Hubert Haddad recrée dans la légendaire Cangranore – refuge indien des juifs persécutés – une Nouvelle Jérusalem et une Nouvelle Babel, où les langues se rencontrent et produisent une musique qui vit
« Connaissez-vous Novalis ? […] : Je me tourne vers l’ineffable, vers la sainte et mystérieuse Nuit »
L’histoire commence en Israël, à une époque qui est à peu près la nôtre. Parce qu’il refuse les murs de haine, le virtuose Hochéa Meintzel quitte le pays après avoir déclaré en public à la fin de son concert : « Je ne suis plus israélien et je veux plus être juif, ni homme, ni rien qui voudrait prétendre à un quelconque héritage ». Hué et sifflé par son public qui ne comprend pas, il accepte de se rendre en Inde, invité par l’Académie de musique à Chennai. Glissant d’un extrême à l’autre de l’Orient, Premières neiges sur Pondichéry, s’ouvre ainsi sur une renaissance.
Des murs de haine
Le livre d’Hubert Haddad construit une nouvelle Babel, et une nouvelle Jérusalem. Le récit se déroule à l’emplacement de l’antique Cangranore, où se réfugièrent les Juifs lors du massacre perpétré par les Babyloniens. Face au désespoir, où trouver la consolation ? « Le mélange des langues en temps de paix est la plus belle musique » écrit Hubert Haddad, distinguant ce mélange d’un inventaire. Alors le livre crée ces rencontres entre les langues : croisement des lieux géographiques, de la poésie et de la prose, des confessions religieuses, des mémoires, de la musique et de l’écriture… Tout le malheur de l’homme vient non pas de la diversité des langues, mais des murs qui les ferment les unes aux autres. Le personnage de Nandi-Nandi exprime cette figure de l’exclu : jeune boursier venu du Kérala pour prendre des cours à l’Académie de musique de Jérusalem, il est considéré comme un juif de seconde zone. Hochéa, son professeur, n’apprécie pas son style de jeu musical. Le système des castes dépasse largement le cadre d’un pays, constate Nandi-Nandi : « Il y voyait un système de castes bien plus complexe qu’en Inde avec un tiers de parias » . Le jour de son départ, devant la porte du conservatoire, ses grands yeux ruissellent de larmes, faisant écho à l’énigme posée par la reine de Saba au roi Solomon : « Quelle eau est douce et parfois amère ? » L’Alphabet de Ben Sira, l’un des faux les plus mystérieux du Moyen Age, affirme que de leur union serait né le souverain babylonien Nabuchodonosor II, le créateur de Babel et le destructeur de Jérusalem. Nandi Nandi est le lointain héritier de ces antiques exilés qui fuirent les massacres de l’époque biblique.
Mémoires pesantes
Tous les personnages du récit cherchent un refuge pour libérer cette mémoire qui les habite de son poids. Chaque chapitre du livre est un palier supplémentaire à cette combinatoire des mémoires individuelles associées à des traditions légendaires chantées par des femmes, sources de ce recommencement cherché par les personnages du récit. Cette combinatoire qui n’est nullement un inventaire à la Pérec. Hochéa cherche à oublier ce qu’il a en fait complètement occulté, et se perd la nuit dans les méandres de ses rêves labyrinthiques. Madame Hafez, qui hébergera une nuit Hochéa, avait trouvé là, en marge du Kerala, un asile où se protéger des notables de Téhéran. Mutuswami, l’alter ego d’Hochéa, a elle-aussi un refuge pour se soustraire à la violence du monde. Elle rêve de légèreté, de détachement dans la maison de sa grand-mère aux multiples volières. Elle est d’autant plus aérienne qu’Hochéa s’enlise dans les souterrains de sa mémoire. La mémoire de l’auteur aussi, émerge à certains moments du texte, dans une extériorité presque « documentaire », comme par exemple, lorsque Hochéa se souvient du musicien Gebirtig, « abattu sur le chemin du camp de Belzec, un jour de juin 1942 » . On ne sait plus trop qui est l’auteur de cet ajout : le personnage qui se raconte, ou la mémoire propre d’Huber Haddad qui s’invite dans le récit ? On y trouve aussi la mémoire des légendes du peuple juif, à la limite du fabuleux : Le Léviathan, les énigmes que la Reine de Saba pose au Roi Solomon, Jonas et la Baleine, la destruction par le Babylonien Nabuchodonosor de Jérusalem, la légende de la « nouvelle Jérusalem », Cangranore (aujourd’hui Chennai)…
Nandi Nandi, devenu professeur de piano, fuit la lâcheté perverse que sa mémoire ne cesse de lui rappeler. Hochéa se mure dans son silence, ne jouant presque plus de son violon. Vers la fin du livre, il se rappelle du Kaddish joué par Maurice Ravel. « Les mélodies sont des âmes qui n’ont pas trouvé de corps » . La musique est aussi mémoire de nos vies éphémères. Dans le ghetto, on jouait de la musique pour oublier et continuer à vivre.
