Davide Luglio, professeur de littérature italienne moderne et contemporaine à l’Université Paris-Sorbonne, a organisé en 2014 avec Silvia Contarini le colloque sur l’« Italian Theory » dont est né le livre L’Italian Theory existe-t-elle ?
Dans cet entretien, il fait émerger, à la suite de penseurs comme Roberto Esposito ou Ermanno Bencivenga, la définition d’un « style » propre à la pensée italienne qui, au croisement de la littérature et de la philosophie, porte un intérêt particulier à la vie et à ses différentes expressions sociales et politiques. C’est bien ce « style » particulier qui a motivé en grande partie l’interrogation autour de l’Italian theory.
Nonfiction.fr : Comme l'exprime le titre en forme de question L'Italian Theory existe-t-elle?, l'appellation « Italian Theory » ne s'est pas encore véritablement imposée. Pourriez-vous d'abord en retracer l'histoire ?
Davide Luglio : Si on devait chercher à identifier la naissance de cette appellation, je renverrai au livre publié par Paolo Virno et Michael Hardt en 1996 aux États-Unis, qui porte le titre de : Radical Thought in Italy : a Potential Politics (Theory out of Bounds). L’ouvrage souligne la spécificité d’une tradition italienne de pensée. Il s’agit selon les auteurs, d’un « style » de pensée, dont la caractéristique serait d’être ancré dans une pratique collective militante, celle du post-opéraïsme des années soixante–dix. Ensuite, en 2014, Dario Gentili fait paraître un livre intitulé Italian Theory. La dénomination – qui se substitue à celles qui circulaient déjà comme « Radical Thought », ou « Italian Difference » – est provocatrice dans la mesure où elle fait référence à la « French Theory » des années 1970-80. Le titre choisi par Gentili est très parlant, puisqu’il renvoie à la réception dans les universités américaines de pensées continentales, qui sont réunies et interprétées dans les départements des Cultural, Italian ou French Studies, pour ensuite revenir en Europe sous un nouveau visage.
French theory et Italian theory ont donc ce point en commun d’être le résultat de ce que Esposito appelle un processus de « déterritorialisation », un passage par l’extérieur, par les États-Unis. L’autre point commun est sans doute le caractère disparate des différentes pensées réunies sous ce label. C’est ce qui ressort clairement du volume que nous avons publié : chaque auteur tient à marquer sa différence. Il me semble toutefois qu’on peut identifier une perspective commune aux travaux de penseurs comme Negri, Agamben et Esposito, car tous réfléchissent sur la politique et sur des problématiques liées à ce que Foucault a appelé « biopolitique », un concept qu’ils relancent et réélaborent de manière originale. L’appellation « Italian Theory » ne constitue donc pas un critère d’unification, mais plutôt une interrogation, comme le souligne le titre que nous avons choisi pour le livre : L’Italian Theory existe-t-elle ? Il s’agit d’ailleurs d’une étiquette mouvante, pour ainsi dire, puisque tout dernièrement, en Italie, on lui préfère celle de Italian thought. C’est cette dernière appellation qui figure dans l’acronyme du laboratoire Workiteph (Workshop on Italian Thought and European Philosophies) qui réunit différents chercheurs à travers le monde qui travaillent sur des questions qui touchent à cette tradition italienne de pensée.
Nonfiction.fr : Qu’est-ce qui vous a poussé à organiser le colloque tenu en 2014 à la Sorbonne ?
Davide Luglio : Lorsqu’on a organisé ce colloque, il s’agissait moins pour nous d’aplanir les divergences entre les auteurs, que de se demander s’il était possible que se constitue un dialogue et éventuellement un discours commun entre des philosophes dont la pensée se développe principalement autour du « politique », bien qu’à partir d’expériences différentes et avec des objectifs distincts et parfois même divergents. D’autre part, en ce qui concerne mes raisons personnelles, je pensais qu’il pourrait être intéressant de souligner une autre spécificité de la pensée italienne : le fait qu’elle s’est toujours constituée à la frontière entre différentes disciplines, et notamment dans un espace d’indistinction entre philosophie et littérature. Et en effet, si on a tant de mal à identifier une tradition philosophique italienne, c’est aussi que des penseurs comme Bruno, Vico ou Leopardi sont difficilement classifiables comme de purs « philosophes ».
