Comment théoriser le fait que Foucault et Wittgenstein ont opéré une critique du sujet au début de leur œuvre et revalorisé ledit sujet à la fin de leur œuvre ?

C’est un souci qui semble se répandre : que dire encore du sujet et de la subjectivité de nos jours ? Depuis longtemps, dans les sciences historiques, sociales, les chercheurs ont remis l’accent sur l’acteur. Cette année aura vu, en philosophie, le spectre du sujet revenir en force, non sur des fondements particulièrement réactionnaires, mais comme une forme d’interrogation requise par l’époque, notamment à propos des engagements éthique et politique. 

La perspective est cependant un peu décalée, par rapport aux années 1950-2000. À cette époque, les philosophes s’attaquent massivement à la notion classique de subjectivité souveraine, et du modèle qui l’accompagne d’un sujet de l’action et du savoir transparent à lui-même. Qu’on fasse remonter cette option à René Descartes ou à d’autres, il n’en reste pas moins qu’on s’attachait à la dissolution du mythe de l’intériorité. Structuralisme, déconstruction, schize du sujet, les savoirs nouveaux cherchaient à tout prix à anéantir ce sujet. Ainsi a-t-on vu naître des expressions étranges : « procès sans sujet », « subjectivité sans sujet », etc. Autant de nouvelles figures, cette fois, d’un « sujet » non égologique, assujetti à l’épreuve des structures sociales et politiques. 

Pourtant, désormais, les philosophes semblent se préoccuper à nouveau du sujet, dans le droit fil des œuvres terminales de Michel Foucault, par exemple. Faut-il croire que Foucault s’est trompé, que sa rectification terminale invalide le travail précédent ? 

En faisant le point sur cette question, n’est-ce pas finalement notre propre époque que nous voulons élucider ? Elle est caractérisée au moins par le fait que les auteurs n’avancent plus de thèses magistrales, mais tentent d’abord de relire les ouvrages des années 1950-2000 afin d’y puiser sans doute de nouvelles ressources. En un mot, si effacement du sujet il y a eu, ne peut-on affirmer qu’il n’a jamais été sans reste, en dessinant même les contours paradoxaux d’une subjectivité non pas constituante, mais constituée. Est-ce que cela doit rassurer notre époque ? 

 

Un colloque sur le procès du sujet 

Cette publication n’est pas le fruit d’un seul auteur, mais de 11 d’entre eux. Elle résulte d’un colloque daté de 2013. Il était consacré à Michel Foucault et à Ludwig Wittgenstein, non pas séparément, mais dans leurs rapports mutuels autour de la question du sujet classique – rapports envisagés effectivement par Foucault, dans trois occurrences de son œuvre. L’idée est fructueuse. L’un et l’autre se sont attaqués au psychologisme du sujet et à cette fameuse souveraineté mise à mal par toutes les théories du langage et de l’inconscient. 

La proximité des deux auteurs étudiés n’est sans doute pas évidente pour beaucoup. Sa visibilité est obscurcie généralement par un lieu commun : celui qui tient à tout prix à opposer une philosophie continentale et une philosophie analytique (curieuses dénominations par ailleurs, puisque déséquilibrée : une référence géographique et une référence à une procédure). Passons sur le fait qu’on peut parfaitement démontrer que ce partage n’a guère de signification sinon une opposition fabriquée pour dénoncer un discours ou l’autre par rapport à l’autre. En revanche,  insistons sur un autre fait : Wittgenstein n’a cessé de faire du dualisme classique une cible de son travail, comme il a constamment récusé la métaphysique cartésienne (qu’il soit tombé dans des contradictions par rapport à elle ou non, reste possible) ; Foucault, comme le précise constamment l’Histoire de la folie, n’a eu de cesse de prendre ses distances avec Descartes. 

La perspective établie, on comprend mieux pourquoi cet ouvrage est intitulé, outre par les deux noms en question, « subjectivité, politique, éthique ». 

