Constituée par les conflits qui la traversent, la «pensée vivante» est d’abord une boîte à outils de résistance «made in Italy».

Peut-on légitimement parler d’Italian Theory, ou ne s’agit-il que d’un logo philosophique qui permet opportunément de rassembler divers penseurs n’ayant guère en commun que leur provenance géographique ? Si au contraire il s’agit d’un horizon dans lequel s’inscrit la philosophie italienne, quelles sont les manières, les méthodes et les thèmes qui justifient de les rassembler en une « théorie » commune ? C’est d’abord à ces deux inévitables questions préalables qu’entendent fournir des éléments de réponse les contributions réunies par Dario Gentili et Elettra Stimilli dans Differenze italiane. Non pas pour « renfermer la pensée italienne dans les limites pacifiées et partagées d’une théorie »   , mais tout en laissant ces questions ouvertes, pour tracer une « carte d’orientation » à travers les méandres de la pensée italienne contemporaine, parfois qualifiée d’Italian Theory. Cette expression, née des hasards de la réception et de la perception de la pensée italienne hors d’Italie – des Etats-Unis à l’Amérique Latine, du Japon à l’Australie – désigne un phénomène désormais assez bien délimité, qui réunit des paradigmes philosophico-politiques divers, de l’opéraïsme  à la biopolitique, en passant par l’héritage gramscien et la « pensée faible ».

Une proximité distante (ou une distance proche) de l’Italian Theory : c’est ce qui émerge de la plupart des contributions rassemblées dans ce volume. Cependant, l’un de ses grands mérites est de laisser ouvert l’espace de réflexion, sans prétendre la clore d’un point de vue théorique. A cet égard, la meilleure approche pour en affronter la question est sans doute celle que suggère Baldissone, qui dans son article déplace la question de savoir « ce qu’est l’Italian Theory » à celle de savoir « ce que nous pouvons faire » d’une telle notion   . L’impression que laisse la lecture de ce riche volume est en effet celle d’un vaste récipient, dans lequel auraient été jetés des thèmes, des approches et des points de vue hétéroclites. De fait, si les différentes contributions sont réparties en trois sections qui tentent d’y mette un peu d’ordre (Italian Theory ? – Catégories – Usages), l’ensemble rassemble des interventions largement hétérogènes, dont certaines sont reprises de deux colloques importants s’étant tenus en 2014, à Paris   puis à Naples   .

Dans ces pages polyphoniques, la pensée de l’Italian Theory est restituée aussi bien dans son sens « objectif » que dans son sens « subjectif » : on y trouve à la fois des interventions d’auteurs comme Toni Negri ou Roberto Esposito, dont les œuvres constituent le noyau constitutif de cette théorie, et des contributions qui retracent et repensent la « différence italienne », alors érigée en objet de réflexion. Au sujet de ce prétendu « champ de tensions » entre divers espaces de l’analyse philosophique italienne se pose pourtant une question de départ : s’agit-il de la cristallisation du  caractère « performatif » dont parle Esposito au sujet de la pensée italienne, au sens où « plutôt que par suite de théorisations préliminaires, c’est comme si elle-même se constituait par le fait même de se faire »   ? Ou n’a-t-on pas plutôt affaire à un exercice historiographique hasardeux qui reviendrait à vouloir juger trop tôt de l’influence (d’une partie) de la philosophie italienne contemporaine ?

En une région frontalière de l’Italie

De fait, parler d’Italian Theory n’est pas une opération neutre, dans la mesure où soutenir que la tension entre la catégorie de « vie » avec celles de « politique » et d’ « histoire » soit la trame de la pensée italienne, cela revient à prétendre construire un canon officiel inévitablement exclusif d’autres paradigmes. A cet égard, il est remarquable qu’aucun des articles réunis dans ce volume ne porte sur la tradition humaniste et rhétorique italienne. Toute interprétation présuppose un choix, mais ce qui reste à la marge de ce canon révèle peut-être le caractère arbitraire d’une opération théorique forgée sur le modèle de la pensée d’Esposito. Celui-ci rappelle ainsi qu’une des particularités de la culture philosophique italienne est d’avoir exclu l’analyse du langage, l’herméneutique et la sémiotique ; or une telle perspective est franchement contestable – il suffit de penser, en plus de Vico lui-même, à Leopardi, Vattimo, Eco, Vitiello, Sini et Cavarero. A ce sujet, on s’explique aussi difficilement l’exclusion de ce volume de la grande tradition féministe italienne – qui n’apparaît qu’au détour d’une brève allusion dans la contribution de Righi : dans un volume dont le titre semble se réclamer de la pensée même de la différence, cette exclusion est d’autant moins explicable que cette tradition est à la fois centrale dans l’histoire philosophico-politique de l’Italie et qu’elle jouit d’un prestige incontestable au-delà de ses frontières. Ainsi ce n’est pas par hasard si Toni Negri a en plusieurs occasion définit la « différence italienne » en relation avec trois figures : Gramsci, Tronti et Muraro. Ceux-ci seraient les seuls philosophes italiens à avoir conduit un véritable renouvellement de l’ontologie italienne dans le siècle passé   .

