Le point commun de Luke Skywalker, Batman et Harry Potter ? Ce sont tous des avatars du roi Arthur, qui n'en finit pas d'irriguer notre imaginaire.

Dans ce gros ouvrage, richement illustré, William Blanc cherche à retracer la façon dont le mythe arthurien a évolué au fil des siècles, depuis sa première formulation, au tournant du XIIIe siècle, jusqu'à l'actualité la plus récente – dans la continuité de ses deux précédents ouvrages, qui s'intéressaient respectivement à la renaissance d'un « roman national » en France et au mythe de la bataille de Poitiers. Le sujet est large : plusieurs siècles, plusieurs médias, plusieurs milliers de réécritures, dans une grande diversité de langues. Disons-le d'emblée : le pari, extrêmement ambitieux, est tenu. Dans un style simple et accessible, l'auteur balaye une diversité étourdissante de sources : romans, bien sûr, mais aussi albums de musique, peintures, films et séries télés, jeux vidéos, de rôle et de plateau, comics, bandes dessinées et mangas. Certains noms sont attendus : T.H. White, Tennyson et Mark Twain,  Richard Thorpe, Monty Python et Kaamelott. D'autres sont plus originaux : saviez-vous que derrière Luke Skywalker, Batman, Captain America, Buffy ou Harry Potter se cachent des ombres, plus ou moins retravaillées, de la légende arthurienne ?

Se faisant détective de l'imaginaire collectif, l'auteur traque le mythe arthurien et ses avatars à travers la fiction, bien entendu, mais aussi dans la vie quotidienne – et c'est l'un des grands mérites du livre que de rappeler ainsi que la frontière entre fiction et réalité est poreuse, et que les œuvres romanesques peuvent influencer en profondeur les réalités sociales, économiques et politiques. Et ce à toutes les échelles : ainsi croise-t-on par exemple un ancien esclave afro-américain installé en Floride et qui, en 1897-98, baptise ses deux fils « King Arthur » et « Lancelot ». À l'autre bout du spectre social, les années Kennedy sont couramment comparées au règne du roi Arthur, les deux mythes s'entrecroisant et se nourrissant mutuellement.

 

Lectures politiques d'Arthur

Car – et c'est probablement le leitmotiv de l'ouvrage – ces réécritures constantes de la légende arthurienne sont le plus souvent politiquement chargées et connotées. Et ce dès l'origine du mythe : comme l'a bien montré Amaury Chauou, les rois Plantagenêts se servent de la figure d'Arthur pour nourrir le prestige de leur monarchie et leurs revendications territoriales sur le continent   . Plusieurs siècles après, cette charge politique du mythe est toujours bien vivace : dans les années 1960, on voit par exemple apparaître sur les campus américains des badges disant « Gandalf for President », à un moment où le Seigneur des Anneaux de Tolkien, profondément influencé par la légende d'Arthur, est devenu un symbole du rejet de la modernité industrielle.

Comme l'a montré récemment Tommaso di Carpegna Falconieri, dans un essai capital et d'ailleurs bien utilisé dans cet ouvrage, le Moyen Âge peut être récupéré dans tous les sens, pour servir toutes les idéologies et tous les combats. C'est très clairement le cas du mythe arthurien, et le livre rend justice à ces récupérations divergentes, voire conflictuelles : dès 1893, William Forbush fonde les « Knights of the Round Table », organisation de jeunesse qui anticipe le scoutisme ; quelques décennies plus tard, on croise des chevaliers bikers (Knightriders de Romero) et un Tristan transgenre (Camelot 3000) ; Superman comme Iron-Man se rendent à la cour du roi Arthur ; Camelot devient le symbole du progrès et de l'espoir, associé, dans les années Kennedy, à la course aux étoiles, tout en étant dénoncé parodiquement comme une « maquette » par l'écuyer du roi Arthur dans le film des Monty Python. Au fil des années et des auteurs, le mythe arthurien peut être récupéré pour délivrer un message anti-soviétique, anti-technologique, écologique, conservateur, révolutionnaire, défendre les droits des minorités, mettre en scène des femmes guerrières, nourrir le folklore breton et les revendications identitaires qui lui sont liées, etc.

Dans le fleuve de ces multiples réinterprétations, William Blanc garde le cap en ne cessant d'interroger les identités sociales et politiques de ces auteurs, ainsi que leurs propres paysages mentaux : les œuvres, en effet, ne se produisent pas toutes seules, mais sont toujours enracinées dans des contextes de production et de réception, au sujet desquels l'auteur propose des analyses souvent très pertinentes.

