Le journal « privé » de Gombrowicz, inédit jusqu'en 2013, se révèle être le complément indispensable de son œuvre « publique ».

Tout lecteur de Gombrowicz est familier de son Journal, paru en feuilleton dans Kultura, le grand magazine intellectuel de l’émigration polonaise, de 1953 à la mort de l’écrivain, et republié en volume. Ce Journal, que certains tiennent pour son chef-d’œuvre (et qui est à coup sûr un chef-d’œuvre), quoique riche en détails sur la vie de l’écrivain, le montrait avant tout dans son côté public, et tenait presque autant de l’essai à bâtons rompus à la manière de Montaigne. Mais il existait un autre journal, privé et intime cette fois, que Gombrowicz tenait parallèlement, sans envisager de le publier dans l’immédiat, mais « peut-être un jour… plus tard », comme il le disait dans la note préliminaire de la première partie du Journal parue en 1957 aux éditions Kultura. Comme le démontre de façon convaincante Rita Gombrowicz, veuve de Witold, dans l’introduction du présent livre, les deux journaux, le public et le privé, ont été commencés en même temps, fin 1952 ou au tout début de 1953, et tenus parallèlement jusqu’à la fin.

Cette date de 1952-1953 a son importance. Vivant en exil à Buenos Aires depuis 1939, coupé de son public naturel par la distance et par le rideau de fer, Gombrowicz avait commencé à retrouver des lecteurs grâce à sa collaboration avec Kultura, où il avait publié en 1951, non sans créer quelque scandale, des extraits de Trans-Atlantique, son troisième roman,  et son essai « Contre les poètes ». Pour survivre, il s’était résigné à occuper un emploi au Banco Polaco, filiale de la Banque polonaise. Sa percée n’allait débuter véritablement qu’en 1953 avec la parution, toujours chez Kultura, du volume réunissant Trans-Atlantique et Le Mariage, pièce écrite en Argentine et qui n’avait bien entendu jamais encore été montée. Kronos a donc pris naissance, en quelque sorte, alors que sa traversée du désert approchait de son terme.

La raison pour laquelle la datation de Kronos (le titre est de Gombrowicz lui-même) n’était pas claire est que la première entrée de ce journal est datée de mai 1922, alors que Gombrowicz venait d’obtenir son baccalauréat et, à dix-huit ans, entrait dans l’âge adulte. C’est que toute la première partie, plus brève, plus elliptique, a donc été rédigée rétrospectivement. Elle couvre les brillants débuts littéraires de Gombrowicz, de la parution de son recueil de nouvelles Mémoires du temps de l’immaturité (1933) à celle de Ferdydurke (1937), son premier chef-d’œuvre, suivie immédiatement de sa première pièce, Yvonne, princesse de Bourgogne (1938). Des références cryptiques révèlent qu’au moins à partir de 1935 Gombrowicz assumait pleinement, sinon publiquement, sa bisexualité : ses relations avec « Franek », fils de la concierge de son immeuble à Varsovie, et inspirateur du fameux valet de ferme de la dernière partie de Ferdydurke, ont duré pratiquement jusqu’à la guerre.

En septembre 1939, surpris par le déclenchement du conflit en Argentine en raison de sa participation à la traversée inaugurale du paquebot assurant une nouvelle liaison entre Gdynia et Buenos Aires, Gombrowicz, presque sur un coup de tête, décide de rester en Amérique du Sud, sans se douter qu’il ne reverra jamais la Pologne. Cette nouvelle section de Kronos comporte des annotations plus abondantes et, à la fin de chaque année, à partir de 1940, un bilan des douze mois écoulés. Cette année 1940 est pour lui ce qu'il appelle celle de l’« initiation » et de l’« enchantement » : la découverte non seulement de l’Argentine, mais d’une sexualité libérée et, semble-t-il, presque exclusivement homosexuelle, grâce à la drague qui fleurit dans le parc du Retiro, non loin du port – et que Gombrowicz a évoquée de manière transparente dans Trans-Atlantique. Il est également question des difficultés matérielles dont il souffre et de ses tentatives de remettre sur pied son existence littéraire, malgré le peu de sympathie que lui inspire l'establishment littéraire argentin, auquel il reproche d'avoir les yeux constamment tournés vers l'Europe. On suit donc les étapes de cette "reconversion", de la traduction de Ferdydurke en espagnol, où l'auteur est entouré de tout un collectif, à la reprise de l’écriture théâtrale (Le Mariage, 1947) et romanesque (Trans-Atlantique, 1948).

