Un ouvrage ambitieux qui se propose de faire le point sur l'émergence de deux grandes Nations – la Chine et l’Inde.  

Peu nombreux sont ceux en mesure de rendre compte - par des recherches portant sur plus de 50 ans, approfondies, variées, répétées, sans discontinuité temporelle importante - sur l’Inde ou la Chine prise séparément. Rechercher ces qualités sur l’Inde et la Chine simultanément est une prouesse que sans doute moins de cinq de nos contemporains ont réalisé. Dans le monde francophone, Gilbert Étienne est le seul. De l’Inde et de la Chine, il connaît les élites, les campagnes, les "fabriques", il en trace les grandes lignes comme il en mesure les paradoxes.

Il livre ici son 30e ouvrage dont onze dirigés, dont neuf depuis 1955 sur la seule Inde, quatre depuis 1959 sur la seule Chine, et depuis 1982 quatre livres couvrant extensivement les deux économies, dont encore le livre précurseur  Chine-Inde, le match du siècle publié en 1997 aux presses de Science-Po, injustement oublié par la décennie de la "fin de l’histoire". Sans compter ses travaux sur l’Afghanistan, le Pakistan, le Bangladesh, l’Afrique et l’Asie, en général, une réflexion sur le développement. Mais est-il raisonnable de comparer l’Inde et la Chine ou, à tout le moins, de les porter sur le même plan, sous le même éclairage ? L’auteur, modestement, commence par ces lignes "ce livre constitue une entreprise risquée".

Mais le risque est évité en adoptant une perspective structurelle, ici développementaliste : les deux Nations sont certes dans des contextes nationaux très différents mais - dans un contexte mondial commun de contemporanéité - elles se sont posé des questions similaires de modernisation économique et sociale. Chine-Inde repère les outils de démarrage du développement, les accélérations et les contradictions rencontrées en chemin par ces pays. A cela précède un rappel historique visant à montrer les dotations initiales de l’Inde de 1947 et de la Chine de 1949. L’ouvrage décline ces questions communes en un passage en revue des infrastructures, de l’environnement, de l’agriculture, et de la démographie sociale, selon un plan matérialiste qui découle assez naturellement.

Dans ce formalisme général commun, la comparaison fonctionne non seulement terme à terme mais aussi pour soutenir l’idée d’une progression. Si l’ouvrage contraste bien sûr révolutions en Chine et continuité des réformes en Inde, il souligne dans les deux cas le rôle des élites notamment dans leur rapport aux campagnes où la démographie et les limitations en infrastructures règlent bien des choses et contraignent bien des choix pendant les premières décennies. Ces faits et enchainements précis seront bien utiles pour rappeler à de nombreux auteurs qui aujourd’hui louent, par une analyse un peu simpliste - via le concept en creux de libéralisation, le désengagement de l’État, que l’État précisément et à travers lui les élites techniques et économiques ont bâti les bases de la modernisation économique dans ce qui, il y a 60 ans, et de manière concomitante à des îlots de modernité industrielle, était très majoritairement des civilisations agraires. De manière plus nuancée, on voit assez la complémentarité aujourd’hui des diverses forces politiques et corps sociaux. 

Si ce livre éclaire les évolutions actuelles au prisme de la construction des décennies 1940 à 1970, il suggère tout autant les réalités des modèles dits socialistes de cette période. Différence nette entre le cas chinois et indien, bien sûr, mais aussi dans les deux cas les prises de distance d’avec le modèle de production soviétique. Surtout, il donne à voir de manière très tangible l’immense bouleversement sur l’ensemble de la société qu’ont représenté les modernisations agricole et rurale : le livre procède souvent, et en quelques phrases, par association de chiffres nationaux, de "scènes vues", de débats de la Nation jusqu’au village. Il croise trajectoires familiales et éléments techniques pour donner à voir un véritable processus global d’industrialisation rurale.

Puis, dans le plan du livre, ici nouvelles révolutions, là réformes, s’enchainent. Dès les années 1980, la Chine est sur une nouvelle trajectoire faisant la part belle à l’urbain, l’Inde de Rajiv Ghandi est déjà celle dont "le monde doit comprendre qu’elle a changé" - même si le monde mettra 20 ans à le réaliser. Dès le milieu ou la fin des années 1980, Inde comme Chine sont prêtes pour ce que Gilbert Étienne désigne comme des "coups d’accélérateur". Terme qui peut-être masque l’importance de la mise en connexion de ces deux pays avec l’économie mondiale (en un sens ces économies débordent de leur propre cadre) mais qui a l’avantage de souligner les continuités et d'offrir une nuance par rapport à ce qui est aujourd’hui la vision dominante : sortie rapide et complète du socialisme, ouverture et libéralisation, sans que ne soient envisagées les spécificités nationales. Mais l’exposé n’est pas théorique. Fidèle à sa méthode, le livre détaille les acteurs  politiques majeurs (notamment le monde de l’entreprise) étrangers comme nationaux ; il offre un recul aux spécialistes comme une première prise en main pour qui aborde ces mondes.

