Après Lausanne où il a été créé, la MC93 et le festival d'automne reçoivent au TGP de St Denis Nkenguegi, de Dieudonné Niangouna, auteur, metteur en scène et interprète originaire de Brazzaville. Malgré une scénographie magnifique, le spectacle, atomisé par des performances monologuées en série, s'avère décevant.
Si l’on arrive dans les premiers, on voit les comédiens debout sur la scène, immobiles, au fond, côté jardin, comme un groupe d’individus un peu serrés. Puis, pendant que le public peu à peu s’installe, dans la lumière et les conversations, ces individus s’ébranlent, marchant du même pas légèrement chaloupé, comme s’ils étaient sur un bateau en mer, sur ce plateau lisse comme un miroir profond et carré. Le temps que la salle se remplisse, ils font plusieurs fois le tour, se séparent en deux, se croisent. C’est le début d’une scénographie vraiment très belle, dont le point culminant est sans doute ce groupe vivant, qui figure, un peu plus tard, Le Radeau de la Méduse, la toile bien connue de Géricault. Même dans les moments les plus faibles de la pièce, qui sont nombreux, cette scénographie si juste et si bien agencée sauve l’honneur.
Donc la troupe marche sur les eaux, puis le spectacle commence. S’avance vers le public un grand homme maigre et chevelu, le torse nu, une figure christique, qui donne un premier monologue tout à fait prometteur, celui d’un homme perdu en mer. Car on a le sentiment d’un très beau prologue, et l’on se croit parti pour une histoire à perdre haleine, quelque chose qui tiendrait de Peer Gynt ou du Soulier de satin, et, malgré notre athéisme endurci, on serait bien curieux de savoir ce qu’il va faire de ce lac de Tibériade, vu qu’on a bien lu « durée estimée 3h05 » sur le programme. Il faudra déchanter, hélas, il faudra subir une sévère déconvenue à cet égard.
Car ensuite, Dieudonné Niangouna, s’il a beaucoup à dire, n’a plus rien à raconter. Il n’a plus rien à raconter parce qu’il n’a personne non plus à faire vivre sous nos yeux, personne qui ait un problème à affronter, une situation, du désir et des empêchements. Personne, non plus, qui ait une autre personne à rencontrer, qui ait quelque chose à en apprendre. Non, il n’a rien de tout cela sous la main, ni sous le pied. Tout ce qui lui reste, c’est des abstractions, des thèmes et des semblants d’idées, peut-être des mots. Il ne suffit pas de projeter des vidéos de migrants perdus en Méditerranée pour sortir d’abstraction au théâtre.
Alors ce naufragé va souvent rester là au centre de la scène, à s’ennuyer comme un cadavre au fond de la mer, ou comme un grand gamin qui fait du sous-l'eau sur l’écran vidéo qui est au coin du plateau. On le verra aussi, sur cet écran, mettre les doigts dans ses plaies, notamment celle du coup de lance qu’a reçu le Christ. Et autour de lui, les comédiens de la troupe vont faire de la musique, vont faire la Méduse, et vont bavarder pour rien. Pour leur prêter main forte, Niangouna lui-même, viendra les aider, l’écrivain n’étant pas mieux servi que par lui-même pour dire ses propres monologues assourdissants.
Des performances déguisées en monologues
C’est en effet la pratique déraisonnable du monologue, pris comme une performance, qui fait le corps du spectacle. Celui-ci est rythmé par la succession de véritables numéros auxquels se livre chaque comédien. On dit tiens c’est ton tour, et chacun, de bonne grâce, se lance à corps perdu. Ça démange tellement l’auteur lui-même qu’il finit par venir sur la scène, d’abord dans une sorte d’ Impromptu de Versailles très peu convaincant, très artificiel, puis, dans la troisième partie de la soirée, par une performance personnelle, à laquelle, franchement, on ne comprend goutte.
On se croit tombé dans quelque chose qui tient d’abord du music hall (lorsque dans une fête dite parisienne, un acteur ou une actrice monte sur la table avec un micro pour nous servir une logorrhée que n’apprécient que les comédiens eux-mêmes), puis se rapproche de l’ambiance de la salle de catch (lorsque l’auteur-metteur-en-scène-interprète déroule interminablement un palabre inaudible, et délibérément inaudible puisque c’est l’ensemble des autres comédiens qui font un chahut invraisemblable, à cette fin précise qu’il soit inaudible !), en passant par ce moment enfin un peu farcesque où un capitaine et son suivant, tels dom Quichotte et Sancho, s’approchent du public. Le capitaine, alors – c’est la règle d’airain de l’auteur-metteur-en-scène – se lance dans un monologue interminable, il assène des vérités très contestables sur l’avenir de l’humanité, qu’on croit pouvoir un peu mieux saisir vu sa proximité (mais quant à y réfléchir – sûrement pas !)(Niangouna affirme que le théâtre donne le temps de la réflexion – où va-t-il chercher cela?), et il se voit, ce capitaine, encouragé par le metteur en scène, qui s’est placé sur le côté, et rythme le débit niagaresque de son acteur, à la façon d’un entraîneur au bord du ring. C’est que peu importe le sens de ce qu’on profère : il faut occuper un long temps de représentation, avec du bruit, du bruit de mots, du bruit de cri. Pourquoi ?
Parce que cet artiste nous propose une esthétique particulière, à laquelle nous ne sommes pas vraiment sensibles. Dont acte. Mais ce n’est pas une raison. À quoi bon ces performances qui ne sont pas – malgré les apparences – des monologues, puisqu’on n'y saisit absolument rien ?
Dieudonné Niangouna affirme qu'il y a trois temps au théâtre : le temps de l'autopsie, celui de la réparation, et celui de la sorcellerie. Ces termes ne nous semblent pas heureux et même fort discutables. L'autopsie c'est mettre les mains dans un cadavre, or le théâtre n'a pas affaire à une chose morte, mais à la vie. C'est pourquoi des personnages surgissent, et des situations se nouent et se dénouent. Quant à la réparation, on se demande ce qu'il y a à réparer dans un cadavre. Et pour ce qui est de la sorcellerie, comment y croire ? Le théâtre n'est pas une pratique incantatoire, le plateau n'est pas un lieu sacré où surgissent des esprits. On n'y réveille pas les morts.
Et la raison nous en vient des Grecs. Orphée va chercher Eurydice aux Enfers, mais il se retourne juste avant d'en sortir et il la perd définitivement. On se demande parfois pourquoi Orphée s'est retourné. Il ne s'agit pas d'une bévue. Il s'agit d'un impossible. Les Grecs ont profondément inscrit à la source de leur culture (et de la nôtre) le fait incontournable qu'on ne revient pas de la mort. De la sorte, ils ont donné un incomparable bol d'air frais à l'humanité. Parménide a enraciné les choses en affirmant que l'être est et que le néant n'est pas. Le théâtre contemporain, s'il doit cultiver la source grecque, doit laisser la performance (si du moins celle-ci dégénère en incantation débridée) aux prêtres, qui savent très bien s'arranger avec la mort et avec les morts. Mais le temps du théâtre est le temps de la vie. Le concret du problème de la violence et de la mort s'appréhende du côté de la vie. Y compris lorsque le héros a affaire à un spectre.
Nkenguegi, de Dieudonné Niangouna, au Théâtre Gérard Philipe, CDN de Saint-Denis, jusqu’au 26 novembre 2016
Tournée :
Du 1 au 2 décembre 2016 – Mousonturm – Francfort
Du 26 au 28 avril 2017 – Le Grand T - Nantes
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