Le Théâtre de Gennevilliers et le Festival d'automne à Paris ont accueilli Time's Journey Through a Room, une pièce de l'auteur et metteur en scène Toshiki Okada, créée le 17 mars 2016 à Kyoto. Quand les morts viennent nous dire que nous n'avons pas changé le monde.
Une jeune femme s'avance vers le public pour dire qu'elle a rendez-vous avec cet homme qui est assis de dos, sur une chaise, au centre de la scène, chez lui, auprès d'une table. Il fait face à une autre femme qui se tient devant un rideau blanc. Sur le sol, il y a aussi quelques objets inattendus : une hélice, qui tourne par moments, un fut de tôle bleue, dont l'intérieur parfois s'illumine, un petit plateau tournant sur lequel se trouve une roche et au-dessus duquel est suspendu une ampoule électrique, qui s'allume par moments, un tabouret avec un verre d'eau dans lequel plonge un tuyau qui, y soufflant de l'air, fait discrètement des bulles, et le son d'un ruisseau.
Il y a aussi un petit ventilateur derrière le rideau. C'est une œuvre de plasticien et non un décor. Ces objets, comme dans un tableau de Dali, sont posés là tout simplement. Ce sont les objets mécaniques d'un rêve. Ce sont les sons discrets au milieu desquels nous vivons. Pas de montre molle ici, mais une certaine étrangeté surréaliste.
La jeune femme qui a rendez-vous avec cet homme disparaît, car en fait elle est en chemin, dans son bus, et c'est l'autre, celle qui est dans l'appartement, qui se met à parler. Pendant qu'elle parle, elle esquisse de menus gestes ou cambrures des poignets. Elle est souriante, elle est heureuse. Elle est morte heureuse, elle est figée dans un bonheur simple et naturel. Elle rappelle à l'homme ce qu'ils ont vécu.
D'abord le séisme de Fukushima survenu alors qu'elle lui faisait la tête, et qu'ils ne s'étaient pas adressé la parole de la journée. Elle était resté longuement sur le balcon à regarder le paysage, puis cela avait tremblé, il avait fallu s'enfuir avant qu'une réplique ne menace d'avoir raison de l'immeuble. Par la suite, ils étaient revenus et elle avait été étonnée, en retournant sur le balcon, du bouleversement général des environs. Pendant qu'elle lui raconte cela, l'homme a des mouvements discrets d'émotion. Il lève doucement les pieds et les mains et les agite comme s'il flottait dans les airs.
Quant à l'autre jeune femme, celle qui est vivante, elle prend du retard à cause d'un accident de la circulation, qui immobilise son bus. Quand elle arrive enfin, c'est pour, avec mille précautions, politesses, scrupules, excuses et craintes, qu'ils se déclarent tous deux leur désir mutuel de s'aimer.
Mais la morte est là, comme l'habitant parasite de la conscience du jeune homme, et elle continue sa narration. Elle est morte heureuse, car après Fukushima ils ont eu tous deux la certitude absolue que plus rien ne serait comme avant. Pendant quatre jours elle a vécu sur des ailes de vent. C'était le nouveau monde. Eux qui ne regardaient jamais la télévision, ils l'avaient, dès le retour du courant, laissée allumée en permanence. Mais dans la nuit du quatrième jour, elle meurt des complications d'une crise d'asthme, en pleine nuit, dans le lit à son côté, sans qu'il s'en aperçoive. Et son identité se fige en cette revenante remplie de félicité.
Au Japon, il n'est pas rare de croire aux esprits, c'est-à-dire au fantômes. Les morts s'attardent parmi nous sous différents prétextes. Ils avaient des affaires en cours. Le décès les coince dans l'inachevé. Alors ils trainent, dans la conscience de leurs proches survivants. Ils hantent le foyer. Vers le 15 août on allume de grands feux aux périphéries des villes, un peu comme à la St Jean, et on consacre cette fête à les prier de vider les lieux, sagement. Morts et vivants là parlementent et ce n'est pas aisé.
Toshiki s'est emparé de ce topos japonais. Il a fait appel à un plasticien, « artiste sonore et sculpteur », Tsuyoshi Hisakado, grâce auquel « nous avons réussi d'intéressantes interactions entre les gestes, les événements, les objets et les sons » . De fait, les comédiens présentent une très belle recherche esthétisante. Cela pourrait s'arrêter là et manquer de dynamique, manquer de pathos. Mais non. Avec une grande sobriété, ce Voyage du temps extériorise les courants de conscience. Les vivants tissent entre eux un lien de promesses tandis que les morts piétinent et répètent ce qu'ils étaient au moment de leur décès.
Or ce qui piétine, ce qui patine, c'est ce monde d'après Fukushima, qui devait être un nouveau monde, et qui déjà n'est plus.
C'est profondément émouvant de contempler la dynamique figée d'un mort, son arrêt en plein vol. Mais à vrai dire, cela n'a rien de poignant. Le tragique est du côté des vivants, et c'est pourquoi cette scène qui rencontre les arts plastiques et s'ouvre à des revenants, nous laisse, nous autres Européens – incurablement disciples de Sophocle et de Voltaire – interdits, comme devant un objet parfaitement exotique, un conte très joli qui ne fait pas pleurer. Une nature morte, une « still life », une œuvre recherchée, qui n'est pas sans charmes.
Après le Théâtre de Gennevilliers du 23 au 27 septembre 2016, le festival Actoral à Marseille les 30 septembre et 1er octobre, le spectacle poursuit sa tournée. Il sera notamment à Arras (Le tandem scène nationale) les 24 et 25 octobre prochains.
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