 

Assujettissement/subjectivation 

Car on peut admettre que le sujet ne disparaît finalement pas de notre horizon, ni chez Foucault, ni chez Wittgenstein, malgré les critiques du sujet souverain. En revanche, il est déplacé, ou plutôt le raisonnement à son propos est déplacé. Désormais au lieu d’en affirmer l’existence, on enquête à propos des conditions de la subjectivité. Et cette subjectivité est d’emblée inscrite dans le social et les institutions, les rapports de pouvoir, les « formes de vie », les pratiques discursives, une communauté de langage. 

Les deux auteurs en question ne procèdent certes pas de la même manière. Foucault reconstruit l’examen archéologique des assignations par lesquelles les individus sont cernés, tout en s’intéressant aux techniques de soi dans lesquelles chacun peut s’extraire des processus de subjectivation ; Wittgenstein, en traitant les énoncés dans leur fonctionnement, aboutit, dans le Tractatus (et son langage parfaitement impersonnel), à un résultat semblable, mais en rendant compte, plutôt, d’une expérience en première personne aussi inéliminable qu’indescriptible. La théorie des formations discursives (Foucault) et la philosophie analytique (Wittgenstein) se retrouvent sur une terre commune. Le sujet n’est plus relié à une conscience, ou à un origine. Il est associé à des termes comme « rapport », « constitution », « manière d’être ». Le sujet n’est pas séparable de ses contextes de fonctionnement. 

 

Résistance et créativité 

Mais l’originalité des analyses de ces deux philosophes n’est-elle pas aussi qu’elles font droit à une théorie de la résistance des individus, ainsi qu’à une théorie des contre-conduites ? Dès lors que les éléments posés ci-dessus sont admis, il est plus aisé de construire une perspective dans laquelle les transformations et les modifications de notre perception des choses, de ce qui compte et de ce qui est possible, est susceptible d’être engendrée. Il est alors possible aussi de concevoir la politique et l’éthique autrement. 

L’examen de soi foucaldien et l’expressivité wittgensteinienne pourraient ainsi ouvrir à une critique constante des normes socialement instituées. 

Encore convient-il de préciser, afin de ne pas laisser planer des ambiguïtés : le rapprochement proposé entre les deux philosophes ne vise pas à les identifier. Il n’est pas question non plus de laisser croire en l’existence d’une doctrine commune. Le rapprochement s’opère uniquement sur la conjonction entre deux affrontements à un même problème, celui de la conception du sujet, puis celui de la conception de l’éthique et de la politique, entraînant de ce fait l’exigence d’enquêter sur des pans entiers de l’expérience et de l’existence humaines. 

C’est au cœur de cette conjonction que l’on peut déceler une rencontre : celle de faire de la résistance des individus une des ressources de leur créativité. On sait que chez Foucault l’inventivité des styles de vie équivaut à une créativité des contre-conduites ; chez Wittgenstein, cela se traduit par le travail de réactivation de nos capacités conceptuelles primaires, résultant de la clarification conceptuelle apportée par la pratique de la philosophie analytique. 

 

Exercices de transformation de soi 

On l’aura vite compris. Lorsqu’on lit un peu trop rapidement les ouvrages de Foucault ou Wittgenstein – et c’est encore plus vrai des commentateurs -, on n’y observe qu’une seule chose, le compte rendu d’une annulation du sujet, de son effritement et de sa sortie (presque) définitive de tout discours philosophique, pour ne pas parler de la littérature de l’époque (le nouveau roman), ou de l’histoire. Mais la conclusion est bien trop générale, elle ne fait d’ailleurs pas allusion aux différents moments des œuvres de Foucault et de Wittgenstein, alors que les problématiques de chacun d’entre eux ont varié aux cours de leurs recherches philosophiques. 