 

Les recompositions du mythe

Ce foisonnement d'interprétations peut donner le vertige ; il n'empêche pas, cela dit, de dégager des éléments de fond, qui auraient gagné à être repris dans la conclusion, un peu courte en l'état. En particulier, on voit que la progressive acclimatation du mythe aux États-Unis participe d'une véritable translatio imperii : la jeune Amérique s'affirme comme l'héritière de la vieille Angleterre, message politique mis en scène à travers le couple vieux Merlin – jeune Arthur ou jeune chevalier, que l'on retrouve dans Prince Valiant, le dessin animé de Disney, X-Men ou encore la série de « Livres dont vous êtes le héros » La Quête du Graal. La lecture politique se double d'une lecture historique : comme le montrent Un Yankee à la cour du Roi Arthur de Mark Twain et ses nombreuses réécritures, l'Amérique contemporaine se définit par opposition à un Moyen Âge obscur et violent.

Très présent dans l'univers ludique, le monde arthurien se retrouve derrière des jeux de rôle, des jeux vidéos, des jeux de plateau : nous jouons à Arthur. Cela contribue à nous rapprocher du Moyen Âge, et il y a là une véritable continuité de pratiques : les seigneurs médiévaux aimaient en effet se déguiser en Chevaliers de la Table Ronde lors de grandes fêtes, par exemple en 1223 à Chypre. La seule différence réside dans la popularisation actuelle du mythe – même si l'auteur sous-estime probablement la diffusion de la légende à l'époque médiévale : on sait en effet, par un célèbre exemplum de Césaire de Heisterbach, que les moines étaient friands des romans arthuriens.

Mais cette histoire de la transmission d'une légende n'est pas une histoire linéaire : la France, par exemple, oublie la figure arthurienne – alors même que les premiers romans arthuriens sont rédigés en ancien français – avant de la redécouvrir, dans les années 1950-1960, à travers une culture populaire américaine qui se mondialise peu à peu.

Dans l'autre sens, l'auteur en vient également à suggérer l'existence d'un mythe « merlinien » (p. 337), certes lié au mythe d'Arthur, mais qui semble prendre toute son indépendance, avec des avatars de Merlin un peu partout (Gandalf et Dumbledore, pour ne citer qu'eux) et des œuvres centrées uniquement sur lui. Cela pose la question, fascinante, de la capacité d'un mythe à en engendrer d'autres.

 

Le roi Arthur reviendra

En renonçant à un plan strictement chronologique pour préférer des chapitres thématiques, articulés autour des grands axes des réécritures – Merlin, les femmes, les super-héros,... – l'auteur évite de rigidifier son propos, même si cela amène à quelques répétitions. Les toutes premières pages, consacrées à la fabrique médiévale de la légende, sont peu originales – même si elles sont probablement nécessaires – alors que le dernier chapitre est quant à lui un peu court, presque expédié. Seules les « annexes » laissent sceptiques : ajoutées à la fin des chapitres, elles approfondissent un point ou une œuvre, mais on ne comprend pas bien l'intérêt de les isoler ainsi de la trame générale du livre. Parfois un peu touffu, frôlant dans quelques passages le name-dropping, le livre reste cependant très clair et toujours passionnant. En plus de proposer de belles analyses approfondies sur des œuvres peu connues du grand public francophone (Camelot 3000 de Mike Barr ou Avalon de Oshii Mamoru), l'ouvrage peut servir d'outil de travail, grâce à de riches index finaux. Soulignons enfin que le livre s'appuie sur un très grand nombre de travaux universitaires, cités dans de riches notes de bas de page qui permettent véritablement d'approfondir chaque point évoqué. Détail qui n'en est pas un et qui participe du projet politique des éditions Libertalia, de très nombreux articles sont disponibles en ligne, notamment sur le site Histoires et Images Médiévales.

Comme l'auteur le reconnaît lui-même dans sa conclusion, il est impossible, sur un tel sujet, d'être exhaustif. Le lecteur, forcément, regrettera que ne soient pas abordées « ses » œuvres, celles qui ont contribué à construire « son roi Arthur » : l'auteur aurait ainsi pu évoquer les chansons celtisantes du groupe Manau, la belle réécriture du mythe arthurien proposée par Guy G. Kay dans The Fionavar Tapestry ou encore l'utilisation de la figure d'Arthur à des fins de critique politique que fait Stephen Lawhead dans son roman Avalon:the Return of King Arthur. De même, rien ou presque n'est dit de la publicité, qui ne s'est jamais retenue d'utiliser la figure arthurienne pour vendre de la colle, du sopalin ou du cidre... Mais cela aurait probablement conduit à rajouter une centaine de pages à un livre déjà très dense : espérons simplement que, comme tout bon roman arthurien qui se respecte, il y aura des continuations.