On pourra regretter que l’auteur n’ait pas encore plus suggéré le pilotage de ce processus par le parti (en Chine, les élites en Inde), là encore usuellement passés sous silence par les économistes Anglo-saxons (et mieux soulignés par les géographes économiques, les anthropologues sociaux, mais à l’inverse surestimés par nombre de politologues). Mais ce livre veut avant tout montrer plutôt que dire des thèses, faire toucher du doigt et poser des questions plutôt que d’affirmer. Dans le contexte actuel où les uns affirment sans autre forme de procès que l’Inde et la Chine seront les économies dominantes, où d’autres suggèrent sans coup intellectuel férir, ni sans faire avancer aucunement l’analyse que ces pays ne domineront pas le monde, Gilbert Étienne laisse ces assertions à l’emporte-pièce pour se concentrer sur une méthode plus sûre. Inscrire les systèmes politiques dans la durée, faire le point – même s’il ne le dit pas ainsi - sur les grandes formes du capital, sur lesquelles les économistes font aujourd’hui reposer l’essor économique : le capital physique (avec les infrastructures), le capital naturel (avec l’environnement), le capital humain (avec la démographie et le niveau de vie). Sur le quatrième, le capital social (qui recoupe consensus social, répartition des richesses, système de redistribution, démocratie réelle… ), et qui est le vrai mystère de ces deux grands pays qui sont en train d’écrire les pages de leur histoire, tout livre honnête ne peut que signaler quelques tendances sociales utilement repérées dans leur longue durée ; l’essentiel étant les multiples questions que pose à un rythme aujourd’hui déstabilisant la formation d’une classe "moyenne" en réalité élitaire. Sur ce point, le regard de l’auteur qui voit le poids et le rôle de base du développement que constituent les campagnes et n’a eu de cesse de rappeler depuis 10 ans ce que réformateurs et Banque mondiale redécouvrent aujourd’hui seulement : le sous-investissement dramatique dans le monde rural sur les 15 années écoulées. 

Qui a dit qu’Inde et Chine se comparaient mal ? On conclura sur deux points.

D’abord, que dans tout ceci, les spécialistes sectoriels ou les spécialistes des évolutions très récentes de l’un ou l’autre de ces deux pays ne se retrouveront peut-être pas, mais le public visé est ici celui qui recherche une compréhension claire de l’Inde comme de la Chine. Ceux-ci s’y retrouveront comme le fera aussi tout sinologue ou indianiste ouvert à une introduction à l’autre économie, tout spécialiste économiste rural ou industriel désireux d’appréhender l’ensemble. Ensuite, du rôle de l’éditeur. Le sous-titre est "la grande compétition". Nous croyons que celle-ci, comme compétition frontale entre les deux pays, n’existe pas en tant que telle. Mais d’ailleurs le livre ne se réfère en aucune manière à celle-ci. Il est à espérer que rapidement il (re)-deviendra possible de publier des livres sur l’Inde ou la Chine sans ajouter l’idée de conquête ou compétition ; souvenons-nous du Japon. Le contenu de ce livre y aide, qui montre des pays dans leurs trajectoires propres, leurs contradictions, leurs rythmes d’ouverture à une histoire mondiale et de contribution à celle-ci. L’éditeur a en revanche suggéré avec bonheur un lever de rideau fait d’anecdotes parmi les plus éclairantes qui ont émaillé le passage exceptionnel de Gilbert Étienne dans ces deux pays. Elles transportent le lecteur sur plus de 50 ans, lui font vivre les doutes et les certitudes des élites comme du peuple, les manières et espoirs de deux cultures.

Ce livre très vivant s’achève sur une note un peu nostalgique : "c’en est fini d’entendre des ghazals (poésie amoureuse de style indo-persan) dans une soirée en Inde" déclare Gilbert Étienne. Mais ceci n’est peut-être qu’une invitation au voyage. La Chine, l’Inde, sont vastes et variées. Que l’on se rassure sur ce point : y compris pour les jeunes générations, y compris pour les grandes métropoles urbaines et leurs cadres globalisés, l’art du ghazal mais aussi beaucoup d’autres demeurent vivaces et renouvelés. L’histoire des cinquante années à venir n’est pas écrite.


* Cet article est accompagné d'un disclaimer. Pour en prendre connaissance, cliquez sur "disclaimer" dans le footer ci-dessous.


--
Crédit photo: Flickr.com/ L. CUI