Un autre point problématique de l’Italian Theory est la question – soulignée par Judith Revel – d’une appartenance nationale, qui en plus d’être dangereuse n’est rien moins qu’évidente : « sommes-nous certains que, lorsque les travaux de Roberto Esposito sont lus à l’étranger, ou lorsque Toni Negri écrit Le pouvoir constituant depuis son exil français, ces textes sont immédiatement identifiés comme italiens ? Ou, pour le dire autrement : à quel point Jean-Luc Nancy est-il français, et à quel point Giorgio Agamben est-il italien ? »   En la matière, on doit reconnaître une dette immense envers la philosophie allemande et la French Theory – sur le modèle de laquelle a été calqué « non sans ironie »   l’appellation d’Italian Theory. En particulier, Chignola retrace une intéressante généalogie de la pensée italienne à travers sa confrontation avec « quatre machines de pensée »   : Foucault, Deleuze-Guattari, Baudrillard et Lyotard, en reconnaissant cependant une particularité toute italienne dans « l’effort de penser à travers ces procédures une nouvelle théorie du sujet »   .  

 

Le conflit, du fondement à l’oubli

Le volume s’ouvre avec une intervention de Roberto Esposito, à la fois auteur de référence de l’Italian Theory et l’un des penseurs qui soutient et défend le plus la légitimité de cette notion. Il y retrace la dislocation historique qui a caractérisé, dans le siècle passé, la German Philosophy, la French Theory et l’Italian Thought. Le déplacement de la pensée européenne en-dehors de ses frontières aurait eu, selon lui, le mérite de produire un contrecoup nécessaire à son renouvellement. Le « pathos de la distance », dû à la torsion vers l’extérieur   de la philosophie, aurait mis en évidence ses caractéristiques principales : celles d’ « une pensée de la vie dans sa tension avec la politique et l’histoire »   . En plus d’être une philosophie de la résistance, de l’affirmation  et de l’immanence qui se relie à Spinoza, à Nietzsche, à Foucault et à Deleuze, l’Italian Thought – à travers ses catégories de commun, de puissance et de conflit – répondrait parfaitement aux questions pressantes de l’esprit de notre temps.

Une contribution de Toni Negri met quant à elle l’accent sur le conflit politique, considéré comme le sillon dans lequel s’est disposé « cet enchevêtrement de perspectives théoriques, de projets philosophiques, d’initiatives et de nouvelles pratiques politiques, qui est apparu et s’est développé entre les années 60 et la fin du siècle »   . Cependant sa position vis-à-vis de l’hypothèse d’une Italian Theory est franchement sceptique, au point de la définir comme une « figure historiographique fragile »   et même dangereuse, car s’éloignant de l’histoire et de la capacité concrète d’élaborer des stratégies de résistance. Il ne faut pas s’étonner qu’ici encore, Toni Negri prenne ses distances avec la pensée d’Agamben qui, en plus de réfuter la subjectivation comme « matérialité, institution, historicité »   , envisagerait la biopolitique comme « une nudité qui serait parole, se substituant à un vide de temps et d’histoire ».  Agamben joue d’ailleurs un rôle particulier dans ce qu’on appelle l’Italian Difference, et on peut affirmer sans l’ombre d’un doute que malgré lui, il entre dans le canon sur un mode passif, au sens où, bien qu’il en rejette l’étiquette, on ne peut parler d’Italian Theory sans l’y inclure.

