Pierre Bayard analyse les prémonitions et anticipations des écrivains et incite les hommes politiques à s'y intéresser de plus près.

La littérature est faite pour raconter des histoires pleines de suspense, d’action, d’amours, de voyages ; le romantisme y côtoie la brutalité et le cynisme, et les romanciers ont tous les droits. Ils peuvent nous emmener au IVe siècle dans l’Alexandrie d’Hypathie, ou sur la planète Mars dans trois cents ans. Ces récits nous amusent ou nous émeuvent, certains nous effraient ou nous indignent. Il en est aussi qui nous plongent dans une profonde perplexité. C’est le cas de Futility   , un roman sur lequel s’est penché Pierre Bayard dans son passionnant ouvrage.

À vrai dire, personne ne s’intéresse à l’histoire que raconte Morgan Robertson, l’auteur de ce roman de gare. Ce qui a frappé lecteurs et critiques et permis au livre d’être réédité sans interruption depuis plus d’un siècle, ce sont cinq pages exceptionnelles dans lesquelles le lecteur fait la connaissance du Titan, le plus grand des transatlantiques, le plus moderne et le plus rapide de tous les temps. Son luxe est inégalé, il offre à ses passagers le confort et les distractions les plus raffinés. Il dispose même de deux orchestres. Constructeur et armateur le donnent pour insubmersible, grâce aux matériaux utilisés pour sa construction et à ses équipements, les plus modernes du moment. Ils sont particulièrement fiers de son architecture : des compartiments étanches lui permettent de continuer à flotter même en cas de voie d’eau importante.

Par une journée brumeuse d’avril, le merveilleux paquebot fonce à 25 nœuds à travers l’Atlantique Nord. Et tout à coup, un cri : « De la glace, hurlait la vigie, de la glace droit devant, un iceberg ! » « En cinq secondes, la proue du navire commença à se soulever et de tous côtés on pouvait voir à travers le brouillard un champ de glace qui se dressait à trente mètres de haut sur sa route. » Le superbe paquebot se déchire le flanc sur l’iceberg, les cloisons étanches sont débordées et le naufrage se produit dans un chaos indescriptible. Les victimes sont très nombreuses, car il n’y a sur le bateau que vingt-quatre canots de sauvetage pour trois mille personnes.

De la fiction à la réalité

Le lecteur aura reconnu la catastrophe maritime la plus célèbre au monde, celle du Titanic, que son naufrage a fait entrer dans l’Histoire, et même dans la légende. Nombre de livres lui ont été consacrés. Pourquoi celui-ci a-t-il été constamment réédité ? Qu’a-t-il de remarquable ? L’extraordinaire, dans Futility, c’est qu’il a été publié par l’éditeur MF Mansfield, à New York, en 1898, et que le Titanic a coulé dans la nuit du 14 au 15 avril 1912.

Le romancier américain raconte donc le naufrage, qui se produira quatorze ans plus tard, d’un navire dont Joseph B. Ismay, patron de la White Star Company, décidera la construction en 1907 lors d’un dîner à Londres avec William J. Pirrie, l’un des dirigeants des chantiers Harland et Woolf. Ismay confie à ce dernier la conception et la réalisation de trois grands transatlantiques destinés à concurrencer le Lusitania et le Mauretania, les « lévriers des mers » de la Cunard Line.

Parmi les nombreux détails anticipés par Robertson avec une extrême précision, nous en retiendrons deux, capitaux. Le Titan, comme le Titanic, est divisé en compartiments étanches et peut continuer à flotter même si plusieurs de ces compartiments (quatre, sur le Titanic) se remplissent d’eau, ce qui fait dire au constructeur et à l’armateur que leur bateau est insubmersible. Mais lors de la collision, le Titan heurte violemment la base de l’iceberg. Il est dévié vers la gauche et la glace déchire son flanc droit. Cinq ou six compartiments sont noyés, le bateau est déséquilibré, les machines se déplacent et provoquent des dégâts considérables, l’eau passe au-dessus des cloisons étanches   . Cet accident qu’aucun ingénieur n’avait imaginé est parfaitement décrit par Morgan Robertson : « Si l’impact avait eu lieu perpendiculairement au flanc du navire […] les passagers n’auraient pas souffert d’autre désagrément qu’une rude secousse, et le paquebot n’aurait subi comme seul dommage que l’écrasement de la proue […] Il aurait eu un sursaut de recul et aurait terminé le voyage à vitesse réduite. »

