Le « politique », au programme des Sixièmes Rencontres philosophiques de Langres, est une notion aussi commune qu'insaisissable. Dans sa communication inaugurale, Paul Mathias est revenu à Machiavel et à Francis Bacon, mais aussi à l'expérience quotidienne et à celle des plus antiques conseillers, pour tirer toutes les conséquences de cette fugacité : et si la seule stabilité pensable du politique était justement son perpétuel devenir ? Compte-rendu, analyse et interprétation de cette conférence d'ouverture par Maryse Emel.


(G.: Nicolas Machiavel. D. : Francis Bacon)


Les Sixièmes Rencontres philosophiques de Langres ont été ouvertes ce jeudi 6 octobre 2016. Elles sont consacrées cette année au « politique ». Rien à voir avec « la » politique si ouverte à « la cuisine gouvernementale » (Jacques  Rancières   ). Pourtant, si on voit bien ce que « le » politique n’est pas, on sait moins ce que recouvre ce terme surchargé sémantiquement qu'on emploie sans vraiment parvenir à le définir. Il n'y a là rien de particulièrement nouveau, la tache du philosophe étant d'en construire le concept ou un certain « air de famille » (Wittgenstein). Ce fut toute l'opportunité du Préambule de Paul Mathias, de mettre en question la difficulté à dire ce qu’est le politique, logé dans le secret – dans les soutes du navire, comme la figure du soutier dans L'Amérique de Kafka.

En ouverture de son intervention inaugurale, Paul Mathias a choisi la voie déroutante d’un récit personnel, celui d’un sentiment personnel d'injustice à l'égard de la déconsidération de la fonction et de la personne du politique. Une telle mise en avant de la subjectivité est-elle soluble dans le sérieux de la philosophie ? C’est en tout cas d’emblée placer le politique sous le signe du vécu, selon un angle qui rappelle Machiavel : « Le vulgaire, écrit le Florentin, est toujours séduit par l’apparence et par l’événement : et le vulgaire ne fait-il pas le monde ? Le petit nombre n’est écouté que lorsque le plus grand ne sait quel parti prendre ni sur quoi asseoir son jugement. »   . Il y a un poids de l'opinion, du grand nombre, qui commande en apparence les affaires de l'Etat, tout en étant séduit par ce qui sort de l'ordinaire. Et Machiavel de dire encore : « car les hommes, en général, jugent plus par leurs yeux que par leurs mains, tous étant à portée de voir, et peu de toucher. Tout le monde voit ce que vous paraissez ; peu connaissent à fond ce que vous êtes, et ce petit nombre n’osera point s’élever contre l’opinion de la majorité, soutenue encore par la majesté du pouvoir souverain ». Dans l’espace du politique, Paul Mathias rappelle que les choix du Prince ne peuvent négliger cette opinion commune : le politique n'est pas le lieu du savoir, mais celui de l'opinion. Le récit subjectif des impressions personnelles se présente alors comme une manière de s'adresser tout à la fois à l'opinion, au Prince, et aux Conseillers-philosophes.

Les plaisirs du Prince

On ne cesse d'entendre, dit Paul Mathias, que les politiques abusent d'un pouvoir dont ils tireraient d'abord une certaine jouissance. Plaisir personnel qui n'a que faire d'un quelconque intérêt commun.   On leur reproche tout à la fois leur incompétence – ils seraient arrivés à ce poste par un réseau d'influences relevant d'une forme de népotisme – et leur confiscation technicienne du pouvoir, donc une prétention outrancière à la compétence, fondée par leur formation dans les Grandes Ecoles qui reproduisent à l’identique les élites qui dominent le politique. L’image des gouvernants serait ainsi structurée par un véritable paradoxe, voire une contradiction insensée : il y a une incompétence de leurs compétences. On leur reproche d'aimer trop le pouvoir, de se perdre dans la corruption et leurs intérêts propres, de s'entourer de courtisans.

