Quelle pertinence pour les analyses d'Amos Vogel, quarante ans après leur première publication ?

« Nous appréhendons le pire et, pour une fois au cinéma, nous ne sommes pas déçus »  

 

Amos Vogel (1921-2012) a toujours cherché dans les œuvres cinématographiques les traces d’une subversion envers les conventions de son temps, peu importe le genre, le pays d’origine ou le format des œuvres en question, et peu importe également que ladite subversion soit d’ordre esthétique, narratif, ou autre. En 1947, il fonde l’association « Cinema 16 » à New-York qui devient, durant 17 ans, un haut lieu du cinéma d’avant-garde, permettant à Vogel de présenter à un public toujours plus nombreux des films expérimentaux et des documentaires rares. C’est à lui que l’on doit les premières projections aux Etats-Unis des films de Roman Polanski, John Cassavetes, Nagisa Oshima, Jacques Rivette ou encore Alain Resnais. Son penchant pour la contre-culture cinématographique ne le détourne cependant pas d’un cinéma plus populaire et commercial, car selon lui la subversion peut potentiellement se loger dans toutes les œuvres, même les plus inattendues. Rapidement, il est acclamé par de nombreux réalisateurs et acteurs le reconnaissant comme l’un des historiens du cinéma les plus précieux qui soient. Aujourd’hui, la réputation de Vogel est toujours solide, et la lecture du présent ouvrage permet de mesurer l’apport considérable de son travail pour mieux comprendre l’histoire du cinéma mondial, depuis la période muette jusqu’aux années 1970.

L’auteur structure sa pensée autour d’une notion complexe et vague, la subversion, qu’il définit selon ses propres termes dans une introduction générale. Il fait ainsi de la subversion au cinéma une arme contre l’asservissement des masses, contre le règne de la pensée unique, celle des élites au pouvoir. Encore faut-il que le geste subversif soit appréhendé correctement par les spectateurs, un aspect du problème que Vogel ne manque pas d’aborder. Si l’implicite (sous-entendu, allégorie et autre métaphore) n’est pas forcément assimilable par n’importe quel public, certains sujets de films impliquent, par la transgression d’un tabou, un aspect subversif manifeste pour tous. Dès lors, le contexte historique nécessite d’être pris en considération si l’on veut prendre la mesure du caractère subversif d’un film.

 

Le cinéma comme contre-analyse de la société

Une part importante du travail de Vogel prend pour objet le cinéma des années 1960-1970, considéré comme un renouveau de l’expression transgressive en accord avec la libéralisation des mœurs. La violence et l’érotisme qui s’épanouissent à l’écran durant cette période sont analysés en fonction de la révolution sexuelle et de l’émergence d’une contre-culture mondiale prenant la forme de la beat generation (Vogel le premier a diffusé Pull My Daisy, le film beat avec Jack Kerouac, en double programme avec un film de John Cassavetes), du mouvement hippie ou de Mai 68. En cela, la pensée de Vogel rejoint le courant théorique « Cinéma et Histoire » de l’historien français Marc Ferro, dont le texte programmatique « Le film, une contre-analyse de la société ? » est publié un an avant l’ouvrage de l’Américain. On ne s’étonnera pas que l’autre partie conséquente du livre se concentre sur le cinéma de l’ère pré-Code Hays, entre 1929 (naissance du cinéma parlant) et 1934, année où le terrible Code de censure entre en vigueur. Pour Vogel, ces années exceptionnelles sur le plan artistique sont le reflet d’une insouciance et d’une légèreté appelées à disparaître avec la crise économique, dont les répercussions ne sont pas seulement monétaires. Pour une certaine Amérique puritaine, la Grande Dépression serait un châtiment divin, ce qui justifie le retour à un ordre moral strict, avec le Code Hays comme application au domaine du cinéma. Dès lors, la liberté créatrice des auteurs est fortement remise en cause, notamment dans le choix des sujets et la représentation d’un certain nombre de choses à l’écran. La célébration de la marginalité disparait au profit d’un certain culte de la réussite, les Freaks n’ont plus droit de cité à Hollywood, et le chef d’œuvre de Tod Browning (1932) tombe dans l’oubli avant sa « redécouverte » dans les années 60, au même titre que King Kong et d’autres films réévalués à l’aune de la contre-culture hippie.

