Etudes pluridisciplinaires des grands formats du paysage médiatique contemporain

La relation d’un média (comme instance sociale telle que « le cinéma », « la télévision ») à son médium (comme régime technico-formel) constitue l’une des problématiques les plus passionnantes de l’histoire contemporaine. L’arrivée d’Internet et du numérique dans la sphère de la production/consommation/« prossomation » culturelle a jeté un trouble supplémentaire sur les notions de média et de médium et leur relation – dont Walter Benjamin avait déjà, en son temps, relevé les subtilités autant théoriques que pratiques. A l’ère numérique, la multiplication des contenus, la démocratisation de la production, la multiplication des canaux de diffusion et des supports de réception sont autant de facteurs qui font de l’inter/transmédialité la règle. Mais qu’est-ce que ces nouvelles dispositions médiatiques font aux formes audiovisuelles ?

Le levain des médias – Forme, format, média, dernier numéro de la revue MEI dirigé par Kira Kitsopanidou et Guillaume Soulez, tente d’explorer les nuances de cette problématique. A contrario d’un certain « essentialisme », il propose une approche plus pragmatique de la question. La force du livre est de prendre la forme et le format audiovisuels comme bases pour comprendre toute la complexité des relations entre le média et le médium. Pour affiner sa réflexion, le numéro propose notamment l’étude de la forme documentaire, de ses mutations et de sa place dans le paysage médiatique. A travers une série d’articles basés sur deux journées d’études, « Ce que le documentaire fait au format » (novembre 2010) et « Le cinéma éclaté et le levain des médias » (mars 2012), cet ouvrage collectif est autant un état des lieux du monde médiatique actuel que la base d’une réflexion à mener pour comprendre les nouvelles préoccupations du secteur.

 

Format et intermédialité

La notion de « format » donne à penser les relations média/médium dans leurs acceptions économiques, esthétiques, sociologiques voire politiques. Cela permet de mesurer leurs implications et leurs conséquences sur les objets audiovisuels dans le climat actuel, depuis la production jusqu’à la réception en passant par la juridiction et la création.  Le concept de « format » pourrait idéalement être l’étalon, le médiateur et le modérateur des rapports entre média et médium. Il permettrait d’instituer les places du programmateur, du créateur et du spectateur, entre ces deux forces intriquées qui conditionnent l’énonciation et la réception d’un message. Compromis entre les impératifs de chacun des acteurs engagés, il serait théoriquement la possibilité de construire un dispositif équilibré en régularisant les tensions entre productivité, créativité et réceptivité. Cela est-il le cas dans la pratique ? Que fait l’intermédialité aux formes et formats audiovisuels ?

A travers le concept d’intermédialité, il s’agit de comprendre de quelle manière les relations techniques et éditoriales d’un média à un autre forment des modalités de signification mais également de production. Ajoutons également ici que, comme le souligne Jürgen E. Müller   , la notion d’intermédialité est autant issue d’une nouvelle configuration « postmoderne » du récit et de l’économie médiatique que d’un besoin épistémologique de décloisonner les disciplines des sciences humaines pour penser de manière cohérente ces relations complexes.

Le numéro souhaite ainsi offrir des perspectives de réflexion nécessaires pour saisir l’évolution médiatique dans son imprédictibilité. Il part des questions suivantes : contrairement à l’idée que le médium (comme régime formel, technique et comme support de diffusion) forme le média, et que le régime technico-formel définit l’institution qui le nourrit (ce serait, par exemple, l’idée que le cinéma est défini ontologiquement par un modèle de production, par une technique de réalisation – pellicule, image + son, etc. – et par un système de projection dans une salle publique) ne serait-ce pas plutôt le média qui dessine la forme ? Le média comme institution ne serait-il pas source d’activation, d’actualisation de nouveaux régimes formels transversaux, au-delà de la technique et en considération de la réception ? Autant de questions que l’idée de format peut nous aider à comprendre.