Cette mise en accusation passionnée et morale conduit Paul Mathias à mettre au clair la fonction du « Prince » et à le qualifier, de façon quelque peu surprenante, d'homme du commun. Si on tire toutes les conséquences de cette suggestion de Paul Mathias, l’actuel Président – le « Président normal » – pourrait bien incarner la figure exemplaire du prince : l'homme normal, c'est l'homme de la norme, l'homme des incertitudes livré à l'imprévisible. Est-ce cet imprévisible que François Hollande jouait sur son scooter ? Est-ce la mascarade du pouvoir mise en scène avec une actrice de cinéma ? Une chose est sûre : le « Prince » jouait là un rôle burlesque, qui côtoie le tragique : le tragique est l'ombre du fou du roi. Aux yeux de Merleau-Ponty, l’alliance des deux registres est constitutive du politique : personnage comique, le politique l’est parce qu’il « n'est jamais aux yeux d'autrui ce qu'il est à ses propres yeux, non seulement parce que les autres le jugent témérairement, mais encore parce qu'ils ne sont pas lui, et que ce qui est en lui erreur ou négligence peut être pour eux mal absolu, servitude ou mort. » Or les mêmes raisons en font un personnage tragique, puisque « Gouverner, comme on dit, c'est prévoir, et le politique ne peut s'excuser sur l'imprévu. Or, il y a de l'imprévisible. Voilà la tragédie. » (Humanisme et Terreur)

On peut placer plusieurs mouvements au principe du politique : les abus, ou le devoir-être. Mais ce sur quoi insiste Paul Mathias, c’est sur son être constamment en devenir – plus précisément sa mo-bilité, qui rend caduque toute approche métaphysique ou ontologique des formes du politique.  Tout l'enjeu est de mettre à jour ce qui séduit l'opinion, cette opinion qui contribue à former le politique. Pour cela il se tourne vers le Prince.


Le politique est créateur d'images

L'image médiatique est souvent accusée de manipuler le réel. Une affirmation bien trop vite concé-dée. L'intervention de Paul Mathias, en jouant avec les images, les métaphores dans le discours, ou les propos-mêmes de Merleau-Ponty parlant du politique comme d'un « grand fantôme », inscrivent le politique dans un jeu créateur d'images. Tout le paradoxe, comme l'écrira Merleau-Ponty dans sa Note sur Machiavel   , c'est que le Prince ne semble pas  voir l'image qu'il produit au yeux des autres. Le politique est lieu de l'apparence, mais pas au sens moral. Le Prince est d'abord celui qui décide, souvent dans un temps bref. Le politique, c'est  l'urgence et l'action. Ce constat appelle avec lui toute la distinction opérée par Aristote entre la praxis (pratique, action) et la theoria (le savoir). Le Prince, c'est l'homme de la décision. Technicien du savoir-faire, de l'adaptation de la décision à la règle, il ne se trouve pas dans sa tour d'ivoire. Il s'expose, ou plutôt il expose son image. Ne serait-il pas, d'ailleurs, qu'image aux yeux de l'opinion? La contingence est son monde, comme à nous tous. Tout n'est pas prévisible, aussi il faut faire des choix. Or le choix véritablement politique, c'est celui qui s'affronte à la matière informe qui relève de l'opinion. Cette matière, ce sont des hommes et des femmes qu'il faut faire vivre ensemble, alors qu'ils ne se supportent pas.

Qui, dès lors, peut contribuer à ce travail de transformation d'un ensemble d'individus en quête de leur intérêt particulier ? Le Conseiller, par son travail érudit, sa connaissance panoptique, intervient ici comme tiers. Il va introduire la possibilité du jugement. Et c'est sous cet angle qu'on peut aussi entendre la conférence de Paul Mathias, qui fait appel aux compétences des Conseillers réunis à Langres au titre de la « réflexion ».

Citant Bacon, philosophe de l'empirisme, Paul Mathias rappelle que les gouvernants ne devront pas se priver de l’avis de conseillers instruits, pourvu que ceux-ci ne soient pas trop éloignés des réalités de ce monde. Les hommes politiques ont besoin des hommes de science, car rien n’est pire qu’une approche purement empirique, en médecine comme dans les affaires publiques: «Si les Etats sont dirigés par des hommes d’Etat empiriques, sans alliance avec des hommes instruits, cela ne peut que conduire à des conséquences redoutables» écrivait Bacon dans Du Progrès.

De tout ce qui précède, se dégage l'idée que pour gouverner, mieux vaut s’en remettre à la science et à la technique qu’aux modèles fournis par la morale, l’imagination ou l’utopie, car le discours métaphorique autour du pouvoir dissimulerait une réelle rationalité technicienne, la recherche de l'efficacité. Position machiavélienne s'il en est, qui retire au politique toute idéalisation..