Oublier les mots calcinés
Que faire avec ces « identités plus ou moins fictives de la diaspora » ? Pendant la guerre, trahis par leurs voisins et par l’État, les parents d’Hochéa et sa sœur aînée avaient été gazés et brûlés. Ce savoir est la trace laissée par des mots calcinés. La métaphore semble exprimer mieux que les récits factuels l’impossible guérison de la mémoire. « Il avance à petits pas dans ces ténèbres avec la sensation de parcourir les galeries suintantes d’une nécropole enfouie » . L’ineffable se dit par la voie de l’anecdote : ainsi lorsque le personnage d’Anandham, engagé dans une discussion mondaine et séductrice où se mêlent toutes les confusions, emploie le mot « génocide » aussi bien pour les éléphanteaux du Sri Lanka que pour les opérations terroristes des Tigres tamouls. Hochéa se tait devant cette référence à sa propre histoire et à la cruauté de l’histoire dépourvue de sens. Glissant des vagues de la mer aux vagues d’attentats, on comprend que les synonymes entretiennent ce « vague » des mots, les limites des images, leur fondamentale ambiguïté.
Le personnage de Mutuswami relativise toutefois cette critique des mots de la langue. D’abord elle est interprète auprès d’Hochéa. Lui aussi est interprète puisqu’il joue du violon. Il s’agit de transposer un monde dans un autre. La douleur est-elle vraiment ineffable ? Les mots sont des moyens mais surtout les travailler donne sens au monde. De la même façon les différents récits qui composent cet univers présentent comme en une constellation les différents langages qui permettent de le ressaisir. Il n’y a pas qu’un langage pour dire le monde.
Rendre sa parole au monde
Hochéa est la négation de tout espoir, de toute croyance, écrasée sous le poids de la mémoire, « ces souterrains nocturnes que nulle lueur jamais n’accroche » . Il s’interroge : « Quelle Verbe aveugle a créé ces ténèbres ? » Si demain est un mot qu’il fuit, si le désespoir l’habite, il ne cesse toutefois d’entendre les sons de la musique. Hubert Haddad déploie autour d’Hochéa tout un univers de sonorités qui font entendre son silence.
Le monde est empoisonné, à l’image de la pollution au phosphore qu’Hochéa prend pour de la neige. Il aurait aimé prendre son violon et jouer Bach. Il « faut jouer Bach pour garder sa foi » . Il cherche le rythme dans le quotidien pour se retrouver dans le désordre du monde. Retourner à l’ordinaire pour supporter l’extraordinaire de la cruauté, qui par accoutumance devient ordre du monde.
Deux fois Hochéa est mort en survivant à ceux qu’il aimait. La première fois il s’est retrouvé enfant, âgé de sept ans, rue des Rosiers, loin du ghetto de Lódz où ses parents et sa sœur aînée attendaient la mort. La seconde fois, les mots manquent. « C’était avant l’attentat, avant que lui-même cessât d’aimer la lumière du jour sur le visage des jeunes filles » . La métaphore se substitue aux mots, comme la première fois la musique du violon aidait la mémoire à survivre. Il sort du Livre, ne croyant plus à ses légendes. Il s’était cru délivré des Jours redoutables. Mais Israël a été abandonnée des hôtes célestes au septième jour . L’orgueil illusionne, à la manière de la neige de phosphore qu’il croit voir tomber sur Pondichéry.
« Personne n’eût pu lui promettre des jours meilleurs » , surtout après l’attentat contre le bus sur la route du Carmel. C’est la mort des utopies. Plutôt le silence que de « jouer dans un monde de sourds » . A Jérusalem il se déplaçait peu et son violon se taisait de plus en plus. C’est pourtant la musique qui « advint à l’endroit calciné des mots » lorsqu’il entendait le violon dans le ghetto de Lódz d’un vieux musicien. Si seuls les morts connaissent le silence, Hochéa était poursuivi par sa mémoire : « Il était rattrapé à son insu par ces lambeaux d’évocation rescapés du profond sommeil » . La musique le suit aussi à peine audible. On ne peut qu’évoquer, nullement cerner le sens, encore moins définir ce qui sort des limites. Mais la musique réapparaît au sein de chaque son.
Mutuswami ou le pardon
L’ homme ne peut pas modifier le passé. Au commencement était l’éternité divine, pas le Verbe. Le verbe est humain. Retrouver ce commencement d’avant la parole est impossible. L’homme vit un temps irréversible qui le mène à la mort, sans rien pouvoir y changer. Jérusalem fut détruite, Babel aussi. Mais les langues et les légendes sont toujours là pour fixer le passé dans un récit. La violence et la mort suscitent l’éloignement mais nous sommes ces mots qui font advenir le monde. Extraire la parole de son silence pour la restituer au monde, à l’ineffable, tel est le travail de l’écrivain. A la fin du roman, Mutuswami demande à Hochéa de rentrer. Elle se justifie en lui expliquant que c’est parce qu’elle l’aime qu’il doit rentrer. Ceux qui restent loin de chez eux, loin d’eux, finissent par construire des légendes qu’ils se répètent sans cesse, de peur d’oublier qui ils sont, et finalement se perdent.
Premières neiges sur Pondichéry, c’est le temps de la surprise, ce qui échappe aux prévisions. Comme l’attentat à Jérusalem dont ne peut se détacher Hochéa. « Aime ton prochain c’est toi-même » se rappelle Hochéa. Il faut du temps pour pardonner. Avant il y a des illusions comme ces fausses neiges qui tombent sur Pondichéry. Avant de pardonner, il y a le temps des légendes qui fixent l’impossible oubli et dont il faut se libérer. Le pardon c’est la page blanche qui ferme le livre.
Hubert Haddad
Premières neiges sur Pondichéry
Zulma, 2017
192 pages, 17,50 €