Un pamphlet documenté mais souvent biaisé qui entend dénoncer des idées fausses, supposées mères de tous les désastres économiques.

* Nonfiction propose également une seconde lecture de Le Négationisme économique, par Jean Bastien.

 

L'ouvrage de Pierre Cahuc et André Zylberberg, Le négationnisme économique et comment s’en débarrasser, provoque des polémiques à la hauteur de l’enjeu fondamental qu’il pose : l’économie est-elle une science comme les autres, à même de prouver des faits de manière irréfutable ?

La thèse défendue dans ce livre est que l’analyse économique, comme la physique ou la biologie, serait devenue une science expérimentale, dont le seul fait de discuter les conclusions relèverait du « négationnisme ». Les auteurs, respectivement professeur à l’Ecole Polytechnique et directeur de recherche au CNRS, indiquent ainsi qu’il serait temps, selon eux, « d’arrêter de nous faire perdre notre temps avec des débats déjà tranchés. »

Ils estiment ainsi que la propagation d’idées erronées entraîne « des millions de chômeurs, autant de morts et l’appauvrissement de centaines de millions de personnes ». Ce débat traverse d’ailleurs le champ intellectuel depuis longtemps : Walras, à la fin du XIXème siècle, incitait déjà à distinguer ce qui relève de l’économie politique, l’économie appliquée et l’économie sociale. Le vrai, le juste et l’utile sont différents, ce qui est vrai n’étant pas nécessairement juste ni utile. 

Une valorisation de l’observation économique et du recueil de données

A l’appui de leur thèse, ces deux économistes insistent sur le fait que l’accès et le traitement d’un nombre de données toujours plus grand (big data) permettrait aux économistes d’établir, plus que par le passé, des vérités scientifiques qui ne pourraient être discutées. Construites à partir de protocoles, de modélisations et d’enquêtes, ces vérités en deviendraient par là même non discutables, dans un contexte de randomisation de la recherche. D’après Cahuc et Zylberberg, si des erreurs sont toujours possibles à la marge, les liens de cause à effet ainsi établis seraient des plus solides et leur remise en cause ne résisterait pas à une telle analyse des faits.

Il est indéniable que l’analyse économique a pris un tournant empirique, mais ce virage a eu pour conséquence d’inverser le raisonnement : auparavant, c’était à l’expérimentation de vérifier les modèles ou les théories économiques, et non l’inverse. Cela a notamment permis, via l’économie comportementale, de mettre à mal l’axiome classique selon lequel l’agent économique serait rationnel et les marchés parfaitement efficaces.

Pour restituer le caractère pamphlétaire de l’ouvrage, sans en citer tous les exemples, on peut illustrer par deux propos la posture vindicative des deux économistes : d’une part, ils établissent un parallèle entre certains économistes et les créationnistes, qui affirment que les dinosaures et les hommes vivaient ensemble sur Terre il y a 4000 ans, alors que les diplodocus et autres tricératops ont disparu de la surface de notre planète il y a environ 65 millions d’années ! D’autre part, ils comparent le « négationnisme économique » dont seraient coupables certains de leurs confrères à l’attitude de l’industrie du tabac, qui a refusé pendant des années de reconnaître la nocivité de la cigarette pour la santé.

Orthodoxie et hétérodoxie : deux écueils et une impasse

Pour tenter de convaincre le lecteur, Cahuc et Zylberberg pourfendent les contrevérités qui, de fait, font pourtant florès chez certains journalistes ou politiques. Ils le font parfois de façon convaincante, quand ils montrent bien que la limitation de l’immigration ne réduit pas le chômage, nombre d’études documentant les liens entre ces deux phénomènes et infirmant cette thèse.

Mais ils le font souvent de façon peu convaincante et très idéologique, provoquant l’ire de leurs confrères. C’est notamment le cas quand ils nient les effets de la réduction du temps de travail sur la création d’emploi, alors que la plupart des études attestent du fait que, combiné à des allègements de cotisation, la réduction du temps de travail contribue bien positivement à la baisse du taux de chômage.

En réalité, le mérite paradoxal de ce livre est qu’il démontre qu’orthodoxie et hétérodoxie constituent deux simplismes également inopérants, le pluralisme en économie étant une condition nécessaire mais non suffisante du débat et de l’avancée des connaissances. En réalité, seule une diversité d’approches est à même de rendre compte de la réalité économique, en confrontant l’économie à d’autres disciplines comme l’histoire, le droit, la sociologie ou la psychologie.

En effet, qu’un économiste puisse être plutôt libéral, néo-keynésien ou marxiste, il n’en demeure pas moins que les approches sont mêlées puisque chacune contient sa part de vérité, sans que l’ensemble de ses conclusions ne soient intangibles, que l’on soit ou non un tenant du « positivisme logique ».

Le double discrédit du scientisme et du simplisme

L’ouvrage pêche pourtant sur un sujet fondamental : l’impossibilité de considérer comme crédible la prétention au statut scientifique dont il fait preuve. Comme l’indique André Orléan, président de l’Association Française d’Economie Politique (AFEP), la démonstration n’est pas convaincante et les termes employés dans le débat ressemblent davantage à des anathèmes qu’à un échange de points de vue.

Le scientisme désigne l’attitude consistant, pour les sciences sociales dont fait partie l’analyse économique, à « singer » les sciences exactes pour en reprendre les postures. Faisant comme si l’économiste était un homme de laboratoire, le scientiste réfute l’attitude d’économistes pourtant aussi éloignés que Keynes, Marx ou Hayek. Une des leçons de leurs travaux, c’est précisément que l’élucidation de la matière économique se construit sur la base d’une connaissance précise du monde réel, mais en aucune manière, qu’elle n’en est une continuation mécanique. 

Dès le XIXème siècle, le fondateur de l’école autrichienne Menger avait ainsi attaqué ceux qu’il considérait comme les tenants d’une vision « historiciste », pour qui les phénomènes économiques ne peuvent être dissociés de leur contexte historique, battant en brèche toute velléité de théorisation générale et universelle.

Quel rôle et quelle place pour l’analyse économique dans la société ?

Ainsi, en désignant à la vindicte des cibles souvent à mauvais escient (certains chefs d’entreprises tentant d’influencer les choix politiques par des rapports orientés, le collectif des « Economistes atterrés » qui s’oppose à l’hégémonie de la doxa néolibérale…), les auteurs font perdre à leur analyse une bonne part de sa crédibilité. Ils donnent l’impression de vouloir inutilement verser dans la polémique, alors qu’une des questions qu’ils posent, la relation à la rationalité en matière économique, est un enjeu central qui fait partie toujours débat.

Pourtant, cet ouvrage a le mérite de remettre sur le devant de la scène la controverse économique, à même d’éclairer les citoyens sur les choix de politiques publiques et la capacité de l’analyse économique à en fournir un cadrage consensuel. En concluant, avec Keynes, que « l’économie est une science morale et non une science naturelle, c’est-à-dire qu’elle fait appel aux jugements de valeur ».