De fait, le Prince joue avec les symboles et les images, ce qui contribue à troubler la définition du politique qu'il gouverne. Cela permet de comprendre la profusion de symboles et de métaphores dans l'intervention de Paul Mathias. On ne peut pas parler directement du politique, car sa caractéristique est de jouer avec le secret et de se tenir à distance. Tenant la barre à la manière du pilote cher à Platon et à Epictète, le Prince affronte vents et marées. Homme d'action, il ne peut rien seul. Les écueils sont multiples. On peut collectionner les images, pour dire la difficulté à le ressaisir dans une mobilité qui voit glisser toute tentative de le cerner. Le politique suppose un certain camouflage, refusant de se dévoiler dans le discours de la parole vraie. On qualifie le discours du Prince de mensonger, on le dit entouré de courtisans : il a certes une cour dont il s'entoure, montrant ainsi une jouissance feinte du pouvoir. Mais pour Paul Mathias, la réalité et l'effectivité du politique, c'est la soute, la galère, la cale où se démène le soutier par lequel le bateau avance tant qu'il y demeure.

Choisir son conseiller et ménager ceux qui savent

Machiavel indique qu'il faut pour le Prince « choisir  dans son Etat des hommes sages, et ne leur donner qu’à eux la liberté de lui dire la vérité, et sur les choses seules sur lesquelles il interroge et non pas sur d’autres. […] Il doit être quant à lui un grand questionneur, et […] un auditeur patient de la vérité. » Si le prince est celui à qui il revient d'écouter le conseiller à qui il revient de lui parler sans dissimulation, le discours de Paul Mathias serait à comprendre dans une tension double : entre l'affect et la raison d'une part, entre le politique et l'opinion d'autre part. Parlant d'une « albinonisation » des idées politiques, au sens où certains mots trop utilisés finissent par perdre toute couleur et toute signification (ainsi du « citoyen », du « vivre-ensemble » ou du « bien commun ») comme le concerto d'Albinoni a fini par devenir détestable à force d'être entendu dans les supermarchés, Paul Mathias s'inscrit dans le champ du discours qu'il adresse cette fois au Prince.

(G. : Sénèque, par L. Giordano. D. : Socrate et Alcibiade, par J. C.-N. Perrin)

 

Finalement, le Conseiller est à l'image de Sénèque et d'Alcibiade. Sénèque, philosophe stoïcien mais aussi conseiller à la cour impériale sous Caligula puis précepteur de Néron, a exercé une influence importante auprès de ce dernier avant d'être discrédité et acculé au suicide. Impuissance de la morale face au politique. Alcibiade quant à lui, pour avoir continuellement retourné sa toge et trahi tous ses engagements, incarne une certaine forme d'a-moralisme du politique. Ce n'est pas la morale que dispense le Conseiller, dont le savoir sert une action politique. Le Conseiller et son savoir doivent savoir s'adapter à une réalité mouvante. Ainsi Bacon s'assigne-t-il une tâche à la fois simple et essentielle : « amener les hommes aux particuliers eux-mêmes, à leurs séries et leurs ordres ; obtenir d'eux en retour qu'ils s'imposent pour un temps de renier leurs notions et qu'ils commencent à se familiariser avec les choses mêmes » écrit Bacon. Dans son dialogue avec le politique, le Conseiller s'impose la tâche d'occuper le terrain de l'observation et d'y amener le Prince et l'Opinion.

Si le discours sur le politique reste encore à inventer, ce n'est donc pas comme image chimérique, mais comme « histoire » ou comme « enquête » (les deux termes traduisent le grec historia) – ce que le langage de l'expertise contemporaine, pris au piège de l'image, désigne de préférence comme le « terrain ». Car si le discours du Prince joue avec l'image, si le discours de l'opinion reçoit l'image, et si le discours du Conseiller au Prince mesure le poids des images, le discours du philosophe n'a affaire qu'à la réalité du politique. Or accéder à cette réalité consiste en la mise à distance de cette imagerie qu'enfante le politique pour durer. A ce titre, le philosophe est le Conseiller de la ruse, le renard dont parle Machiavel, que la contingence essentielle du politique voue à n'être qu'un homme de passage – la réalité du politique résidant précisément dans l'impossible définition de son être. Le Conseiller est une figure, au même titre que le lion et le renard de Machiavel. Une figure soumise à l'usure, au même titre que les métaphores et toutes les images ambiguës qui sont propres à l'expression du politique dont l'être est finalement dans un devenir perpétuel – un devenir qui est paradoxalement sa seule stabilité pensable.