Ce n’est en fait qu’en 1955 que les choses commencent à évoluer favorablement pour Gombrowicz : comme il le constate avec satisfaction dans son bilan, cette année qui marque la fin du péronisme en Argentine est aussi celle de sa libération personnelle, puisqu’il quitte la banque pour se consacrer à plein temps à son œuvre littéraire. Cette période heureuse est celle où il écrit l’une de ses œuvres les plus classiques et les plus étonnantes, le roman La Pornographie, qu’il achève en 1956. L’année suivante, la brève période de libéralisation permet aux Polonais de Pologne de le redécouvrir : on réédite Ferdydurke et Yvonne est créée à Varsovie. Malgré sa santé déclinante, il connaît lui-même comme une cure de jouvence à Tandil, petite ville au sud de Buenos Aires où de jeunes disciples argentins l’adoptent comme leur mentor. Les Français découvrent Ferdydurke en 1958, et on commence à le traduire dans toute l’Europe de l’Ouest. Sa situation financière s’améliore, lui permettant de s’acheter un électrophone et des disques   . Et il commence son cinquième et dernier roman, Cosmos, en 1961. 

En 1963, coup de théâtre : Constantin Jelenski, qui s’est fait, de Paris, le grand propagateur de l'œuvre de Gombrowicz, réussit à le faire inviter à Berlin-Ouest aux frais de la fondation Ford, qui finance un vaste programme culturel pour faire face à l’hémorragie qui menace la ville après la construction du Mur. En avril, Gombrowicz est à Paris, où le jeune Jorge Lavelli, encore inconnu, s’apprête à monter Le Mariage. Pourtant le séjour à Berlin est un demi-échec, tandis qu’en Pologne une campagne de presse se déchaîne contre Gombrowicz. Il regrette l’Argentine, où il rêve de se réinstaller avec un de ses jeunes amis de Tandil. Mais en juin 1964, à Royaumont, il rencontre Rita Labrosse, jeune universitaire québécoise venue en France pour y faire une thèse sur Colette. « Étrange métamorphose, conversion », note Gombrowicz dans son bilan de l’année : lui et Rita s’installent ensemble à Vence, où il termine Cosmos, et, reprenant un projet abandonné à Buenos Aires, rédige une nouvelle et dernière pièce de théâtre, Opérette. « Vie de famille, opulente, paresseuse », écrit-il en 1965. Gombrowicz est célèbre, et après le triomphe d’Yvonne et du Mariage en Suède, mis en scène par Alf Sjöberg, on commence à parler de lui pour le prix Nobel. Mais la lecture de Kronos montre aussi l’envers du décor : difficultés de la vie de couple et santé chancelante, avec un infarctus (qu’il raconte en détail) fin 1968. Kronos s’interrompt fin mai 1969, quelques semaines avant la mort de l’écrivain, d’une insuffisance respiratoire, le 24 juillet.

Paru en Pologne dans deux éditions différentes (l’une comportant un fac-similé intégral du manuscrit), Kronos y a rencontré un écho considérable, tant il apporte un éclairage nouveau sur la personnalité et la vie d’un des plus grands écrivains polonais du siècle dernier. L’édition française, traduite avec soin par Malgorzata Smorag-Goldberg, comporte des notes mises à jour et complétées par Rita Gombrowicz et la traductrice. On aurait aimé disposer d’un index, comme c’est le cas dans les éditions polonaises, mais on ne peut pas tout avoir, et aucun lecteur de Gombrowicz ne voudra se passer de ce livre qui le fait revivre.