Cela tient certainement, comme l’écrit Esposito, à l’objet même de leur pensée, à savoir la vie et la vie dans la cité. Un objet mouvant, vivant que l’on ne saurait appréhender, suivre et analyser de manière purement démonstrative et avec la langue aride de l’abstraction conceptuelle. Mais cela est dû aussi au lien que la pensée italienne entretient depuis toujours avec une conception originelle de la sagesse, – cette sagesse dont Giorgio Colli rappelait qu’elle précède même la naissance de la philosophie et qui remonte aux Présocratiques – et pour laquelle la parole qui délivre le savoir est une parole poétique. C’est ce lien entre poésie et sagesse qui est aujourd’hui encore, par exemple, au cœur de la pensée de Giorgio Agamben. Mais on en trouve aussi une trace dans les accents prophétiques, pour ainsi dire, de la pensée de Toni Negri.
Aussi il me semblait intéressant de mettre en valeur cette conception de la philosophie à l’occasion d’un colloque consacré à la pensée italienne : partir du concept d’« Italian Theory », mais pour réfléchir aussi plus largement à l’existence d’une tradition de pensée italienne.
Nonfiction.fr : Quelle a été en France la réception de ce courant philosophique qu’on appelle « Italian Theory » ?
Davide Luglio : Il n’y a pas à proprement parler de « courant philosophique », ce sont plutôt les philosophes pris individuellement qui ont du succès. Il y a eu un moment plus unitaire de la réception de la pensée italienne dans les années 1980, lorsqu’elle était connue en France dans sa variante de « pensiero debole », qui remonte à Vattimo et Rovatti. Aujourd’hui, les œuvres de Agamben, Negri, Esposito, Virno et d’autres sont certes traduites, lues, mais elles ne sont pas appréhendées sous l’étiquette commune de « Italian Theory ». En France, cette appellation, par ailleurs controversée, vient tout juste de faire son apparition.
Nonfiction.fr : Peut-on selon vous identifier une influence de l’« Italian Theory » sur la production théorique hors de l’Italie ?
Davide Luglio : Il est difficile d’identifier des filiations directes. Il faudrait plutôt retourner la question et mettre en évidence la contamination de la philosophie italienne par les traditions étrangères, notamment par l’Idéalisme allemand et puis plus récemment par la pensée française. Sans toutefois qu’elle cesse de dialoguer avec des auteurs italiens comme Dante, Machiavelli ou Leopardi. Par ailleurs, le passage par l’étranger permet à la pensée italienne de revenir en Italie enrichie de la réélaboration dont elle a fait l’objet.
Nonfiction.fr : Vous avancez dans votre article l’hypothèse d’une Italian Poetics qui aurait en commun avec l’Italian Theory un intérêt pour « la vie, la politique et l’histoire ». Pouvez-vous préciser ce que vous entendez par là ?
Davide Luglio : Si par Italian theory on désigne, d’une manière générale, une pensée qui se donne comme objet la vie et la vie dans la cité notamment dans sa dimension historico-politique, on peut estimer, en effet, que ce même objet est fréquemment au cœur de la littérature mais aussi du cinéma italiens contemporains. Ainsi, à titre d’exemple, Pasolini est incontestablement l’un des artistes qui ont abordé la question de la « biopolitique » avant même que la catégorie existe dans sa formulation foucaldienne. En effet, dans ses films, et plus généralement dans son œuvre tardive, Pasolini s’intéresse à l’influence des nouvelles formes de politique sur la « vie », à entendre au sens de corps, de conduites de vie, de manières d’être de l’individu dans la société.