Le deuxième facteur ayant transformé le naufrage en catastrophe, dans le roman comme dans la réalité, est le sous-équipement en canots de sauvetage. La collision se produit au sud de Terre-Neuve, dans une zone fréquentée par de nombreux bateaux. En quelques heures, les survivants du Titanic seront repêchés par le Carpathia, qui a forcé les feux pour arriver rapidement sur les lieux. Avec un nombre suffisant de canots à bord du transatlantique, il n’y aurait pas eu de victime, alors que le bilan a été très lourd : plus de mille cinq cents morts.

Ce manque d’embarcations de sauvetage était connu… et légal. Réglementairement, le Titanic devait être pourvu de 16 canots et de quelques « radeaux », pouvant secourir au total 962 personnes. La norme officielle n’avait pas été réévaluée alors que la taille des bateaux ne cessait d’augmenter. Une mise à niveau était à l’étude depuis des années, et le directeur général des chantiers navals, anticipant la décision de l’administration, avait d’ailleurs fait construire des bossoirs   pouvant porter quatre fois plus de chaloupes. Mais l’armateur avait refusé d’augmenter le nombre de canots, coupables à ses yeux d’empêcher les passagers de profiter pleinement du paysage lors de leur promenade sur le « pont des embarcations », le plus élevé du navire. Il avait néanmoins été un peu plus généreux que la loi ne l’y obligeait : le navire disposait en fait de 1 132 places de secours, pour 2 207 personnes à bord lors de cette première traversée.

Quand la littérature s’inspire de l’avenir

Ce cas de « prémonition » littéraire est le plus stupéfiant par sa précision. Il en existe d’autres, moins frappants. Jules Verne a raconté un voyage vers la Lune dans des conditions qui annoncent Apollo 11. De la Terre à la Lune et Autour de la Lune anticipent de façon très précise le lancement d’une fusée d’un terrain situé en Floride, à peu de distance de l’endroit où sera implantée quatre-vingt-cinq ans plus tard la base spatiale de Cap Canaveral. Et Jules Verne fournit dans des ouvrages parus en 1865 et 1869 la durée exacte du voyage, ainsi que le lieu de retour dans l’océan, racontant de façon très réaliste la récupération des premiers hommes ayant foulé le sol de notre satellite le 20 juillet 1969.

Moins truffés de détails techniques, et par conséquent moins spectaculairement prémonitoires, trois récits de Kafka – La Colonie pénitentiaire, Le Procès et Le Château – décrivent la bureaucratie aussi absurde qu’implacable des régimes totalitaires qui vont asservir l’Europe dans les années 1930. Le premier des trois livres a été publié en 1919, les deux autres sont posthumes, l’auteur étant mort en 1924.

Plus près de nous, Plateforme, de Michel Houellebecq, publié en août 2001, raconte une attaque de terroristes islamistes contre un club pour étrangers, sur une plage touristique de Thaïlande, un scénario qui se réalisera effectivement en octobre 2002 à Bali. Pour Pierre Bayard, un autre livre de Houellebecq, Soumission, pourrait préfigurer un changement profond de notre société, qui n’est certes pas encore survenu, mais dont le rapprochement de la réalité observée avec certains détails du livre laissent penser qu’il pourrait se réaliser.

Dans ce même domaine du terrorisme, l’auteur cite Tom Clancy, romancier américain devenu célèbre pour avoir décrit dans Dette d’honneur, publié en 1994, un attentat semblable à ceux auxquels le monde entier assistera le 11 septembre 2001. « Près de trois cents tonnes d’acier et de kérosène percutèrent la façade du bâtiment à une vitesse de cinq cent cinquante kilomètres-heure »   . Un pilote japonais s’écrase avec son Boeing sur le Capitole, tuant le président et une bonne partie des élus du Congrès. Le même auteur, en 2001, lance un jeu vidéo dans lequel il imagine une guerre en Ossétie du Sud en 2008, avec une intervention russe en Géorgie. La deuxième guerre d’Ossétie du Sud a bien opposé, en août 2008, la Géorgie à sa province séparatiste d’Ossétie du Sud, appuyée par la Russie.

