Auteur d’une œuvre immense, John Irving compte parmi les auteurs américains les plus connus – et reconnus – de son temps. Avec Avenue des mystères, il livre un roman dans la lignée de ses œuvres précédentes : dense, original, foisonnant. Mais à trop vouloir faire voyager son lecteur dans le temps et dans l’espace, il prend le risque de le perdre… définitivement.
Depuis Le Monde selon Garp, publié en 1978, qui lui valut une renommée internationale, le romancier a construit, au fil de ses titres, un univers singulier dans lequel ses personnages évoluent au gré de son imagination débordante, tout en se confrontant à la réalité du monde dans ce qu’il peut avoir de plus violent. On retrouve chez Irving des thématiques récurrentes qui traversent les récits comme autant de fils rouges. Ainsi la famille, par exemple, occupe-t-elle une place centrale dans son univers romanesque : dans Je te retrouverai, elle prend forme à travers l’absence d’un père sur les traces desquels Jack et sa mère se perdent dans une quête effrénée au gré des ports d’Europe ; dans L’œuvre de Dieu, la part du Diable, elle est questionnée par le personnage du docteur Larch, fondateur d’un orphelinat dans lequel il exerce aussi bien des accouchements que des avortements. De la même façon, des sujets comme la maladie, la sexualité, l’écriture, la religion ou la mort, se voient déclinés dans chaque récit par le biais de personnages qui incarnent, tour à tour, ce que l’on devine être des sujets de réflexion – ou d'obsessions ? – centraux chez le romancier.
Voyage(s)
Avenue des mystères, en cela, ne déroge pas à la règle : on retrouve dans le personnage de Juan Diego Ferrero l’ensemble des thèmes chers à Irving. Écrivain célèbre et professeur d’université en fin de carrière, celui-ci décide, sur les conseils d’un de ses anciens élèves fervent défenseur du Pape, de partir visiter les Philippines pour honorer une promesse faite à un de ses amis quarante ans auparavant. Ce voyage physique en ouvre un autre, intime et personnel, celui-ci, dans les méandres de son passé : le vieil homme ne cesse de se remémorer son adolescence mexicaine à travers des rêves récurrents qui jalonnent le récit comme autant de flahsbacks.
Dès le début du roman, le lecteur se voit embarqué dans un récit à la temporalité double : le romancier claudiquant laisse place au niňo della basura (« l’enfant de la décharge », littéralement) qu’il était lorsqu’il vivait au pied d’une gigantesque décharge publique de la ville de Oaxaca avec sa sœur Lupe, jeune fille dotée d’un don d’extralucidité et parlant une langue que seul Juan Diego peut comprendre. Logés et protégés par El Jefe, le patron de la décharge, les deux enfants passent leurs journées à trier les déchets, accompagnés de leur chien Blanc Sale. C’est au cours de l’une de ces après-midi passées à son travail de « charognard » que Diego est victime d’un malencontreux accident : le pick-up de son père adoptif, lui brisant le pied, le condamne à devenir infirme pour le restant de sa vie.
De la lecture à l’écriture
De cette enfance miséreuse, Diego gardera une autre particularité, et non des moindres : son goût pour la lecture, à laquelle il s’est formé tout seul, au gré des livres trouvés parmi les détritus. C’est de cette passion singulière que naîtra la rencontre avec frère Pepe, fondateur de l’orphelinat des « Enfants perdus » venu un jour apporter à cet enfant prodige quelques volumes pour nourrir sa passion pour les mots. Grâce à lui, les adolescents font la connaissance d’Eduardo, jeune missionnaire tout juste débarqué de l’Iowa, qu’ils surnommeront « l’homme perroquet » en hommage à son goût prononcé pour les chemises à imprimés. Mais lorsque les yeux du jeune jésuite se posent sur Flor, travesti noir à la beauté déroutante, l’amour a raison de son sacerdoce : c’est cet improbable couple qui scellera le destin de Juan Diego, à travers un périple qui le mènera de l’orphelinat des Niňos Perdidos au « Cirque des merveilles », puis à une Amérique ravagée par le sida.