 

Le format documentaire : cas d’étude principal

Le levain des médias s’ouvre sur une série d’entretiens issus essentiellement des journées d’études citées précédemment. En donnant la parole à des professionnels du secteur comme des réalisateurs, des producteurs, des directeurs de programmes télévisuels mais également à des chercheurs impliqués dans la question, ces entretiens offrent un contrepoint, des regards diversifiés sur le sujet par ceux qui le pratiquent. Ces interventions posent les jalons d’une réflexion menée plus en détail dans les articles qui composent le livre.  Ils instaurent une logique qui structure le reste de la revue : partir de l’exemple de la production documentaire pour définir le format et ses conséquences pour ensuite diriger la réflexion vers l’hybridation des formats et comprendre les tenants et les aboutissants des relations entre les médias. Cette première partie sert alors de fil rouge pour le reste de la lecture tant elle rentre en résonance avec les communications suivantes.

Il s’agit tout d’abord de définir la notion de format (avec pour exemple le documentaire) comme statu quo de la création télévisuelle. Emilie Sauguet et Thomas Schmitt étudient par leurs articles les rapports politiques et sociologiques paradoxaux entre création et distribution documentaires. Leurs deux articles sont complémentaires, Thomas Schmitt apportant son expérience de producteur à la réflexion.

Créé pour répondre à des stratégies médiamétriques, le format est censé correspondre aux supposées attentes d’un spectateur imaginaire. Il est ainsi perçu comme l’avènement du pouvoir des distributeurs sur les ambitions artistiques de l’auteur. Cette idée reflète le besoin de définir les contenus au sein de l’industrie pour mieux les catégoriser, les vendre et les faire rentrer dans une logique de cases, alors même que la création artistique est (souvent) considérée par essence comme plus libre, moins définissable.

Au fil des contributions, le livre  aborde les implications formelles du format. Des études de contenus, par leur contextualisation dans leurs cadres de réception, permettent de saisir cela. Ainsi, le format est abordé par trois articles de l’ouvrage dans sa porosité formelle et réceptive. Céline Schall évoque l’hybridité des « docufictions », Raul Grisolia fait l’état des lieux des différentes énonciations « documentarisantes » dans le paysage télévisuel Italien et Camille Jutant et Valérie Patrin-Leclère analysent Le Jeu de la Mort, mise en scène de l’expérience de Milgram en faux jeu télévisé.

 

Des usages spectatoriels du format

Ces différentes communications montrent combien l’emprunt d’un format à un autre (la fiction dans le documentaire, le documentaire dans le divertissement, le documentaire comme expérience scientifique en forme de jeu télévisé) est un phénomène qui reconfigure les instances d’énonciation médiatiques habituelles et reformule la réception spectatorielle. Et il semble que l’écart entre le format d’origine et la nouvelle forme soit bien le lieu d’une réflexion politique créative, et l’intermédialité un espace de réflexivité de la forme.

Comme le souligne Guillaume Soulez, le public acquiert de plus en plus d’expertise dans l’analyse des contenus qui lui sont proposés, mais également dans l’analyse des conditions de production de ces mêmes contenus. Dès lors, en étudiant les usages que les spectateurs font des termes « formats » et « formatage », on comprend qu’une nouvelle relation lie l’industrie audiovisuelle à ses spectateurs dans ses choix politiques et formels à l’heure du numérique.

A travers les différents entretiens avec les professionnels, nous comprenons qu’en exploitant de nouveaux supports de réception numérique, une nouvelle discussion s’instaure avec les spectateurs et fait bouger la forme audiovisuelle. Désormais, le public a en quelque sorte « voix au chapitre ». Le contenu est donc débattu et la forme doit évoluer en prenant en compte ses spectateurs. Cette perspective prend de l’écho dans les définitions des enjeux économiques (crowdfunding – Nicolas Bailly), technico-promotionnels (exemple d’Avatar – Kira Kitsopanidou) et narratifs (World-building – Marta Boni) des nouveaux usages spectatoriels.