Dans un des articles les plus lucides du volume, Judith Revel soutient que la biopolitique italienne, aussi bien dans la version d’Agamben que dans celle d’Esposito – qui la définit comme le « déploiement pacificateur d’une communauté de longue durée »   – aurait vidé la vie elle-même, désormais devenue un signifiant vide, épuré de la concrétude des rapports sociaux, politiques et historiques, que s’étaient donné pour tâche non seulement Foucault, mais aussi l’opéraïsme. A propos d’Agamben, elle parle ainsi de la « violence d’un geste théorique »   qui se réclame de l’analyse philologique pour s’éloigner de manière définitive les pratiques politiques concrètes de subjectivation, celles-là même que Foucault expérimentait pourtant comme un « terrain de résistance »  

Des instruments de « résistance »

La seconde partie du volume examine les catégories de l’Italian Theory : de la biopolitique au vivant, de la crise  à l’immanence, du dispositif au propre. Dans une contribution importante, Vittoria Borso revisite la notion de l’ « impersonnel » à travers le filtre de la pensée d’Esposito, de sorte qu’elle en vienne à exprimer une soustraction et une différenciation radicales, qui permettent d’échapper à l’« appropriation de l’ecceité » et d’aboutir à une « immanence ontologique »  

Le dispositif de la « crise » est brillamment analysé par Dario Gentili qui, en dégageant le passage d’un usage antagoniste à un usage gouvernemental, développe la distinction entre « économie » et « politique », selon qu’on entende celle-ci comme tournée vers la fin de toutes choses (eschaton) ou comme tournée vers l’administration du présent (katechon). A partir des différentes interprétations de la Seconde Lettre aux Thessaloniciens de Paul proposées par Tronti, Cacciari et Agamben, Dario Gentili distingue la théologie politique (comme « gouvernement de la crise ») de la biopolitique (laquelle s’occupe à l’inverse de la « crise comme gouvernement des vies »   ). 

Dans une intervention dense et bien argumentée, Roberto Ciccarelli rend compte de la logique, de l’histoire et de la politique du concept d’« immanence », tel qu’il s’articule dans la pensée italienne. Ciccareli considère que les traits décisifs de cette pensée seraient – comme l’a aussi soutenu ailleurs Esposito – à la fois l’idée de résistance, et une « déterritorialisation » permettant d’« envisager le conflit au-delà des limites de l’Etat national »   . Dans un tel contexte, l’absence d’une critique sérieuse du concept de répression et la réduction de l’immanence à l’antinomie ne permettrait pas d’en saisir à fond la véritable nature, laquelle consisterait – en reprenant Spinoza dans la lecture qu’en donne Deleuze – en la « création de mondes en commun dans les relations entre le soi et l’autre, et en elles, avec l’espace, l’histoire, le cosmos et le vivant »   .

La troisième et dernière section du volume est la plus hybride, mais aussi la plus expérimentale, puisque la recherche des fruits que peuvent porter les usages de la différence italienne s’étend jusqu’à traiter d’architecture, de littérature, de médecine, et même – avec une touche d’excentricité vis-à-vis du thème de départ – de l’incorporation de la vérité de la part des cyniques, à partir de l’analyse de Foucault dans Le courage de la vérité. On remarque notamment l’essai d’Alloa qui, à partir d’un faisceau de métaphores suggéré par la crise financière, et de la manière par laquelle Agamben repense l’économie en l’ancrant dans la tradition théologique occidentale, propose une réflexion originale sur le lien  entre l’économie et l’ontologie de l’image, dans le but de dessiner une nouvelle « généalogie du régime managérial »  

Lucci et Macho offrent une reconstruction fascinante de la figure aux talents multiples de Paolo Mantegazza, médecin et anthropologue qui vécut au tournant du XIXe et du XXe siècle, et qui demeure injustement exclu des rangs des penseurs italiens. L’œuvre de cette épicurien moderne anticipe d’une façon surprenante les nœuds théoriques et les pratiques gouvernementales de la biopolitique contemporaine. Ce travail généalogique semble suggérer qu’une fouille historico-philosophique consciencieuse soit essentielle à l’Italian Theory, afin de pouvoir réhabiliter et inclure dans son canon des auteurs peu connus, mais qui ont joué un rôle important dans les croisements de champs intellectuels divers propres aux études culturelles.   

Cette dernière partie défend ainsi une hybridation précieuse, à laquelle une pensée « sur » ou « de » la vie ne peut renoncer, si elle ne souhaite courir le risque de rester une abstraction vide. Qu’est-ce alors que cette « torsion vers l’extérieur » de la philosophie, sinon ce « dehors » dont parle Esposito ? Est-ce la contamination à laquelle fait appel Mezzadra ? Ou la pratique trompeuse que décrit Assennato ? Oser et prendre au sérieux une torsion vers le dehors aussi radicale sans abdiquer sa capacité critique, telle est peut-être la clef par laquelle la philosophie, hors d’elle-même, puisse continuer à dire quelque-chose sur le monde.

 

* Traduction P.-H. Ortiz. La version originale de ce texte a été publiée dans Filosofia italiana, avril 2015.

 

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