entre 1839 et 1841. Dans ce travail, Marx est très sensible à la pensée épicurienne de liberté, opposée au déterminisme de Démocrite. Le choix opéré par le philosophe allemand entre ces deux formes de matérialisme fait dire à Foufas que Marx valorise une éthique de la liberté humaine. Cette éloge de la liberté humaine, inspirée de l’épicurisme et du matérialisme mais débarrassée de son côté métaphysique et idéaliste, dément les accusations de déterminisme qu’on adresse parfois à Marx, selon Foufas .
La décennie qui suit cette thèse de doctorat est celle de la maturation progressive de la pensée de Marx. Ce dernier se détache de la philosophie à proprement parler, celle-ci lui apparaissant comme une forme de « conscience sociale inachevée », au même titre que la religion ou la morale. Attentif aux contingences de la pensée, Marx se fait plus scientifique en engageant le dialogue avec l’économie politique et l’histoire. Observant la succession des formes de pensée, il adopte une conception très dynamique de l’histoire humaine. Il pointe alors le fait que les dogmes économiques libéraux qui dominent à son époque sont eux aussi contingents, c’est-à-dire dépendants du contexte social dans lequel ils sont pensés et mis en œuvre. Pour prendre de la distance, Marx en revient donc à des analyses économiques antérieures à l’hégémonie de l’économie politique libérale, et plus précisément, il en revient à des penseurs antiques : Platon, Xénophon, Thucydide, Aristote, entre autres. Ce détour critique par les penseurs antiques permet à Marx de relativiser, d’une certaine façon, les principes de l’économie politique libérale. Cela lui permet aussi de rappeler que les penseurs ayant vécu dans l’illustre démocratie athénienne fondaient leur approche économique sur le principe de la qualité plutôt que sur la quantité (de biens et services produits, consommés, échangés…), contrairement au système économique moderne.
Exploitation et luttes de classes dans l’Antiquité
Dans la seconde partie du livre, Foufas tente d’évaluer non plus le rapport direct de Marx à l’Antiquité, mais en quoi les concepts qu’il a produits permettent à ses héritiers de penser cette dernière. La partie se focalise en la matière sur un ouvrage classique de De Sainte Croix qui mobilise certains de ces concepts marxiens : classe sociale, luttes de classes, exploitation . L’intérêt de cet ouvrage réside dans la vision particulière que l’historien britannique présente de Marx : opposé aux raisonnements déterministes, et notamment aux logiques « économicistes » (qui accordent aux déterminismes économiques la toute-puissance dans les explications de la société). Pour Foufas, on retrouve dans l’ouvrage de De Sainte Croix un Marx très intéressé par les idées et idéologies, par la liberté des sujets individuels, en lien avec les contingences dans lesquelles elles sont prises. Si De Sainte Croix pointe l’influence de Thucydide à ce sujet, Foufas estime que l’on retrouve également ce type de raisonnement chez Spinoza : « selon cette conception, que Marx dans ses écrits de maturité suit également, la liberté est la compréhension de la nécessité » .
L’auteur se demande ensuite à quelles conditions parler de classes sociales, d’exploitation et de luttes de classes. Il propose une définition de la classe avant tout comme un « rapport », entre membres d’une collectivité, articulé sur leur place dans les rapports de production (les rapports au travail salarié, à l’emploi, à la prise de décision sur le lieu de travail, le lien de subordination, la vulnérabilité au chômage, le salaire, etc.). Avec Marx, Foufas rappelle le fait que l’esclavage antique est le rapport de production qui a permis à des citoyens oisifs d’accumuler un surplus de production, de s’enrichir, de se livrer à des arts et travaux non-manuels (la politique et la démocratie, notamment) et de devenir dominants dans la hiérarchie sociale. Foufas revient enfin au livre de De Sainte Croix et complète les définitions amenées dans les pages précédentes : « les classes sociales ne sont ni des entités objectives et autonomes qui existent en elles-mêmes et elles ne sont ni définies par le degré de conscience des individus qui en font partie, mais ce sont le rapport entretenu par certains individus au sein de la production et au cas du prolétariat ou des esclaves, de l’intensité d’exploitation qu’ils éprouvent pendant la production [sic] » ; tandis que les luttes de classes sont le « rapport qui sous-entend l’exploitation ou la résistance et l’opposition à cette exploitation » . Selon Foufas, pour De Sainte Croix les classes sociales ne sont donc pas la seule cause à prendre en compte dans l’analyse d’une société, mais sont un des éléments de compréhension les plus importants. En conséquence, il faut veiller à ce que les grilles d’analyse restent bien adaptées au sujet d’étude.
En conclusion, ce livre de Foufas constitue une assez bonne introduction à l’étude des rapports entre Marx et l’Antiquité gréco-latine. Il montre comment cette dernière a profondément transformé la pensée de Marx, jusqu’à en fournir des aspects qui sont en contradiction ouverte avec les traditionnels clichés au sujet de la pensée marxienne : déterministe, obsédée par l’économique et le capital. Faux, répond Foufas, dans cet ouvrage court, écrit dans un langage clair et accessible, restant à un niveau d’abstraction et de complexité modéré. Le principal inconvénient de ce livre est donc celui d’être un texte d’introduction : l’argumentation est synthétisée et tassée, et l’auteur reconnaît lui-même souvent qu’il manque de place pour développer davantage ses idées. Amusante preuve par l’action de la puissance des contingences matérielles et de leur influence sur l’évolution des idées !
Quoiqu’il en soit si l’on devait formuler un reproche théorique au livre, il s’agirait de son angle d’analyse très philosophique. En effet, le livre regorge de renvois à des philosophes ou concepts philosophiques qui font écho aux analyses de Marx, tandis que la rareté des références aux sciences sociales peut laisser le lecteur sur sa faim : les approches de la sociohistoire, de l’archéologie, de l’anthropologie manquent fortement, et le seul ouvrage d’histoire discuté en détails (celui de De Sainte Croix) ne l’est que pour ses parties théoriques sur les définitions. Avec l’anthropologue Maurice Godelier par exemple, Foufas aurait trouvé non seulement des échos à sa lecture d’un Marx anti-déterministe et épris de liberté, mais aussi des arguments relatifs à une vision de Marx en scientifique, précurseur de l’histoire, de l’anthropologie, de la sociologie … Science et éthique de la liberté : tels sont les principaux apports intellectuels que Marx retire de ses réflexions sur l’Antiquité gréco-latine