Si le récit d’Avenue des Mystères se concentre sur l’adolescence de Juan Diego, creusant une ellipse de près de quarante ans entre les deux temps de la narration, on devine combien la passion du garçon pour les livres a influencé le destin de l’homme devenu auteur de best sellers : difficile de ne pas voir ici la tentation – chère à Irving – de se peindre en creux à travers ses personnages. Ainsi, alors qu’il attend son avion à l’aéroport de New York, Juan Diego est abordé par Myriam et Dorothy, mère et fille tout aussi séduisantes que troublantes, qui reconnaissent en lui le romancier célèbre qu’elles adulent. Les deux femmes décident de suivre Juan Diego dans son périple philippin, apparaissant et se volatilisant comme par magie au gré de ses escales successives, et faisant de lui la victime de leur appétit sexuel inépuisable auquel il essaie de répondre grâce à un subtil dosage de Viagra et de bétabloquants que l’oblige à prendre quotidiennement son cœur fragile.
Confusion partagée
Outre la lourde insistance autour de cette obsession médicamenteuse – il est question de « bétabloquant » toutes les deux pages, ce qui tend à créer une certaine forme d’exaspération à la lecture de cette répétition peu mélodieuse –, la prise régulière de ces cachets a pour effet de troubler les rêves de Juan Diego. Par effet de mimesis, c’est le récit lui-même qui s’en trouve altéré, créant une grande confusion entre les rêves du narrateur – son passé, donc – et la « réalité », c’est-à-dire le temps présent de la narration. Difficile, donc, de ne pas se perdre entre les époques et les lieux évoqués, auxquels s’ajoutent des dialogues mouvementés : c’est le cas notamment lorsque Lupe s’exprime, puisqu’elle est capable de lire dans les pensées de ses interlocuteurs mais ne peut les exprimer que par l’intermédiaire de son frère, seul interprète de son étrange langage. Cette difficulté à communiquer se traduit par des dialogues sous forme de discours indirect (« Qu’est-ce qu’elle dit ? » « Elle dit que… »), qui interrompent de manière peu élégante une narration déjà très fragmentaire.
Tous ces éléments concourent à donner au lecteur le sentiment d’être balloté au bon gré du romancier, qui semble prendre un malin plaisir à brouiller les pistes en entretenant une confusion quasi-kafkienne. Si John Irving nous avait habitués à la profusion – de lieux, de personnages, de situations – dans ses romans précédents, on a ici l’impression d’une surinterprétation de son rôle de romancier, comme s’il cherchait constamment à s’immiscer entre les lignes par le biais d’un narrateur démiurge désireux de montrer sa mainmise sur le cours du récit. Entre la chronologie morcelée et les pensées flottantes du protagoniste, le lecteur est prisonnier d’un récit qui l’oblige à de fréquents retours en arrière pour retrouver le fil d’un récit sans cesse bousculé.
Un roman merveilleux peu convaincant
Malgré cette confusion latente propre à la structure du récit, on retrouve dans Avenue des mystères le style précis et ciselé de John Irving : les descriptions courtes et efficaces épousent le rythme soutenu de la narration, saisissant les contours du monde qu’elles racontent avec une acuité d’où est absente toute forme de pathos. Ce réalisme à l’américaine se voit néanmoins contrebalancé par l’irruption de certaines invraisemblances au cœur du récit, et c’est là l’autre réserve majeure que l’on peut émettre à la lecture de ce roman. Comme l’annonce le titre, John Irving y déploie un univers volontairement « mystérieux », fait de miracles ou d’étrangetés qui plongent le récit dans une atmosphère qui frôle parfois le merveilleux. Ainsi Myriam et Dorothy n’apparaissent-elles pas sur une photo pour laquelle elles ont pourtant posé ; Lupe est-elle capable de lire dans les pensées de ses interlocuteurs, et, parfois même d’en prévenir l’avenir ; et les fantômes de la guerre de Vietnam hantent-ils les chambres d’hôtel des Philippines. Peu convaincants, ces intermèdes sont laissés en suspens par un narrateur qui ne prend pas la peine de les expliquer, mais n’a pas non plus le courage de les assumer : ils jalonnent le récit comme autant de questions posées et laissées sans réponses, faisant résonner en creux le reproche que l’on serait tenté d’adresser au romancier au fil de ces 515 pages : son manque de générosité
Avenue des Mystères
John Irving
Traduction Olivier Grenot
Seuil, 2016
528 pages, 22 euros