Un exercice de distinctions conceptuelles qui constate l’impossible «identité culturelle» chez un sujet dont la conscience glisse toujours sur le réel.

Ressassée lors des primaires de droite, inévitable lors des primaires de gauche, l'identité culturelle est l'arlésienne de notre temps : ou bien, tête dans le sable, on prie aux grincheux de cacher cette ferveur que l'on ne saurait voir ; ou bien, tête la première, on enfonce des portes ouvertes et enchaîne les poncifs. Postures de déni ou de défi, il n'empêche qu'un sentiment existe, et que le philosophe doit en faire l'étiologie. Nous pourrions affirmer, à la suite d'un malheureux Premier ministre, il y a quinze ans de cela, qu'il n'existe pas d'identité culturelle, comme il n'existe pas d'insécurité culturelle, mais seulement un «  sentiment  » d'insécurité. Ce serait jouer sur les mots, puisque l'identité culturelle se réduit, in fine, à un sentiment qui persiste, comme l'atteste le tournant dextrogyre que prend ce début de siècle. Il s'agit donc pour François Jullien, sept courts chapitres durant, d'analyser méthodiquement la notion d'identité culturelle, afin d'en dévoiler les contradictions.

 

Préférer le commun à l'universel, préférer le singulier au particulier

L'ouvrage tire sa force des distinctions conceptuelles qu'il opère pour définir ses termes. La distinction de l'universel, de l'uniforme et du commun (chapitre 1) retient le commun comme «  ce qui se partage  », au contraire de l'universel qui, parce qu'il confond universel de fait et de droit, assimile hâtivement le modèle de la nécessité scientifique avec celui de l'exigence éthique. Cette déconsidération de l'universel fait l'objet du deuxième chapitre, où l'auteur le réduit au «  produit d'une histoire singulière de la pensée  », plus précisément de trois notions occidentales : le «  concept  » issu de la philosophe grecque, la «  citoyenneté  » du droit romain et le «  salut  » de la religion chrétienne. Or, en perdant son hégémonie, l'Occident perd le crédit accordé à l'universalisme qu'il prétend incarner. «  Une culture plus intégrée, plus homogène que l’européenne, aurait-elle besoin de ce tenon de l'universalité ?  » Rien n'est moins sûr, nous dit l'auteur. 

Quant à l'uniforme, il est défini comme une perversion de l'universel qui procède par commodité économique : tandis que l'universel est régulateur, tourné vers l'Un ; l'uniforme n'est que la répétition de l'un. Dès lors, le dialogue des cultures se fera non pas sur de l'universel, mais sur du commun : «  dia de l'écart et du cheminement ; logos du commun et de l'intelligible  ». Le dialogue assure une fonction active : il rend dynamique une relation culturelle qui, sinon, ne serait que statique, et se corromprait en communautarisme : «  l'inclusif se révèle[rait] du même coup, à son envers, exclusif  ».

Reste pour l'auteur à savoir pourquoi l'Occident s'est forclos dans cette croyance à l'universel. La généalogie de cette erreur est nourrie par des considérations linguistiques, attendu que «  ces façons de parler sont aussi (d'abord) des façons de penser  ». Des notions comme l'être et la substance sont impossibles dans la langue chinoise, car cette dernière est caractérisée de part en part par la fluence : «  pensons que ''chose'', en chinois, se dit ''est-ouest'', dong-xi, non pas donc en tant qu'essence, mais que mise en relation  ». De même pour la distinction européenne entre unité et pluralité : «  le chinois est sans morphologie, donc n'a pas nécessairement (grammaticalement) à choisir entre le pluriel et le singulier  ».

Afin de mettre fin à la distinction universel / particulier, c'est au couple différence / identité qu'il faut s'attaquer (chapitre 3). Parce que classificatrice et identificatrice, la «  différence  » sépare par distinctions en procédant par déterminations : une fois la distinction faite entre les deux termes, ces derniers s'oublient. A l'inverse, l' «  écart  » sépare par distanciations en procédant par prospections : il est à la fois exploratoire et possibilisant, la mise en regard des deux termes devant générer de nouvelles conceptualisations. 

 

Préférer les ressources à l'identité culturelle

La notion d'identité culturelle pose deux problèmes (chapitre 4) : l'un en amont, l'autre en aval de la différence culturelle. Poser une identité première en amont des différences culturelles observables, c'est se risquer à poser un contenu idéologique, c'est-à-dire contingent, arbitraire. De ces erreurs procèdent les «  mythologie[s] de l'Un premier et du monisme  », comme le mythe de la tour de Babel. Néanmoins, «  il n'est pas de culture dominante sans que ne se forme aussi – aussitôt – de culture dissidente (underground, ''off'', etc.)  ». En aval, on voudra traiter du divers des cultures en termes de différences, de sorte à vouloir isoler et fixer chacune d'elles dans son identité. «  Or cela est impossible puisque le propre du culturel est de muter et de se transformer – cette raison est massive puisqu'elle tient à l'essence même de la culture  ». Et l'auteur d'ajouter : «  car comment caractérisera-t-on la culture française, en fixerait-on l'identité ? Sera-ce sous la figure de La Fontaine ou bien de Rimbaud ? Sous la figure de René Descartes ou d'André Breton ?  » La culture française n'est pas plus l'une que l'autre, mais elle est dans l'écart des deux : dans la tension des deux, dans l'entre qui s'ouvre entre eux. «  La Fontaine, redécouvert par Rimbaud, reprend sa singularité et même son étrangeté  ». De même, «  ce qui fait l'Europe, c'est qu'elle est à la fois chrétienne et laïque (et autre). C'est qu'elle s'est développée dans l'écart des deux  ».