 

En passant par d’autres formats : clip, jeu vidéo, webdoc 

Le livre prend un tour d’autant plus intéressant en quittant l’exemple du documentaire pour s’intéresser au clip et au jeu vidéo. Deux articles sur le clip, format moins étudié dans la théorie audiovisuelle, offrent des pistes épistémologiques pour appréhender un genre basé sur l’intermédialité et sur des dispositifs techniques mouvants, surtout à l’ère numérique. Dans son article, Antoine Gaudin approche le clip au croisement de deux définitions complémentaires,  c’est-à-dire comme un format médiatique et culturel tout autant que comme une  association spécifique de la musique et de l’image. A partir de ces deux postulats, il réfléchit sur les enjeux épistémologiques d’une définition du vidéoclip comme « art populaire intermédial » et sur la question de sa remédiatisation partielle sur Internet.

Julien Péquignot montre à quel point cette production est le lieu de rencontre entre format et technique et en cela transforme la relation média/médium. De cette analyse, ressortent deux notions, l’archimédia et l’archimédium, qui nous paraissent essentielles à la problématique du numéro entier. Pour régler les contradictions qui régissent les rapports du média à son médium (comme par exemple la traditionnelle dialectique Art vs Commerce), l’auteur cherche à déconstruire la notion (média) et à établir le concept sur une strate récursivement supérieure (archimédia).

L’archimédia serait donc une pratique sociale et discursive détachée de tout dispositif technico-formel que serait le médium. La relation archimédia/ archimédium ouvrirait alors des catégories de réflexion plus souples (« Le monde de l’art », « l’économie créative », « la démarche amateur ») qui permettraient de faire des considérations plus adaptées à la complexité du milieu. Cette prise de hauteur théorique permet de déconstruire les représentations préétablies attachées aux concepts média/médium et d’ouvrir un nouveau champ d’étude.

Dans un article dissonant par rapport au reste de l’ouvrage, Alexis Blanchet définit le jeu vidéo comme dépendant de ses dispositions formelles, car il perd son essence ludique en passant à un autre média. Cependant, on ne peut nier l’influence des pratiques de jeux dans les nouvelles configurations de récit narratif : les principes de l’interactivité et de la participation du spectateur sont également, d’une façon ou d’une autre, de mise dans la webcréation.

Le cas du webdocumentaire (étudié par les articles de Étienne-Armand Amato, de Stefano Odorico et de Yann Kilborne) vient alors à point nommé pour saisir le nouvel équilibre à trouver entre producteur, réalisateur et public dans ce nouvel environnement médiatique. Inspiré par la navigation web et la force participative et ludique issue du jeu vidéo, le webdocumentaire est une nouvelle configuration technico-formelle issue d’une nouvelle narrativité médiatique du réel.

 

Ouverture des possibles

Ce numéro de MEI souligne ainsi l’importance du média dans la création de nouvelles configurations technico-formelles plutôt que l’inverse. Cette nouvelle donne médiatique n’est pas à voir comme l’anéantissement des formes médiatiques classiques (ou « pures » comme un certain discours pourrait les qualifier) mais plutôt comme une persistance, un « syncrétisme » qui revitalise les différentes cultures audiovisuelles du spectateur : un savant mélange de « récit traditionnel » (cinéma et télévision), de navigation arborescente (web) et d’implication personnelle (« gameplay » issu du jeu vidéo).

Ces nouvelles réceptions provoquent de nouveaux usages techniques. Bien entendu, ceci appelle une nouvelle configuration du secteur où l’équilibre entre enjeux économiques, créatifs et réceptifs reste à trouver.

Dans une perspective optimiste, Michel Reihlac nous offre une belle définition du transmédia (que l’on pourrait appliquer à l’intermédialité dans son ensemble)  « comme une ouverture souple, organique, de l’éventail des possibilités ». C’est bien cela, le « levain » des médias.

En donnant la parole à différents intervenants du secteur et en approchant le média à travers la notion de « format », Le levain des Médias offre une lecture intéressante des mutations du paysage audiovisuel actuel. Il articule intelligemment les analyses des perspectives socio-économiques et juridiques qui préoccupent le secteur professionnel à l’étude de la réception des contenus comme énonciations sémiotiques et propositions formelles. Partant de l’évolution du documentaire, il ne s’interdit jamais d’emprunter des cadres théoriques et épistémologiques à d’autres domaines pour mieux définir la transmédialité, et en cela il démontre la nécessité d’une approche transdisciplinaire pour penser toute la complexité des interactions médiatiques contemporaines.