Peut-on expliquer ces télescopages temporels ?

Pierre Bayard recense les explications données à ces étonnantes prémonitions. La première est la coïncidence, qui constate les similitudes entre l’œuvre littéraire et la réalité, ne les conteste pas, mais refuse de les lier par une quelconque relation de causalité   . Simplement, des centaines d’écrivains et de peintres vivent dans un monde où des tendances s’infléchissent, où de légers décalages par rapport à la routine ordinaire se produisent. Les artistes ont une sensibilité supérieure à la moyenne de leurs concitoyens ; ils accumulent les observations et repèrent ces « signaux faibles » qui nourrissent leurs œuvres.

Dans le cas du naufrage du Titanic, il faut savoir que Morgan Robertson, l’auteur de Futility, est né à Oswego, le port sur le lac Ontario où débouche le système fluvial reliant l’Atlantique aux Grands Lacs. Fils d’un officier de marine, il a navigué pendant dix ans sur des navires marchands. Romancier spécialisé dans les aventures maritimes, il suit de près les constructions navales, et connaît les projets des grands armateurs. Quant au sous-équipement des paquebots en canots de sauvetage, il faisait débat depuis longtemps.

L’explication rationnelle s’appuie donc sur les connaissances de Robertson en matière de construction navale et sur son expérience des traversées de l’Atlantique : il connaît bien les conditions météo selon les lieux et la période de l’année, ainsi que la dérive des glaces. Longtemps garçon de cabine, en contact permanent avec les marins, les officiers et les passagers, il possède une connaissance intime du milieu, et peut facilement brosser des tableaux réalistes des diverses situations. Aidé par le hasard et par l’inspiration du moment, il a parfaitement réussi la fresque du naufrage.

Signalons une autre coïncidence : William Thomas Stead, rédacteur en chef de la Pall Mall Gazette, un journal londonien réputé et influent, se trouvait lui aussi à bord du Titanic. Il a trouvé la mort dans le naufrage. Il avait publié en mars 1886 une nouvelle racontant une collision de deux navires au milieu de l’Atlantique, faisant de nombreuses victimes à cause du déficit de canots. Stead avait conclu sa fiction par une phrase prophétique : « C’est exactement ce qui pourrait se passer si l’on continue à faire naviguer des paquebots n’ayant pas assez de chaloupes de sauvetage pour tous les passagers ! »

À côté de la très rationnelle coïncidence, une autre explication avancée par Pierre Bayard est celle des univers parallèle, notion empruntée à la physique quantique qui fait l’hypothèse que nous vivons dans un univers en division permanente et qu’il en existe une infinité d’autres, dans lesquels nous avons de multiples doubles à qui chacun de nos choix, chacune des bifurcations de nos vies, font prendre des orientations différentes. De très rares personnes – le plus souvent des artistes ou des écrivains – ont l’occasion de passer, par le plus grand des hasards, d’un univers à un autre.

Si on l’accepte, cette clef des univers parallèles permet de comprendre aisément une situation qui, sans elle, est une énigme, car les autres explications sont plausibles, mais pas totalement convaincantes   .

Pour une République des lettres

Mi-sérieux, mi-ironique, Pierre Bayard conclut par une adresse aux politiques : « Il est fondamental que les politiques prennent toutes les dispositions leur permettant d’interpréter avec rigueur les anticipations qui leur sont proposées et d’en tirer toutes les conséquences […]. On ne peut en effet qu’être frappé par l’écart entre la reconnaissance générale des capacités anticipatrices de la littérature et le fait que les écrivains ne soient à aucun moment associés à la conduite des affaires publiques, ou au moins que leurs œuvres ne soient jamais étudiées dans les ministères avec toute l’attention qu’elles méritent. » Il ajoute : « comme peuvent l’être les rapports de prospective des experts ». Là, il se fait des illusions : un rapport de prospective, après son « quart d’heure wharolien » lors de la remise au ministre, finit sa vie au fond d’un placard. Mais un collaborateur du ministre l’a parcouru. Ce qui est rarement le cas de la littérature générale…