Proposons une autre conclusion mieux étayée, dans l’ouvrage ici présenté. Il resterait donc quelque chose du sujet, dans la perspective anti-psychologique et anti-métaphysique développée, ce serait un sujet-limite, un sujet paradoxal, qui ne se donnerait pas à entendre sous la figure de la conscience, certes, ni même de la réflexivité, mais plutôt sur le mode de l’impossible coïncidence à soi. 

Dès lors, on comprend mieux comment se déplace la question du sujet (au lieu d’être annulée). De la position d’un sujet constitué et constituant, elle passe à celle de la constitution du sujet dans la trame historique. Qu’il s’agisse du sujet devenu une fonction limite du langage ou un point de coordination du langage (Wittgenstein) ou du sujet en exercice (Foucault), le « je » du « je pense » ne survit certes pas. Mais il est relancé dans des exercices de soi, sous deux formes finalement : dans une éthique du rapport à soi (Foucault) et dans une ascèse du langage (Wittgenstein). 

 

Mais le « nous » ?

Il reste cependant une question à éclaircir. Celle du passage du sujet à la cité, de l’individuel au collectif. On voit bien comment la question du sujet implique des considérations épistémologiques portant sur les rapports du voir et du dire, des mots et des choses. À cet égard, un changement d’époque est fort bien considéré par les deux philosophes. Après l’épistémè de la représentation, celle de l’existence, le temps est venu de celle du savoir. En revanche, il est plus délicat de cerner les convergences des deux penseurs sur le plan de la philosophie politique. 

Dans ce dessein, deux procédures sont toutefois possibles : la première consiste à mettre en parallèle les propos de l’un et de l’autre et d’en tirer des conclusions ; la seconde contribue plutôt à examiner les deux démarches l’une par rapport à l’autre. C’est ainsi que Daniele Lorenzini propose de projeter la démarche de Wittgenstein sur les analyses foucaldiennes, procédure qui lui permet de clarifier le geste par lequel Foucault s’attache à nous montrer que notre expérience ordinaire du pouvoir ne correspond nullement au concept de pouvoir transmis par la tradition philosophique (au moins depuis Thomas Hobbes). 

L’effet décisif de cette manière d’aborder le problème du rapport entre le sujet et la cité est de souligner combien ces philosophes sont moins attachés aux batailles étatiques et institutionnelles qu’ils ne sont intrigués par les jeux de pouvoir autour d’objets différents : la folie, la maladie, la pénalité, la sexualité, le langage, etc. S’agit-il seulement de pouvoirs « humbles et instables », sans doute pas uniquement ? Disons plutôt que ce qui vient au jour, ce sont des réseaux concrets de résistances dont les points de départ et d’appui sont toujours locaux, et se diffusent de manière transversale et relativement indifférente aux régimes politiques et aux systèmes économiques des pays où ces résistances se déploient. 

 

Infléchir le cours de nos vies 

Ce parcours proposé dans un tel recueil de communications, qui demeurent abordables dès lors qu’on a lu les philosophes en question, est assez central pour qu’on y insiste un peu. Parmi les airs de famille entre Foucault et Wittgenstein, les auteurs ont choisi celui-ci : la place du sujet dans ces œuvres, et surtout le constat selon lequel ces auteurs sont revenus sur un thème, le sujet, à la fin de leur œuvre, dont ils avaient constamment fait la critique la plus radicale. 

En réalité, il s’agit moins d’un « retour » que d’un déplacement : la destitution du sujet est le corrélat de l’étude des dispositifs d’assujettissement (raison, médecine, école, ... et aussi langage), mais la reprise de la question du sujet dans la question des techniques de soi revient à donner corps à la possibilité de trouver des matériaux en vue de la présentation théorique et pratique d’un processus d’émancipation politique. Loin qu’il s’agisse d’une faille dans la pensée de ces deux auteurs, il est plutôt question d’une politique du sujet, ou plus largement de faire droit, au-delà des appareils, à la dimension éthique et politique de l’existence