Le Festival d'automne et le théâtre de la Cité internationale donnent Rencontre avec un homme hideux, d'après une nouvelle de l'écrivain américain David Foster Wallace, jusqu'au 18 octobre 2016. Un seul en scène interprété par Rodolphe Congé, qui dit la violence, la faiblesse et la détresse tragiques de la virilité.


Un homme entre seul sur la scène, s'assied face à nous et nous fixe avant de prendre la parole. Nous apprendrons que cet homme n'a jamais aimé, jusqu'au jour où il a rencontré une femme qui est parvenue à le captiver. Tout le long de ce seul en scène, Rodolphe Congé nous raconte deux histoires : celle de sa rencontre avec cette jeune femme, et le récit qu'elle lui a fait d'un viol qu'elle a subi.

Autopsie d'un viol

Le personnage qui nous parle est un homme intelligent, froid et cynique. Rodolphe Congé parvient à nous le faire ressentir, au-delà de son discours, par les mimiques des mains et de la bouche qu'il déploie. Il commence par nous confier qu'il a toujours considéré les femmes comme des objets sexuels, y compris cette jeune femme qu'il a repérée à un festival de musique. « Mon corps la désirait » est le premier et unique appel qui l'avait conduit à lui adresser la parole dans le but de « se la lever ». Il repère bien son caractère et la catalogue non sans humour comme « Gerblivore » (d’après les céréales Gerblé, ce nom venant caractériser un type baba bio adepte des spiritualités orientales). Finalement, ils font l'amour, et la jeune fille se met à parler.

Étrangement, ce viol qu'elle raconte ne s'est pas déroulé comme on s'y attendait, car la jeune femme est arrivée par un effort d'empathie à ressentir de l'amour pour son agresseur. C'était sa seule chance de salut. Cet homme qu'elle considère comme malade suscite sa pitié. Immédiatement, ce sentiment lui dicte de faire envers lui un geste tendre de la main qui ne reste pas sans effet : le violeur prend conscience qu'il est en train de faire l'amour à une femme et non de jouir d'un objet, ce qui le fait fondre en pleurs. Elle sauve ainsi le rapport sexuel et son agresseur de leur morbidité, et échappe à l'assassinat.

C’est cette conversion des sentiments du monstrueux vers l'humain qui retient l’attention de notre narrateur, au point que malgré sa différence radicale de caractère avec cette jeune femme, il en est dévoré d'admiration, et donc d'amour. Il prend alors une conscience déchirante que jusqu'ici il n'avait jamais pu aimer.

La beauté d'un homme laid

Après avoir terminé son récit, Rodolphe Congé quitte la scène en invectivant violemment son interlocuteur féminin, qui n’est pas représenté, mais dont l’identité supposée laisse incertain ce qui arrivera par la suite (et qu'on ne connaîtra pas). Si c'est une psychologue, on peut se demander s'il est parvenu à la fin de sa thérapie en ayant trouvé enfin un objet d'amour. Si c'est une juge, on pourrait supposer qu'il partage avec le violeur de sa partenaire le goût du sang et que par désir il l'aurait tuée. En tous cas, le spectateur s'identifie par le dispositif scénique à cette interlocutrice invisible : l'histoire racontée par l'acteur s'adresse en fait à nous et à tous les autres.

Ce seul en scène met en lumière une psychologie amoureuse qui sort des normes idéales admises par la société. En choisissant d’interpréter un homme lui-même malade, Rodolphe Congé prend le parti de montrer sur la scène la beauté d'un homme qu’on trouverait laid si on n’essayait pas de le comprendre. Et ce choix d'analyser et de comprendre le type du pervers s’opère à trois niveaux.

D’une part, en tant que spectateur, nous venons écouter et comprendre un homme pour qui la femme est un objet. En fin de compte, on ressent de la pitié pour lui, mais aussi une sorte d’admiration, car il dégage une certaine vérité. D’autre part, nous pénétrons dans la psychologie du violeur et de la victime d’une manière compréhensive, dirigée par l’empathie et non par le dégoût ou la peur. Et ainsi nous sommes amenés à entrevoir là aussi la beauté de ces deux personnages.

La tragédie de l'homme

En fin de compte, c’est le masculin en général qui est le sujet de cette adaptation : l’homme. L'homme en tant qu’il porte en lui cette part irréductible de monstruosité qui peut prendre toutes les formes à des degrés variés, depuis le macho coureur de jupon et vain, relativement inoffensif, jusqu'au violeur et tueur en série. Ainsi sommes-nous tous concernés par cette dualité du monstrueux et du beau, qui fait de l’homme un être sublime, un héros de tragédie.

Le théâtre, qui crée une proximité immédiate entre l’acteur et le spectateur, est bien le lieu de l’empathie. L’acteur et moi nous sommes au même endroit et au même moment l’un en face de l’autre. Y a-t-il meilleure façon de communiquer ses émotions ? L’acteur nous offre les siennes. Toute sa personne et son personnage reçoivent alors notre gratitude. Ainsi, l'adaptation théâtrale de cette nouvelle de David Foster Wallace prend tout son sens, car l’empathie du spectateur pour le comédien rejaillit sur son personnage, et sur ceux qu’il évoque dans sa narration. Ici, Rodolphe Congé a réussi à exploiter parfaitement cette possibilité du théâtre. Celle qui permet une profonde compréhension de l’autre, et invite à à éprouver, sinon du respect, du moins une certaine admiration à l'égard de la monstruosité elle-même.

  

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