L’influence du cinéma pré-Code est particulièrement notable sur les Nouvelles Vagues des années 60 et 70, en ce qu’elles constituent une réaction à un cinéma traditionnel et académique, rejetant son formalisme esthétique comme sa structure narrative linéaire. C’est dans cette « destruction de l’intrigue et du récit », selon les termes de Vogel, que la subversion trouve une nouvelle place en reflétant une époque trouble et incertaine, celle de la guerre du Viêtnam, du Watergate, de Mai 68, ou encore des années de plomb italiennes : « La nature fluide, multiforme de la réalité telle qu’elle est comprise aujourd’hui ne peut plus se plier aux impératifs d’une structure linéaire du récit » (p.91). L’Histoire n’étant plus aussi certaine et innocente qu’auparavant, le cinéma se devait d’explorer de nouvelles structures narratives, plus complexes et éclatées qu’auparavant. La grande vague du cinéma d’horreur des années 1960 et 1970 correspond en cela à la demande d’un public qui ne peut plus se satisfaire d’un récit consensuel et rassurant. Outre ce cinéma populaire divisé en de multiples sous-genres qui fleurissent durant cette période (pour le cinéma d’horreur, nous pouvons citer le giallo, le slasher, le film de zombie…), Vogel s’appuie sur des œuvres d’art et essai canoniques tels que le Week-end de Jean-Luc Godard (1967), L'Eclipse de Michelangelo Antonioni (1962) ou Paris nous appartient de Jacques Rivette (1961). La culture cinématographique de Vogel est sans limite, sa curiosité et son souci de l’exhaustivité l’amènent à découvrir des films obscurs provenant de pays non moins obscurs. Inévitablement, le lecteur contemporain ne peut que constater l’inaccessibilité d’un certain nombre d’œuvres évoquées au cours de l’essai…

 

Des multiples formes de la subversion

Même le cinéma gore trouve grâce aux yeux de Vogel, à une époque où il est largement conspué par la critique, tout en étant évidemment combattu par les ligues familiales. Selon l’auteur, il constitue une expression privilégiée de l’abolissement des tabous concernant la sexualité ou la mort. Comme genre éminemment psychanalytique, l’épouvante-horreur offre à voir les dessous d’une civilisation en apparence fonctionnelle et raffinée. Vingt ans après Le Surréalisme au cinéma d’Ado Kyrou (qui utilise la scène du rasoir d’Un chien andalou comme image de couverture, à l’instar de cette réédition), Amos Vogel revient sur le lien entre le Surréalisme et l’horreur, porteurs d’une même subversion contre les normes établies, sur la base de l’irrégularité, de la confusion et du rejet de la logique rationaliste : « La laideur, le grotesque, la brutalité, l’absurde constituent les vérités d’une société sur son déclin. Ceux qui dépeignent ces vérités sont les artistes "engagés" de notre époque » (p.25). En évaluant la laideur et la violence comme des constituantes de la subversion, Vogel en vient logiquement à évoquer Orange Mécanique de Stanley Kubrick (1971), Frenzy d’Alfred Hitchcock (1972) ou Belle de jour (1967) de Luis Buñuel, par ailleurs réalisateur phare lorsque l’on traite de la transgression.

La réflexion sur la violence et l’érotisme – et au-delà sur l’interaction entre les deux – est particulièrement intéressante puisqu’elle établit les corrélations entre l’émergence des « néo-expressionnistes » ou « néo-Surréalistes » et le désenchantement du monde propre aux années 60-70. Les artistes engagés ou « rebelles » ont tous en commun de vouloir dynamiter les codes traditionnels du cinéma pour mieux arracher le spectateur à son confort de vision. En cela, le zoom – qui se généralise dans les années 70 – peut devenir pour certains une technique efficace pour provoquer une émotion singulière chez le spectateur, lorsqu’il est judicieusement employé pour autonomiser un objet anodin par exemple (encore une fois, un cas pareil se retrouve très largement dans le cinéma d’horreur ou fantastique). Pour Vogel, l’érotisme qui refait surface dans le cinéma des années 60-70 après plusieurs décennies de mise au ban est significatif d’une nouvelle génération hédoniste en lutte contre le patriarcat et les valeurs morales traditionnelles. Sont ainsi évoqués des films bien distincts comme Barbarella de Roger Vadim (1968) pour son érotisme ostentatoire ou Le genou de Claire d’Éric Rohmer (1970) pour son érotisme dissimulé. Enfin, c’est par l’humour que s’opère sans doute l’ultime subversion, puisque le rire se joue fréquemment des tabous et fait prendre conscience de la condition tragique de l’homme : Mack Sennett, les Marx Brothers, Buster Keaton et autres Charlie Chaplin en attestent de la plus belle des manières.

Peu importe le genre et les écoles finalement, un film peut être considéré comme subversif à partir du moment où ses images sont porteuses d’un conflit qui évacue de fait tout consensus discursif. Cette réédition a le mérite de rendre accessible un ouvrage fondamental tant par la rigueur de son analyse, par le corpus éclectique et gargantuesque choisi par le cinéphile Vogel, et bien sûr par son angle d’analyse qui convoque la psychanalyse, l’histoire et la sociologie pour décoder les films. Il convient de saluer, en outre, le travail remarquable de Capricci quant à la mise en page, notamment en ce qui concerne la riche iconographie qui accompagne le texte