La littérature de ces dernières années n’est pas étrangère à ce type de réflexion, au contraire, elle porte une attention toute particulière à ces questions. Aussi voit-on se multiplier les romans qui empruntent la forme et l’objet de l’enquête journalistique pour souligner leur volonté d’être en prise directe avec la réalité socio-économique et politique, de même qu’on trouve souvent la fictionnalisation de thèmes présents dans l’actualité. Pour ne citer qu’un cas très connu, Gomorra de Saviano a engendré un débat autour de la question de la fictionnalisation d’un certain nombre de réalités socio-économiques et politiques. On pourrait parler aussi de Walter Siti, dont le roman Resistere non serve a niente fait appel à des métaphores biopolitiques. Walter Siti, qui d’ailleurs a été l’éditeur de Pasolini, est l’un des auteurs contemporains chez qui la réflexion sur la biopolitique est le plus présente.
Nonfiction.fr : Comment est mise en œuvre cette réflexion sur la biopolitique dans ce que vous appelez l’Italian Poetics ?
Davide Luglio : Sous cette catégorie de Italian Poetics j’essaie de penser ce que j’appelle une « bioesthétique », à partir notamment des réflexions de Pasolini. C’est-à-dire que j’essaie de penser le domaine esthétique comme un lieu, un champ où peut s’exprimer, même momentanément, la soustraction au biopouvoir.
Je vais faire un exemple pour que soit plus clair ce que j’entends par « bioesthétique ». Dans les années 1960 Pasolini constate que la sexualité a perdu son innocence, car elle est devenue partie prenante de ce biopouvoir qui s’insinue dans la vie privée des individus, elle est soumise à des règles de comportement dictées par les besoins du marché qui s’expriment dans les publicités, les films etc. Alors Pasolini décide de filmer la « Trilogie de la vie », constituée par les trois films Décameron, Canterbury Tales et les Milles et Une Nuits, où il met en scène une sexualité joyeuse et innocente, libre, telle qu’elle était présente dans un Moyen-Âge certes très idéalisé. Ces productions ont été récupérées par l’industrie culturelle qui les a présentées comme des films érotiques – car le sexe fait augmenter le chiffre d’affaires !
Pasolini alors abjure sa Trilogie. Mais, comme le fait remarquer Roland Barthes dans sa Leçon, par ce geste Pasolini met en évidence la manière qu’a le pouvoir grégaire d’utiliser et d’asservir les langages. Or, dans ces films, et plus généralement dans la conception pasolinienne du cinéma, le principal langage avec lequel travaille le cinéaste n’est autre que la vie. La vie est un langage et on peut créer une œuvre simplement en vivant, en faisant de sa vie même une œuvre. Plus tard, Foucault proposera une idée semblable lorsqu’il parlera de « esthétique de l’existence ». Quoi qu’il en soit, si la vie peut être le langage avec lequel travaille l’artiste, Pasolini nous montre que ce langage peut non seulement rendre évidente l’action diffuse et envahissante des nouvelles formes de pouvoir ou biopouvoir, mais aussi produire des œuvres qui, sous certaines conditions, et sans doute momentanément, se soustraient à l’emprise de ce pouvoir ou représentent, du moins, la tentative de s’y soustraire.
Nonfiction.fr : Pouvez-vous nous dire deux mots de la diffusion de la littérature italienne en France ?
Davide Luglio : Il me semble que la diffusion de la littérature italienne en France ne constitue pas aujourd’hui un problème. Grâce à l’excellent travail de certains traducteurs et éditeurs les auteurs italiens sont plutôt bien représentés en France. En témoigne, à titre d’exemple, le récent succès français des romans d’Antonio Moresco. Les incendiés, qui vient de paraître, connaît un réel engouement comme avant lui La petite lumière et Fable d’amour. Bientôt, la grande trilogie de Moresco sera aussi traduite, alors qu’il s’agit de romans très longs, pas toujours faciles qui demandent un grand investissement éditorial. Le « noir italien » a aussi beaucoup de succès, de Fois à Camilleri. Toutefois, tant dans le domaine de la philosophie que dans celui de la littérature, il paraît assez difficile de parler aujourd’hui de courants. La littérature est plutôt appréhendée par genres – le « noir » par exemple – que par tendances ou courants poétiques
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