Quand bien même l'on préférerait les ressources à l'identité culturelle, demeuraient deux menaces (chapitre 5) : d'une part le communautarisme – «  si l'on n'organise pas la défense [des ressources], il adviendra un jour, peut-être pas si lointain, où l'on ne pourra plus étudier Molière ou Pascal à l'école, de peur de choquer des convictions ; et aussi – élémentairement, parce que la connaissance de la langue commune - le français, y compris classique – ne sera plus suffisante  » - ; d'autre part l'uniforme, dans la langue du globish, où le marché fait monde. Dès lors, «  défendre  », c'est activer la connaissance du français comme ressource élémentaire, commune, le propre de la ressource étant sa capacité à promouvoir la liberté du Sujet, «  non pas de l'individu (et de l'individualisme replié sur l'étroitesse de son moi), mais du sujet comme un ''Je'' qui s'énonce et, par-là, introduit son initiative dans le monde, y porte un projet qui fait effraction dans la clôturation de ce monde : le fait ainsi se ''tenir hors'' de l'enfermement en un monde et proprement ''ex-ister''.  » Plus encore, il s'agit de parler, non plus de «  la  », mais de «  ma culture  », sur le ton de l'appropriation, non pas de la possession. 

La défense culturelle n'est alors plus défense d'une différence mais d'un écart (chapitre 6), d'un accès à l'impensé. concept non pas méta-physique (fixant une essence), mais historique (traçant une émergence). «  L' ''homme'' est apparu par écart et par écart a commencé d' ''exister''  ». Le dernier chapitre répond à la question : dans quelle langue ce nouveau dialogue des cultures doit-il opérer, étant entendu que le globlish risque d'élaborer un commun factice ? L'ouvrage rejette les fondations ultimes de la raison dans les « communauté[s] ''communicationnelle[s]''  » d'Apel et de Habermas, les tançant d'ethnocentrisme européen. «  Le dialogue ne peut se faire que dans la langue et de l'une et de l'autre, autrement dit entre ces langues ; dans l'entre ouvert par la traduction  ». Le monde à venir doit être celui de l'entre-langues : «  l'intelligence, en effet, telle que la développe la diversité des langues et des pensées, n'est pas un entendement fini, arrêté (tel que l'était l'entendement kantien des catégories)  », elle n'est pas statique mais dynamique, non passive mais active, activée par l'ouverture de la traduction.

Le dernier ouvrage de François Jullien, court et efficace, a le mérite d'éviter deux écueils, à savoir l'universalisme facile et le relativisme paresseux. De même, il refuse de placer un curseur entre tolérance et assimilation pour s'excepter de ce dualisme spontané. Reste à savoir si la forme de ce brillant exercice philosophique convient à la matière qu'il se propose de traiter ; si le commun, dans le quotidien de ses vies, peut renoncer si facilement, si rationnellement aux chimères de l'identité. L'auteur anticipe cette objection : «  on confond hâtivement le principe psychologique d'identification avec le principe culturel d'appropriation  » : l'identification ne s'inscrirait que dans le processus de formation du sujet, tandis que la culture, «  en tant que création collective, ne cesse, par écart, de se diversifier et de s'hétérogénéiser ; et ne se laisse donc pas réduire à quelque figure singulière  ». On aurait aimé un développement plus long sur cette thèse selon laquelle la culture ne saurait servir d'auto-justification, car elle viserait à promouvoir la capacité existentielle du sujet, capacité de désadhérence au réel. Néanmoins, l'ouvrage n'a rien d'irénique, à preuve qu'il met en garde contre l'abandon de certaines ressources – l'élégance, le subjonctif, la dissertation de philosophie, le latin et le grec – et qu'il refuse le dualisme suffisance / repentance : « [la pensée européenne] n'a pas non à se convertir (à quelque «  Orient  » factice), mais elle a la chance de pouvoir s'interroger du dehors d'elle-même et remettre sa raison en chantier  ». Quant à savoir si l'advenue du monde de l'entre-langues ne relève pas d'un optimisme exorbitant, la philosophie politique ne cherche peut-être pas fondamentalement à être entendue ; peut-être, plus modestement, se contente-t-elle de dire le vrai, le devoir-être, quitte à abandonner le moi quotidien à ses petites préoccupations